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Début septembre, dans le cadre de l’examen de la Loi de Programmation de la Recherche, loi qui porte principalement sur l’organisation du système de la recherche et de l’enseignement supérieur (ESR), ce fut pour beaucoup une surprise de découvrir, cachée dans le rapport annexé du projet de loi, la proposition de créer une agence de communication scientifique, un « Science Media Center » (SMC) à la française.
« Créer un centre “Science et médias”, à l’instar de ceux qu’ont installés plusieurs autres pays comme l’Allemagne, l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande ou le Royaume-Uni, pour développer les relations et permettre la mise en contact rapide entre journalistes et chercheurs, favoriser l’accès des citoyens à une information scientifique fiable, et accroître l’apport d’éclairages scientifiques dans les débats publics sur les grands sujets actuels.créer un centre “Science et médias”, à l’instar de ceux qu’ont installés plusieurs autres pays comme l’Allemagne, l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande ou le Royaume-Uni, pour développer les relations et permettre la mise en contact rapide entre journalistes et chercheurs, favoriser l’accès des citoyens à une information scientifique fiable, et accroître l’apport d’éclairages scientifiques dans les débats publics sur les grands sujets actuels. »
Extrait du rapport annexé au projet de loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement supérieur.
Au même moment, les éditions La Découverte publiaient le travail d’enquête de deux journalistes du journal Le Monde (Stéphane Horel et Stéphane Foucart) et d’un sociologue embarqué (Sylvain Laurens, EHESS) sur les nouveaux mécanismes de désinformation scientifique (Les gardiens de la raison1). Ce livre comporte un très long chapitre sur le Science Media Center, illustration paradigmatique des nouvelles formes de la désinformation scientifique. Le journal Le Monde, dans le dossier consacré à ce livre, a publié un article entier sur les dangers que représentait le projet d’un SMC à la française2.
La perspective d’un tel Centre des « Sciences et Médias » a provoqué une réaction alarmée dans le monde du journalisme et de la médiation scientifique, déjà en lutte contre le démantèlement des principaux magazines scientifiques comme La Recherche ou Science et Vie3. Cette levée de boucliers semble avoir conduit pour un temps les porteurs du projet à revoir à la baisse leur ambition et, après une série d’amendements, le texte parlementaire final (voir second encart) a fait « disparaître » le terme controversé (Science Media Center) au profit d’une dénomination plus vague et y a associé les acteurs institutionnels de la Recherche et des médias.
« Créer, à l’instar d’autres pays (Allemagne, Australie, Japon, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni), une dynamique d’actions ou un réseau “Science et médias”, qui pourrait être territorialisé par un nombre limité d’initiatives organisées autour de l’université locale et de ses partenaires, pour développer les relations et permettre la mise en contact rapide entre journalistes et chercheurs, favoriser l’accès des citoyens à une information scientifique fiable et accroître l’apport d’éclairages scientifiques dans les débats publics sur les grands sujets actuels. Pour accompagner et soutenir les créations de contenus, l’Agence nationale de la recherche renforcera ses partenariats avec les acteurs publics de l’audiovisuel (Radio France, France Medias Monde, France Télévisions, Centre national du cinéma et de l’image animée, Institut national de l’audiovisuel) afin de collaborer sur des actions et appels à projets communs de diffusion dans la société de la culture et des métiers scientifiques, de vulgarisation des connaissances scientifiques et de médiatisation de la controverse scientifique ».
Projet de loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement supérieur, adopté par l’Assemblée nationale en première lecture (procédure accélérée). Texte adopté n° 478 lors de la seconde session extraordinaire de 2019-2020 du 23 septembre 2020.
On pourrait penser, a priori, que la création d’un centre Sciences et Médias est une bonne idée. Jamais plus qu’aujourd’hui il n’y eut une telle demande d’éclairage scientifique des grands problèmes de société, alors qu’en parallèle la crise du Covid révélait la difficulté pour les médias populaires à se transformer en « passeur de sciences ». Mais un centre des Sciences et des Médias pour quoi faire, pour qui, par qui ? Le texte de loi, même s’il dissimule la référence au Science Media Center britannique, ne lève aucune ambiguïté sur les intentions réelles du projet et maintient un flou artistique sur ses tenants et aboutissants : quels en seront les pilotes, les acteurs, qui financera ce nouveau dispositif, quels en seront le format et la ligne éditoriale, qui s’assurera de la fiabilité des informations scientifiques, qui contrôlera la neutralité politique ? Autant de questions laissées sans réponse et qui interrogent sur la finalité d’une telle agence de communication scientifique.
Nous chercherons dans cet article à y apporter des réponses ; en retraçant l’histoire et le contexte associés à la création d’un Science Media Center à la française, nous questionnerons les enjeux politiques et sociaux associés à la création d’une agence de communication scientifique, en particulier 1) les dangers que représente un organe de contrôle du discours scientifique, 2) les rapports entre savoirs, information et politique, 3) la libéralisation et la marchandisation de l’information scientifique et 4) la reconfiguration des pratiques et de l’éthique scientifique dans un monde marchand. Nous essaierons en filigrane de proposer, en défense de l’information scientifique, une autre vision des rapports entre sciences, société et démocratie.
De la Haute Autorité de la Culture Scientifique au Science Media Center
La Maison des Sciences et des Médias — proposée par le projet de loi LPR — s’inscrit explicitement dans la filiation directe au Science Media Center (SMC) britannique auquel le texte de loi fait référence dès le préambule. Le SMC est un vieux projet au cœur de la fabrique industrielle de l’ignorance qui, comme l’a montré Sylvain Laurens, s’est concrétisé en UK via l’alliance inédite entre anciens marxistes révolutionnaires, libertariens et intérêts industriels4. De nombreux acteurs industriels français se sont rapidement intéressés à ce nouveau dispositif considéré d’emblée comme un moyen de diffusion, dans l’espace public, d’informations/valeurs favorables à leurs intérêts sectoriels. Ce fut le cas par exemple du Fonds Français pour l’Alimentation et la Santé5 qui dès 2018 « a engagé une réflexion conjointe avec la société de presse Terre-écos pour préfigurer le premier Science Media Center (SMC) dédié à l’ensemble de la chaîne alimentaire, de la production agricole à la consommation6 ».
Le Science Media Center « à la française » tire cependant son originalité d’une initiative portée par la sociologue Virginie Tournay du Cevipof7 : la « Haute Autorité de la Culture Scientifique ». Dans ce projet, comme à chaque fois que le SMC est évoqué, le même épouvantail est agité : celui d’un populisme qui se détournerait des valeurs de la « Science » (la rationalité, le consensus, la vérité scientifique) au profit d’un complotisme multiforme de plus en plus défiant vis-à-vis des savoirs scientifiques et du progrès. Pour contrer ces « propagateurs de fake news, marchands de doute » et cette « radicalisation » anti-science, il s’agit de « revaloriser l’autorité culturelle des travaux scientifiques en donnant aux pouvoirs publics les moyens argumentatifs de s’opposer aux pratiques d’intimidation de minorités actives contestant les sciences et les innovations techniques » et « de lutter contre la défiance vis-à-vis des recherches conduites dans les domaines du nucléaire, de l’agriculture et des nano/biotechnologies8. »
La note de Virginie Tournay sur cette « Haute Autorité de la Culture Scientifique » parle en fait très peu de culture scientifique — et encore moins de sciences — mais surtout de défense de l’innovation technologique et en particulier des biotechnologies vertes — soit la production d’Organismes Génétiquement Modifiés (OGMs). Cette confusion entre sciences et développements technologiques est entretenue à dessein afin d’agréger de nombreux soutiens « en défense de la Science » dans une entreprise qui ne cherche in fine qu’à améliorer l’acceptabilité sociale des biotechnologies vertes. C’était d’ailleurs tout l’objet d’une tribune publiée à la même période dans le Huffington Post par Virginie Tournay qui reprend sommairement le programme de cette Haute Autorité9 au service d’une apologie sans réserve des « biotechnologies vertes10 ».
La même confusion entre « Science » et « Développement technologique » s’est retrouvée dans le manifeste des @no_fakescience, tribune publiée l’an dernier en ligne dans le journal libéral L’Opinion11. Cette tribune, au nom de la défense de « consensus scientifiques », visait à disqualifier tout débat sur les choix sociotechniques que sont les OGMs ou les produits phytosanitaires. Cette initiative regroupait d’authentiques amateurs de science, des sceptiques et autres zététiciens, ayant fait leurs armes contre toute forme d’ésotérisme, mais aussi des scientifiques et micro-influenceurs poursuivant, eux, un agenda politique. Personne ne fut étonné de voir les jeunes amateurs de @nofake_science, inconnus quelques mois plus tôt dans le paysage de la médiation scientifique, propulsés ambassadeurs du volet « Science » d’une consultation « médias et citoyens ». Personne ne fut étonné non plus de les voir proposer la création d’un « Science Media Center » dans le cadre de cette consultation « citoyenne ». Là encore la même confusion au service d’une même défense des biotechnologies vertes et des produits phytosanitaires.
Contrôler l’information scientifique — un Ministère de la Vérité
La création d’un « Ministère de la Vérité » semble être un épisode de plus dans l’histoire singulière de la désinformation scientifique. Il nous semble important de souligner ici qu’une telle agence de communication scientifique a de bonnes chances de devenir un instrument de contrôle de l’information scientifique au service d’agendas politiques, économiques et/ou industriels et ce de plusieurs façons :
1. Comme proposé explicitement dans les notes présentant le SMC, une telle agence aurait pour mission de cadrer les éléments de débats sur les développements technologiques les plus controversés, tels que les OGMs ou les pesticides. Elle serait susceptible de favoriser la confusion entre niveaux de preuve scientifique (toxicité d’un pesticide par exemple) et choix sociotechniques (rapport entre bénéfice alimentaire et risque sanitaire, écologique et enjeux socioéconomiques…). Elle aurait également tout loisir de façonner l’état des connaissances sur un sujet donné pour « fabriquer de la preuve » et imposer « l’autorité culturelle de la science » afin de promouvoir certains projets de développement technologique.
2. Le contrôle de l’information scientifique diffusée dans l’espace public peut également conduire à une surexposition de certaines activités de recherche, une certaine science-spectacle basée sur un régime de la promesse de plus en plus déréalisé (un traitement contre le cancer ou contre la Covid, la fusion froide ou l’avion à hydrogène…), comme ce fut le cas récemment pour la découverte de phosphine sur Vénus (ou de méthane sur Mars)12. Ces agences de communication risquent de surmédiatiser des prouesses technologiques, mais également des approches techno-solutionnistes face aux crises systémiques (sociales, environnementales, climatiques) que nos sociétés affrontent, et servant un agenda politique, comme celui de l’existence d’une planète B.
3. À l’inverse, la « ligne éditoriale » de l’agence de communication peut conduire à sous-exposer certains résultats ou découvertes scientifiques, en particulier ceux ayant trait aux nouveaux savoirs environnementaux (épidémiologie, écologie, toxicologie…). On peut se demander si une agence de communication, soutenue en partie par les grandes industries pétrolières, aurait eu un traitement neutre du réchauffement et des catastrophes climatiques et de la nécessité de diminuer radicalement notre empreinte carbone. Quelle serait l’information scientifique sur la toxicité de certains pesticides que diffuserait une agence en partie financée par les industries agrochimiques ? L’indépendance « éditoriale » d’une agence de communication est illusoire et aucune agence ne peut être garante de la diffusion objective et neutre des savoirs.
4. Enfin, un autre danger guette une telle initiative, celui de servir d’instrument de « blanchiment » de contenus alternatifs et pseudo-sciences marginalisées dans l’espace académique mais bénéficiant de forts relais médiatiques et politiques. C’est le cas de savoirs marginaux ou pseudo-savoirs sensationnels, tels que les déterminants génétiques du quotient intellectuel ou des comportements sociaux qui sont avec étroitement associés à un agenda politique qu’on avait cru enterré après la Deuxième Guerre mondiale. Quelle serait la couverture « scientifique » d’une telle agence de communication sur les questions de Sciences Humaines et Sociales en lien avec la radicalisation, le populisme ou les nouvelles formes de contestation sociale ?
À l’instar du SMC anglais, l’absence d’indépendance financière d’une telle agence de communication, son approche partisane de nombreux thèmes controversés, la faiblesse de son expertise scientifique et sa proximité avec certaines écoles de pensée rendent sa mission de « médiation scientifique » hautement illusoire. À l’inverse, on l’aura compris, cette agence de communication a plutôt les atours d’une véritable « Fabrique du consentement ». Ce « Ministère de la Vérité » aurait pour fonction de façonner la nature de l’information scientifique dans le champ médiatique et d’influencer les représentations collectives en choisissant quels experts, rapports ou résultats scientifiques seraient légitimes. A en croire ses promoteurs, cette volonté de contrôler l’autorité du discours scientifique dans la sphère publique semble couplée à la promotion de l’acceptabilité sociale de nombreux développements sociotechniques qui se trouvent aujourd’hui confrontés à une forte opposition de la part des citoyens.
Ainsi au-delà de ces nouvelles formes de lobbying, cette capture du discours scientifique serait en mesure également d’imposer une certaine vision de notre rapport au monde, et d’œuvrer pour l’acceptabilité sociale non pas d’une technologie particulière, mais plus généralement d’un modèle politique et économique, un progressisme puisant sa raison d’être dans une surenchère technologique et industrielle.
Savoirs et Démocratie
Ce que traduit surtout la création de la maison des Sciences et des Médias est la volonté affirmée d’un contrôle maximal des données de la Science. C’est d’ailleurs ce que revendique la « Haute autorité de la culture scientifique » de Virginie Tournay qui considère « la culture scientifique et technologique comme une question éminemment politique, c’est-à-dire comme une affaire d’État au sens fort du terme13 ».
Il y a en ce sens une politisation très forte des savoirs, une volonté d’utiliser des « fragments de connaissances » et d’instrumentaliser « l’autorité sociale culturelle » de la Science au service d’un projet politique explicitement nommé : la promotion des innovations technologiques et en particulier des biotechnologies vertes. Il s’agit d’empêcher toute possibilité de débat citoyen sur les usages de technologies qui restent controversées, de disqualifier et neutraliser tout discours concurrent dans la sphère publique en taxant ceux qui pourraient s’y opposer de radicaux, d’obscurantistes, de populistes… voire d’Amish. Un argument d’autorité « au nom de la Science » qui vise à imposer de façon verticale une conception singulière de ce que pourrait être l’intérêt général.
Ce procédé s’inscrit dans une vision particulière de la démocratie, que l’on retrouve dans un autre document de Virgine Tournay, une note Cevipof de janvier 2019 intitulée Le populisme contre la Science14. La lecture de ce document révèle une certaine détestation du « peuple », une défiance surprenante vis-à-vis de la démocratie représentative et une approche élitiste et centralisée de la définition de l’intérêt général, rappelant le « cercle de la raison » d’un ancien conseiller présidentiel. Ainsi, est considérée comme « populiste » la proposition qui pose que « en cas de désaccord avec les citoyens, le gouvernement devrait changer ses projets politiques en fonction de ce que la plupart [la majorité] des gens pensent ». Autrement dit, un gouvernement « éclairé, rationnel, scientifique » ne devrait pas avoir à répondre de ses actes auprès des citoyens. C’est une façon dystopique de concevoir la démocratie représentative, celle où les gouvernants seraient autonomes de la volonté de ceux qui les ont élus et où leurs actes ne seraient aucunement liés à un pacte électoral.
Dans cette conception verticale de la démocratie, l’instrumentalisation de l’autorité culturelle de la Science reflète une vision particulière du rôle des savoirs dans nos sociétés. On comprend que les connaissances sont perçues comme l’instrument politique privilégié à l’usage des seuls gouvernants et ne doivent en aucune façon favoriser l’émancipation politique des citoyens : ne peuvent débattre, participer au projet politique et décider que ceux qui savent, comprennent. Cela implique une capture des savoirs (pilotage de la science) et un détournement de leur usage au seul profit de leur autorité. De #fakenews à #fakescience, il s’agit désormais de s’assurer la légitimité non plus de la violence, mais du vrai.
Il nous semble que cette vision est à l’opposé des valeurs et de l’histoire, non seulement de la démocratie, mais également des sciences modernes. Elle correspond à une conception préscientifique (scolastique) des sciences. Science et Démocratie sont sœurs, se nourrissant du même lait, celui du débat dans le respect, de la confrontation par l’argumentation. Contrôler le discours scientifique, occulter les débats est par essence anti-scientifique, anti-démocratique. Les savoirs se construisent et se partagent via le débat argumenté, la confrontation de différentes hypothèses, faits, interprétations, raisonnements… Ils sont un commun : un espace construit collectivement, au service de tous, et dont la finalité depuis les Lumières est d’éclairer les décisions individuelles et collectives. Ce que nous propose cette Haute Autorité de la Culture Scientifique, ce Science Media Center, c’est une dénaturation du projet scientifique qui est partage et redistribution, c’est un détournement des savoirs qui sont réduits à un simple instrument politique au service d’un agenda techno-industriel.
L’urgence aujourd’hui n’est pas d’instrumentaliser les connaissances scientifiques au service d’une élite autoproclamée, mais de permettre leur réappropriation démocratique et citoyenne et de leur redonner cette fonction originelle de « commun » au service de l’intérêt général. Politiser les sciences, ce n’est pas les transformer en instrument d’autorité et de domination, mais réinscrire savoirs et scientifiques dans leur société, dans leur milieu, et poser que tout discours scientifique, quelle que soit sa revendication de neutralité et d’objectivité, est nécessairement inscrit dans un monde, une époque, et doit y retourner. Cette « politisation » vertueuse des sciences ne peut advenir que dans la mesure où l’on aura au préalable clarifié l’articulation entre enjeux politiques et pratiques scientifiques afin que celles-ci puissent s’inscrire en transparence et en conscience, dans nos sociétés.
Libéralisation, marchandisation et dénaturation des savoirs
Cependant quelque chose de plus fondamental se joue au travers du projet de Haute Autorité de la Culture Scientifique, rebaptisé Centre Sciences et Médias (CSMs) qui va au-delà d’un contrôle politique « autoritaire » et qui contribue activement à la transformation profonde du champ scientifique lui-même. Ce que l’on observe ici c’est un déplacement des projets de transformation et de dérégulation de l’ESR sur l’espace de l’information/médiation scientifique : le CSM acte la volonté d’une libéralisation du champ de l’information scientifique, afin de remplacer les acteurs traditionnels de la diffusion et de la médiation scientifique (en particulier les journalistes scientifiques) par des agences de communication qui construisent un « marché libre » des connaissances. Dans ce mouvement, les savoirs sont donc désormais considérés comme du « contenu », un objet autonome qui pourrait voyager d’un champ (scientifique) à un autre (politique) sans traduction, sans besoin d’expliciter son contexte de production, ses régimes de validité, ses limites d’usage. Une matière inerte dont tout le monde pourrait également se saisir et faire l’usage qu’il veut. Dissocier les savoirs de leur contexte — leur histoire, leurs zones de controverses, l’analyse des pratiques et méthodes du champ scientifique concerné — conduira nécessairement à les rendre confus, opaques et « inutilisables ».
Cette standardisation des savoirs en produits semble révéler une conception marchande des savoirs, en droite ligne de la Stratégie de Lisbonne et explicitée dans le slogan visant à faire de l’espace européen la première des « économies de la connaissance15 ». Dans cette économie de la connaissance, les savoirs sont réduits au statut de marchandise dont on fait commerce. C’est cette logique qui est sous-jacente à la création d’une agence de communication qui produirait et commercialiserait du « contenu » scientifique. C’est également la même logique qui prévaut actuellement dans le champ de la vulgarisation et qui voit s’opposer, aux structures traditionnelles de la Communication Sciences Techniques et Innovations (CSTI), une nouvelle génération de Youtubeurs et autres Zetéticiens. Cette « vulgarisation » qui transforme les connaissances scientifiques nouvelles en contenus prêts à être distribués et commercialisés est en opposition totale avec les concepts et valeurs de la médiation scientifique. Elle s’appuie sur un imaginaire « GAFA » basé sur le mythe de la libre entreprise et l’individuation des actions et processus de production et de diffusion des savoirs. Chacun à son échelle devient un micro-entrepreneur, le savoir devient un objet marchand et Youtube est leur lieu de circulation. C’est un imaginaire trompeur, car il n’existe pas, ici comme ailleurs, de hackers de l’information scientifique, désintéressés et vertueux. Ce nouvel espace est aussi et surtout un lieu d’influence qui naturalise une vision du « marché libre des savoirs », un lieu de domination, d’exploitation, au service de projets économiques, politiques, individuels.
Dans cet imaginaire, l’information scientifique se met au service d’enjeux économiques et industriels. On peut donc lire ce projet de Centre Sciences et Médias comme un instrument parmi d’autres de libéralisation/dérégulation de l’espace de l’information scientifique afin d’accompagner la transformation définitive des connaissances scientifiques en marchandise et instrument politique.
Cette libéralisation de l’information s’accompagne nécessairement d’un autre rapport aux savoirs. Il n’est pas étonnant que le Free Speech — tout discours se vaut — accompagne l’imaginaire GAFA16. Pour ces plateformes de (dés)information (Youtube/SMC) le savoir n’est plus qu’un objet exclusivement au service d’intérêts non-scientifiques. Ce qui compte ce n’est plus la fiabilité, la pertinence et la profondeur des savoirs, mais l’affrontement de ces intérêts (marchands/politiques) dans l’espace public. Les méthodes de validation, d’articulation, de mise en contexte des connaissances pour en faire des savoirs citoyens sont donc ignorées, disqualifiés au profit de leurs usages immédiats. Cette libéralisation de l’espace de l’information, cette marchandisation des savoirs conduit in fine à une dénaturation des savoirs et un bouleversement profond de la place des sciences dans nos sociétés.
Une évolution inquiétante de la place des sciences en société
Le projet de Centre Sciences et Médias reflète un mouvement plus large de libéralisation du champ scientifique qui se décline selon un schéma global de transformation radicale des modalités de production, transmission, diffusion des savoirs qui implique la destruction des institutions scientifiques existantes.
C’est le cas en particulier du journalisme scientifique qui subit depuis plusieurs années une dégradation continue de sa place au sein des principaux médias et des moyens qui lui sont alloués. Dans ce contexte, la création en France d’un Science Media Center homologue à celui créé au Royaume-Uni fait peser une menace grave sur la diversité de points de vue et d’intérêt nécessaires dans la diffusion de l’information et de la culture scientifique et met en danger l’existence même du journalisme scientifique comme activité et profession.
L’illusion que le travail de médiation scientifique peut s’appuyer sur une agence de presse choisissant et diffusant des éléments de discours scientifique reposant sur une sélection étroite d’experts, traduit une méconnaissance fondamentale des sciences et de la médiation. Diffuser les savoirs, faire un instantané de l’état des connaissances et le rendre intelligible dans l’espace public est un véritable métier, celui de journaliste scientifique. Il ne s’agit pas simplement de transférer des communiqués, de mettre en relation des panels d’experts, de communiquer sur des avancées scientifiques sensationnelles ou des percées spectaculaires, mais bien de transmettre la richesse du fait scientifique, l’importance de la vie scientifique, de ses institutions, de son histoire, la profondeur et la ramification des sujets. Mettre en débat les savoirs, donner à voir leur complexité est un vrai métier qui s’appuie sur une communauté de journalistes scientifiques, forte et reconnue, autour d’une formation, d’une pratique et d’une éthique semblables à celle qui se déploie dans la communauté scientifique. Penser rabattre la diffusion de savoirs sur le discours synthétisé d’un seul expert est illusoire et dangereux. Aussi objectif et compétent soit-il, aucun expert scientifique ne pourra rendre compte — à lui seul — de la complexité, de la diversité et de la multiplicité des connaissances et des compréhensions.
Le Centre Sciences et Médias, au motif d’améliorer la « culture scientifique » offerte à tous, va contribuer à déstabiliser encore davantage une institution en danger. Le travail proposé par le CSM qui se substituera au travail actuel des communautés de scientifiques et journalistes scientifiques ne sera plus de la médiation, mais de la communication et proposera en lieu et place d’un long et rigoureux travail d’enquête, des brèves, des communiqués, des « breaking news » prêt-à-diffuser. Dans la situation actuelle du journalisme, les rédactions, anémiées, préféreront s’abonner à moindre coût à un service de brèves standardisées, que d’investir dans le recrutement de personnels qualifiés et la production en interne de reportages et documentaires de qualité. Il est à parier que la généralisation d’une agence de contenus scientifiques scellera à moyen terme la disparition du journalisme scientifique, élément pourtant fondamental au bon fonctionnement de nos démocraties.
L’installation du Centre Sciences et Médias au cœur de la médiation scientifique pourrait avoir également un impact préoccupant sur les relations entre sciences et société. En amont, les modalités d’évaluation favorisant de plus en plus les productions en phase avec cette forme grand public de médiation scientifique, la pression « scientométrique » poussera les chercheurs à produire des savoirs qui répondront au format imposé par ce CSM. Ce CSM pourra non seulement déterminer le format de l’information scientifique, mais également influencer la nature même des savoirs transmis, favorisant une sorte de « science-spectacle » censée correspondre aux attentes du public (la découverte de phosphine sur Vénus, c.f. plus haut). On peut craindre que cette influence du marketing de l’information conduise au développement de modes qui pourraient de façon rétroactive influencer la programmation même de la recherche.
En aval, les contenus « scientifiques » reformatés et marketés modifieront également la perception générale de ce que sont savoirs et projets scientifiques, avec pour conséquence une représentation toujours plus biaisée de la « mécanique scientifique » et de la nature des savoirs, et une modification en profondeur des rapports que chaque individu entretient avec les savoirs et la communauté scientifique, pour le pire. La décontextualisation des résultats scientifiques favorisera la perception des connaissances nouvelles comme des vérités, des certitudes définitives et amplifiera le risque de mésusages de ces savoirs dans les politiques publiques. De la même façon, la préférence donnée aux grandes (ou fausses) découvertes provoquera une espérance renouvelée envers « les progrès de la Science » et dessinera un horizon d’attente de solutions scientifiques aux crises auxquelles nos sociétés sont confrontées, dépolitisant les enjeux sociaux et les réduisant à leur seule dimension technique.
Ainsi, la standardisation des canaux de diffusion du savoir et leur inscription dans un modèle marchand et libéral risquent de modifier significativement en amont les connaissances produites et de changer en aval les relations entre processus démocratiques et savoirs scientifiques.
Repenser la médiation scientifique et les rapports entre sciences et politique
La capture de l’information scientifique par des agences de communication, et plus globalement la dérégulation et la libéralisation des institutions de médiation scientifique, présente plusieurs dangers :
- Contrôle de l’information scientifique au service d’intérêts politiques et industriels afin d’améliorer l’acceptabilité sociale d’innovations technologiques controversées.
- Instrumentalisation de l’autorité culturelle de la Science au service d’une vision autoritaire et élitiste de la démocratie.
- Transformation des connaissances et résultats scientifiques en « contenus » marchands, conduisant à un appauvrissement et à la dénaturation de la médiation scientifique.
- Influence sur les modalités de production et de diffusion des savoirs par les scientifiques pouvant impacter le pilotage même de la recherche
- Confusion et méprise sur ce qu’est la Science (fonctionnement, institutions, résultats, connaissances…) amplifiant la méconnaissance et le mésusage des savoirs scientifiques.
Nos sociétés n’ont pas besoin aujourd’hui d’une « science officielle » qui ne fera qu’ajouter de la défiance vis-à-vis des sciences et des médias. Elles n’ont pas besoin d’un supermarché « libre et concurrentiel » de l’information scientifique qui ne peut que corrompre à terme toute la chaîne des savoirs, de leur production dans nos laboratoires à leur usage public et politique. Elles n’ont pas besoin de systèmes-experts réduisant les citoyens en consommateurs passifs et favorisant leur aliénation à ce qui est un élément fondamental de nos vies : la connaissance.
Parce que l’enjeu pour nos sociétés, particulièrement en ces temps de crise, est de pouvoir produire et mobiliser des savoirs fiables, ouverts et au service de tous, il nous faut aujourd’hui encore défendre ces savoirs scientifiques contre ces nouvelles tentations de capture, d’instrumentalisation, de dénaturation afin de les (re)mettre au cœur de nos sociétés et de nos démocraties.
Notes
- https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Les_gardiens_de_la_raison-9782348046155.html[↩]
- https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/09/22/l-information-scientifique-sous-tutelle-d-une-agence-de-communication_6053092_1650684.html[↩]
- https://www.change.org/p/sauvons-le-mensuel-la-recherche[↩]
- https://www.cairn.info/revue-zilsel-2020-2-page-55.html[↩]
- https://www.lemonde.fr/planete/article/2016/07/08/intoxication-agroalimentaire-au-ministere-de-la-sante_4966213_3244.html[↩]
- https://alimentation-sante.org/2019/10/science-media-center-dedie-a-la-chaine-alimentaire/[↩]
- le Centre de recherches politiques de Science Po Paris[↩]
- Nous soulignons. La note Cevipof fut envoyée ‘via Twitter’ à un panel très large de personnalités, incluant le PDG du CNRS, le responsable ‘Sciences et Société’ du MESR, l’AFIS, le cercle FSER, l’Académie d’Agriculture et un célèbre urologue belge transhumaniste très médiatisé pour ses prises de position provocatrices… Elle est disponible à cette adresse : https://virginietournay.files.wordpress.com/2020/04/hauteautoriteicc80-culturescientifiquenotecevipof.pdf.[↩]
- https://huffingtonpost.fr/virginie-tournay/ne-nous-reposons-pas-sur-nos-lauriers-en-france-la-culture-scientifique-est-a-reconquerir_a_23369215/[↩]
- https://sciences-critiques.fr/de-quelle-culture-scientifique-parlons-nous/[↩]
- https://www.lopinion.fr/edition/politique/science-ne-saurait-avoir-parti-pris-l-appel-250-scientifiques-aux-192812[↩]
- https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/10/03/la-science-hollywoodienne-annoncant-la-vie-sur-mars-ou-venus-est-construite-sur-des-paradigmes-depasses_6054663_1650684.html[↩]
- Note Cevipof, op. cit.[↩]
- CEVIPOF. La Note / #3 / vague 10, Janvier 2019, https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/CEVIPOF_confiance_populisme_ROUBAN%20%26%20TOURNAY.pdf[↩]
- https://journals.openedition.org/lectures/698[↩]
- https://www.cairn.info/revue-zilsel-2020-2-page-15.htm[↩]