Cet article est une traduction d’un article paru dans The Intercept le 5 mai 2020 et dans The Guardian du 13 mai 2020, réalisée par Christophe Bonneuil et revue par Hélène Tagand.
Lors de la conférence de presse quotidienne sur le coronavirus du gouverneur de New York Andrew Cuomo, le mercredi 6 mai, la sombre grimace qui sature nos écrans depuis des semaines se mua, pendant un fugace instant, en quelque chose qui ressemblait à un sourire.
« Nous sommes prêts, nous sommes prêts à tout donner, plastronna le gouverneur. Nous sommes des New-Yorkais, nous sommes combatifs, ambitieux, nous avons ça en nous… Nous prenons conscience que le changement est non seulement imminent, mais que si nous nous y prenons bien, il pourrait nous être bénéfique. »
Cette exaltation inhabituelle lui était inspirée par la visite, par vidéo interposée, de l’ancien PDG de Google, Eric Schmidt, venu se joindre au point presse du gouverneur pour annoncer qu’à la demande de ce dernier, il prendrait la tête d’un groupe d’experts créé pour « réimaginer » l’après-covid dans l’État de New York. Un après-covid caractérisé par l’intégration permanente de la technologie dans tous les aspects de la vie des citoyens.
« Dans ce cadre, a déclaré M. Schmidt, nos priorités seront la télémédecine, l’enseignement à distance et l’élargissement de la bande passante… Nous devons chercher des solutions qui peuvent être présentées maintenant, puis accélérées… mettre à profit la technologie pour changer les choses ». Au cas où l’on aurait douté du désintéressement de l’ancien président de Google, son arrière-plan vidéo affichait une paire d’ailes d’ange dorées.
La veille, M. Cuomo avait annoncé un partenariat similaire avec la fondation Bill et Melinda Gates pour développer « un système éducatif plus intelligent ». Qualifiant Bill Gates de « visionnaire », M. Cuomo présentait la pandémie comme « un moment de l’histoire où nous pouvons réellement intégrer et faire avancer les idées [de M. Gates]… Tous ces bâtiments, toutes ces salles de classe, à quoi cela sert-il, avec toute la technologie dont nous disposons désormais ? », a-t-il demandé l’air de rien.
Elle a mis un peu de temps à prendre forme, mais il semble qu’une stratégie du choc cohérente est en train d’émerger de la pandémie. Appelons-la le Screen New Deal1. Bien plus high-tech que tout ce que nous avons vu lors des catastrophes précédentes, elle se dessine à toute vitesse, alors même que les corps continuent de s’entasser, et fait des semaines d’isolement physique que nous avons vécues non pas une douloureuse nécessité destinée à sauver des vies, mais un laboratoire à ciel ouvert, avant-goût d’un avenir sans contact, permanent et hautement profitable.
Anuja Sonalker, PDG de Steer Tech, une entreprise du Maryland qui vend des technologies de stationnement autonome, a récemment résumé le nouveau discours dominant, actualisé à la suite du virus : « On assiste à un net engouement pour les technologies sans contact et sans humain », a-t-elle déclaré. « Les humains constituent des risques biologiques, les machines non. »
Voici un avenir dans lequel nos maisons ne seront plus exclusivement nos domiciles personnels, mais aussi, par le truchement d’une connexion numérique à haut débit, nos écoles, nos cabinets médicaux, nos salles de gym et, si l’État en décide ainsi, nos prisons. Bien sûr, pour beaucoup d’entre nous, ces mêmes maisons étaient déjà en train de devenir nos lieux de travail (pratiquement 24 h/24) et de divertissement avant la pandémie, et la surveillance des détenus « en milieu ouvert » était déjà en plein essor. Mais dans ce futur qui se construit à la hâte, toutes ces tendances pourraient connaître une accélération fulgurante.
Voici un avenir où, pour les privilégiés, presque tout est livré à domicile, soit virtuellement par le biais du streaming et du cloud, soit dans la « vraie vie » par un véhicule sans conducteur ou un drone, puis « partagé », par écran interposé, sur un réseau social. Un avenir qui emploie beaucoup moins d’enseignants, de médecins et de chauffeurs. Un avenir qui n’accepte ni les espèces ni les cartes de crédit (au prétexte de la lutte contre les virus), où les transports en commun sont réduits à la portion congrue et où le spectacle vivant vivote. Un avenir qui prétend fonctionner grâce à l’« intelligence artificielle », mais qui ne tient debout que par l’action de dizaines de millions de travailleurs anonymes soustraits aux regards dans des entrepôts, des centres de données, des open-spaces de modération de contenu, des ateliers de misère de l’électronique, des mines de lithium, des fermes industrielles, des usines de transformation de viande et des prisons… à la merci des maladies et de l’hyperexploitation. Un avenir dans lequel chacun de nos gestes, chacun de nos mots, chacune de nos relations est localisable, traçable et exploitable sous l’effet d’une alliance sans précédent entre gouvernements et mégaentreprises de la haute technologie.
Si tout cela vous semble familier, c’est parce qu’avant la Covid, cet avenir-là, mû par des applications et des giga-octets, nous était vendu au nom du confort et de la personnalisation. Mais nous étions nombreux à nous inquiéter : de la sécurité, de la qualité et de l’inégalité de la télémédecine et des salles de classe en ligne, des voitures sans conducteur qui fauchent les piétons et des drones qui détruisent des paquets (et des gens), de la géolocalisation et du commerce sans espèces qui détruisent notre vie privée et renforcent la discrimination raciale et sexuelle, des plateformes de réseaux sociaux sans scrupules qui empoisonnent nos systèmes d’information et la santé mentale de nos enfants, des « villes intelligentes » truffées de capteurs qui se substituent au pouvoir politique local, des vrais métiers que ces technologies ont supprimés et des boulots pourris qu’elles ont produits en masse.
Et surtout, nous nous inquiétions de la richesse et du pouvoir accumulés au détriment de la démocratie par une poignée d’entreprises de la haute technologie passées maîtres dans l’art de se dégager de toute responsabilité pour les dégâts qu’elles laissent dans les domaines qu’elles ont conquis, qu’il s’agisse des médias, de la grande distribution ou des transports.
C’était il y a bien longtemps, en février 2020. Aujourd’hui, beaucoup de ces inquiétudes bel et bien fondées sont balayées par une vague de panique, et cette dystopie réchauffée est reconditionnée à la hâte : sur fond de catastrophe sanitaire, elle nous est désormais vendue sous la promesse douteuse que ces technologies sont les outils indispensables pour protéger nos vies d’une pandémie, l’unique moyen d’assurer notre sécurité et celle de nos proches.
Grâce à Cuomo et à ses différents partenariats avec
des milliardaires (il y en a encore un avec Michael Bloomberg, qui porte sur des
technologies de dépistage et de traçage), l’État de New York entend se
positionner comme la vitrine de ce funeste avenir, mais les ambitions dépassent
largement les frontières d’un État ou d’un pays.
Et au centre de tout cela, il y a Eric Schmidt.
Bien avant que les Étasuniens ne comprennent la menace de la Covid-19, M. Schmidt menait une campagne agressive de lobbying et de relations publiques en faveur de sa vision de la société, digne de Black Mirror. Cuomo vient de lui donner le pouvoir de la construire. Au cœur de cette vision se trouve l’alliance du gouvernement et d’une poignée de géants de la Silicon Valley — les écoles publiques, les hôpitaux, les cabinets médicaux, la police et l’armée externalisant à prix d’or nombre de leurs fonctions essentielles au bénéfice de sociétés de haute technologie privées.
Pour faire progresser sa vision de l’avenir, Eric Schmidt a largement profité de ses fonctions de président du Defense Innovation Board, qui conseille le ministère étasunien de la Défense sur une utilisation accrue de l’intelligence artificielle dans l’armée, et de président de la puissante National Security Commission on Artificial Intelligence (NSCAI), qui conseille le Congrès sur « les progrès de l’intelligence artificielle, de l’apprentissage machine y afférent et des technologies associées », dans le but de répondre « aux besoins de sécurité nationale et économique des États-Unis ». Ces deux instances sont pleines de puissants PDG de la Silicon Valley, de cadres supérieurs d’entreprises telles qu’Oracle, Amazon, Microsoft, Facebook et bien sûr, d’anciens collègues de M. Schmidt chez Google.
En tant que président, M. Schmidt — qui détient toujours plus de 5,3 milliards de dollars en actions d’Alphabet (la société mère de Google) ainsi que d’importants investissements dans d’autres entreprises de haute technologie — a en somme mené une opération de racket sur Washington au profit de la Silicon Valley. L’objectif principal des deux commissions est d’appeler à une augmentation exponentielle des dépenses publiques pour la recherche sur l’intelligence artificielle et les infrastructures de soutien aux technologies telles que la 5G… des investissements qui bénéficieraient directement aux entreprises dans lesquelles M. Schmidt et d’autres membres de ces commissions détiennent des participations importantes.
D’abord lors de présentations à huis clos devant les législateurs, puis dans des articles et des interviews destinés au grand public dans les médias, l’argument principal d’Eric Schmidt était que la position dominante des États-Unis dans l’économie mondiale était sur le point de s’effondrer puisque le gouvernement chinois était prêt à dépenser des fonds publics sans compter pour construire l’infrastructure adéquate à une surveillance hautement technologique, tout en permettant à des entreprises chinoises telles qu’Alibaba, Baidu et Huawei d’empocher les bénéfices des applications commerciales.
L’Electronic Privacy Information Center (Epic) a récemment eu accès, grâce à une demande présentée au titre de la loi sur la liberté d’accès l’information, à l’exposé d’Eric Schmidt devant la NSCAI en mai 2019. Ses diapositives présentent une série d’affirmations alarmistes sur la manière dont la réglementation relativement souple de la Chine et son insatiable désir de surveillance lui permettent de devancer les États-Unis dans un certain nombre de domaines, notamment l’intelligence artificielle pour le diagnostic médical, les véhicules autonomes, l’infrastructure numérique, les « villes intelligentes », le covoiturage et le commerce sans numéraire.
Les raisons invoquées pour expliquer l’avantage concurrentiel de la Chine sont multiples, elles vont de la masse des consommateurs qui font des achats en ligne, à « l’absence de systèmes bancaires traditionnels en Chine » qui lui aurait permis d’abandonner rapidement l’argent liquide et les cartes de crédit et de libérer « un énorme marché du commerce et des services électroniques » utilisant des paiements numériques, en passant par la pénurie de médecins, qui aurait conduit le gouvernement à travailler en étroite collaboration avec des entreprises de haute technologie telles que Tencent pour utiliser l’intelligence artificielle dans le cadre d’une médecine « prédictive ». Les diapositives d’Eric Schmidt indiquent qu’en Chine, les entreprises de haute technologie « ont le pouvoir de lever rapidement les obstacles réglementaires, tandis que les initiatives américaines s’enlisent entre la conformité à la loi sur l’assurance maladie (Health Insurance Portability and Accountability Act, HIPAA) et l’approbation de l’agence étasunienne de l’alimentation et du médicament (Food and Drug Administration, FDA) ».
Eric Schmidt souligne cependant que parmi tous les avantages concurrentiels de la Chine, le principal est la conclusion de partenariats public-privé dans le domaine de la surveillance de masse et de la collecte de données. La présentation vante « le soutien et l’implication explicites du gouvernement chinois, par exemple dans le déploiement de la reconnaissance faciale ». Il fait valoir que « la surveillance est l’un des premiers et des meilleurs débouchés » de l’intelligence artificielle et que « la surveillance de masse est le contexte parfait pour stimuler la recherche sur l’apprentissage profond ».
Ces arguments ne sont pas anodins, ils sont représentatifs de la vision que la société mère de Google, Alphabet, a tenté de promouvoir auprès de la ville de Toronto via sa Sidewalk Labs, lorsqu’elle a proposé de faire du front de lac de Toronto son prototype de « ville intelligente ». Ce projet vient d’être arrêté après deux ans de controverses sur les énormes quantités de données personnelles qu’Alphabet allait collecter, sur la faible protection de la vie privée et sur le discutable intérêt de ce projet pour la ville et ses habitants.
En novembre dernier, soit cinq mois après la présentation d’Eric Schmidt, la NSCAI a publié un rapport d’étape à l’intention du Congrès, dans lequel elle insiste lourdement sur la nécessité pour les États-Unis de rattraper la Chine sur ces technologies douteuses. « Nous sommes dans une compétition stratégique », proclame-t-elle dans ce rapport, obtenu par Epic à la suite d’une requête au titre de la loi sur l’accès à l’information. « L’intelligence artificielle est l’enjeu central. L’avenir de notre sécurité nationale et de notre économie en dépend ».
Fin février, M. Schmidt a lancé sa campagne auprès du grand public, conscient sans doute que les investissements publics que sa commission appelait de ses vœux ne passeraient pas sans un appui massif de la population. Dans un article du New York Times intitulé « I used to run Google. Silicon Valley Could Lose to China » (« je dirigeais Google et j’affirme que la Silicon Valley pourrait perdre face à la Chine »), M. Schmidt appelait à « des partenariats sans précédent entre le gouvernement et le secteur de la haute technologie », justifiés par le péril jaune. Il écrivait même :
« L’intelligence artificielle ouvre de nouvelles perspectives dans tous les domaines, des biotechnologies à la banque, en passant par l’armée, où elle devient une priorité. Si la tendance actuelle se poursuit, l’investissement total de la Chine dans la recherche et le développement [R & D] dépassera celui des États-Unis d’ici dix ans, soit au moment où son économie devrait devenir plus importante que la nôtre. Si nous n’inversons pas cette tendance, en 2030 nous serons en concurrence avec un pays dont l’économie sera plus importante, où les investissements dans la R & D seront supérieurs, où la recherche sera meilleure, où les nouvelles technologies seront mieux déployées et dont l’infrastructure informatique sera plus forte… En fin de compte, les Chinois entendent devenir les principaux innovateurs du monde, et les États-Unis ne se donnent pas les moyens de les battre ».
Pour M. Schmidt la seule solution se trouve dans les flots d’argent public. Louant la Maison-Blanche de demander le doublement du financement de la recherche en intelligence artificielle, il ajoutait : « Nous devrions doubler le financement dans ces domaines à mesure que nous renforçons les capacités institutionnelles des laboratoires et des centres de recherche… Et le Congrès devrait approuver la demande du président pour atteindre le plus haut niveau de financement de la R & D militaire depuis plus de 70 ans. Le ministère de la Défense pourrait alors passer à la pointe de la recherche en intelligence artificielle, en physique quantique, en hypersonique et dans d’autres domaines technologiques stratégiques ».
Nous étions alors fin février, deux semaines avant que l’épidémie de coronavirus ne soit déclarée pandémie, et il n’était pas venu à l’esprit de M. Schmidt de prétendre que l’objet de cette vaste croisade technologique était de protéger la santé des Étasuniens. Il ne s’agissait alors que d’éviter de se faire dépasser par la Chine. Mais son discours allait bientôt changer. Depuis mars, Eric Schmidt a adopté une autre stratégie marketing : ses exigences (dépenses massives dans la recherche et les infrastructures de haute technologie, partenariats public-privé pour l’intelligence artificielle, assouplissement des obligations en matière de sécurité et de protection de la vie privée…) et bien d’autres encore, sont désormais parées de la vertu d’être notre seul espoir face à un virus qui pourrait nous accompagner tout au long des prochaines années.
Ainsi les entreprises de haute technologie avec lesquelles M. Schmidt entretient des liens étroits, et qui peuplent les influents conseils consultatifs qu’il préside, se sont toutes repositionnées comme des protecteurs bienveillants de la santé publique et des ardents défenseurs des « héros du quotidien », les travailleurs de première et deuxième ligne (dont beaucoup, comme les chauffeurs-livreurs, perdraient pourtant leur emploi si ces entreprises obtenaient gain de cause). Moins de deux semaines après le début du confinement de l’État de New York, M. Schmidt a écrit un article pour le Wall Street Journal qui donnait le nouveau « la » et trahissait l’intention de la Silicon Valley de tirer parti de la crise en vue d’une transformation permanente.
« Comme d’autres Américains, les spécialistes des high-tech s’efforcent de faire leur part pour soutenir la réponse de première ligne à la pandémie… Mais chaque Américain devrait se demander où nous voulons être, en tant que nation, à l’issue de la pandémie de Covid-19. Comment les technologies émergentes déployées dans le cadre de la crise actuelle pourraient-elles nous propulser vers un avenir meilleur ? Des entreprises comme Amazon savent rendre efficaces l’approvisionnement et la distribution. Elles devront à l’avenir fournir des services et des conseils aux responsables gouvernementaux qui ne disposent pas des systèmes informatiques et des compétences nécessaires. Nous devrions développer l’enseignement à distance, qui est expérimenté aujourd’hui comme jamais auparavant. En ligne, il n’y a pas d’exigence de proximité, ce qui permet aux étudiants de recevoir l’enseignement des meilleurs professeurs, quel que soit le secteur géographique où ils résident… L’impératif d’une expérimentation rapide et à grande échelle accélérera également la révolution biotechnologique… Enfin, le pays a besoin depuis longtemps d’une véritable infrastructure numérique… Si nous voulons construire une économie et un système éducatif d’avenir basés sur le “tout à distance”, nous avons besoin d’une population pleinement connectée et d’une infrastructure ultrarapide. Le gouvernement doit investir massivement, peut-être dans le cadre d’un plan de relance, pour convertir l’infrastructure numérique du pays en plateformes basées sur le cloud et relier celles-ci à un réseau 5G. »
M. Schmidt n’a cessé de prêcher cette bonne parole. Deux semaines après la parution de cet article, il a décrit le programme d’enseignement à domicile que les professionnels et les familles de tout le pays avaient été obligés de bricoler pendant cette situation d’urgence sanitaire comme « une expérimentation massive de l’enseignement à distance ». Le but de cette expérience, a-t-il dit, était « d’essayer de découvrir comment les enfants apprennent à distance. Et avec ces données, nous devrions être en mesure de construire de meilleurs outils d’enseignement à distance qui, associés aux enseignants […] aideront les enfants à mieux apprendre ». Au cours de ce même appel vidéo, organisé par l’Economic Club of New York, un groupe de réflexion, M. Schmidt a également appelé à plus de télémédecine, plus de 5G, plus de commerce numérique, et toutes ses revendications antérieures. Tout cela au nom de la lutte contre le virus.
Son commentaire le plus éloquent, reste le suivant : « Les bienfaits de ces entreprises — que nous aimons tant dénigrer — s’avèrent majeurs, qu’il s’agisse de leur capacité à communiquer, de leur capacité à gérer la santé ou d’obtenir des informations. Pensez à ce que serait votre vie en Amérique sans Amazon ». Bref, les gens devraient « être un peu reconnaissants que ces entreprises aient obtenu le capital, aient investi, aient construit les outils que nous utilisons maintenant, et nous aient vraiment aidés ».
Les paroles de M. Schmidt nous rappellent que jusqu’à très récemment, la défiance de l’opinion publique contre ces entreprises commençait à se faire entendre. Les candidats à la présidence discutaient ouvertement de démanteler les géants du numérique. Amazon a été forcé d’abandonner son projet de siège social à New York en raison d’une farouche opposition locale. Le projet Sidewalk Labs de Google était en crise perpétuelle, et les employés de Google refusaient de cautionner une technologie de surveillance aux applications militaires.
En bref, la démocratie – vous savez, cette fâcheuse habitude de la population de se mêler de la conception d’institutions et d’espaces publics essentiels – s’avérait être le plus grand obstacle à la vision qu’Eric Schmidt entendait imposer, d’abord de son perchoir au sommet de Google et d’Alphabet, puis en tant que président de deux puissantes instances qui prodiguent leurs conseils au Congrès étasunien et au ministère de la Défense. Comme le montrent les documents de la NSCAI, cet encombrant exercice du pouvoir par des personnes issues de la population et par des travailleurs à l’intérieur de ces mégafirmes a, du point de vue d’hommes comme Eric Schmidt et le PDG d’Amazon Jeff Bezos, affreusement ralenti la course à l’armement de l’intelligence artificielle, empêché la circulation de flottes de voitures et de camions sans conducteur potentiellement mortels, protégé les dossiers médicaux des patients d’une utilisation par les employeurs contre les travailleurs, empêché les espaces urbains d’être couverts par des logiciels de reconnaissance faciale, et bien plus encore.
Aujourd’hui, au milieu du carnage laissé par la pandémie en cours et de la peur et de l’incertitude qu’elle instille pour l’avenir, ces entreprises entendent bien profiter de l’aubaine pour balayer toute cette participation démocratique. Elles aspirent au même type de pouvoir que leurs concurrentes chinoises, qui connaissent le luxe d’une activité affranchie des entraves que sont le droit du travail ou les droits civils.
Cette stratégie du choc opère à grande vitesse. Le gouvernement australien a passé un contrat avec Amazon pour stocker les données de son application controversée de pistage des personnes infectées par le coronavirus. Le gouvernement canadien a passé un contrat avec Amazon pour la livraison de matériel médical, contournant ainsi, on se demande pourquoi, le service postal public. Et en quelques jours seulement, début mai, Alphabet a lancé une nouvelle initiative de Sidewalk Labs pour refaire des infrastructures urbaines, avec 400 millions de dollars de capital de départ. Josh Marcuse, le directeur exécutif du Defense Innovation Board présidé par M. Schmidt, a annoncé qu’il quittait ce poste pour travailler à plein temps chez Google en tant que responsable de la stratégie et de l’innovation pour le secteur public mondial, ce qui signifie qu’il aidera Google à tirer profit de certaines des nombreuses perspectives créées par M. Schmidt et lui-même grâce à leur intense lobbying.
Soyons clairs, la technologie sera certainement un outil incontournable de notre politique de santé publique dans les mois et les années à venir. La question est : cette technologie sera-t-elle soumise aux processus de décision démocratiques et au contrôle citoyen, ou sera-t-elle déployée dans la frénésie de l’état d’exception, façonnant nos vies pour les décennies à venir sans que les questions fondamentales n’aient été posées ? Ou encore : si nous constatons en effet que la connectivité numérique est essentielle en temps de crise, doit-on laisser ces réseaux, et nos données, entre les mains d’acteurs privés comme Google, Amazon et Apple ? Si les fonds publics en financent une si grande partie, le public ne doit-il pas également les posséder et les contrôler ? Si l’internet est devenu central dans nos vies, comme c’est à l’évidence le cas, ne devrait-il pas constituer un service public ?
Et s’il ne fait aucun doute que la possibilité de se parler à distance en ligne ait été une bouée de sauvetage en cette période de confinement, il y a de sérieux débats à mener pour savoir si nos protections les plus durables ne sont pas celles qui reposent sur le contact humain. Prenons l’éducation. Eric Schmidt a raison de dire que les salles de classe surpeuplées présentent un risque pour la santé, du moins tant que nous n’avons pas de vaccin. Alors, pourquoi ne pas embaucher deux fois plus d’enseignants et réduire les effectifs des classes de moitié ? Et si l’on veillait à ce que chaque école dispose d’une infirmière ?
Voilà qui permettrait de créer des emplois indispensables dans un contexte de chômage dû à la dépression, et de donner plus de latitude à toutes les personnes qui travaillent dans l’enseignement. Si les bâtiments sont saturés, pourquoi ne pas diviser la journée pour travailler par roulement ? Pourquoi ne pas organiser davantage d’activités éducatives en plein air, en s’appuyant sur les nombreuses recherches qui montrent que le temps passé dans la nature améliore la capacité d’apprentissage des enfants ?
De tels changements sont difficiles à mettre en œuvre, assurément. Mais ils sont loin d’être aussi risqués que de renoncer à la technique éprouvée de l’enseignement par des humains formés à d’autres humains plus jeunes en face à face, dans des groupes où ces derniers démarrent dans la vie en apprenant à vivre ensemble.
En apprenant le nouveau partenariat de l’État de New York avec la Fondation Gates, Andy Pallotta, président d’un syndicat d’enseignants de l’État de New York, n’a pas tardé à réagir : « Si nous voulons “réimaginer” l’éducation d’après-covid, commençons par répondre au besoin de travailleurs sociaux, de conseillers en santé mentale, d’infirmières scolaires, de cours d’arts enrichissants, de cours avancés et de classes plus petites dans les secteurs scolaires de tout l’État », a-t-il déclaré. Une fédération d’associations de parents a également souligné que s’ils avaient effectivement vécu une « expérience d’enseignement à distance » (selon les termes employés par M. Schmidt), les résultats étaient très inquiétants : « Depuis que les écoles ont fermé à la mi-mars, notre conscience des profondes lacunes de l’enseignement par écran interposé n’a fait que croître ». Outre les préjugés de classe et de race évidents à l’encontre des enfants qui n’ont pas accès à l’internet et à un ordinateur à leur domicile (problèmes que les entreprises de haute technologie sont impatientes de résoudre en répondant à des commandes publiques massives), on peut se demander si l’enseignement à distance est vraiment adapté aux enfants handicapés, comme la loi l’exige. Et il n’existe aucune solution technologique au problème de l’apprentissage dans un environnement familial surpeuplé ou violent.
La question n’est pas de savoir si les écoles doivent changer face à un virus très contagieux pour lequel nous n’avons ni remède ni vaccin. Comme toutes les institutions où des humains se rassemblent, elles vont changer. Le problème, comme toujours dans ces moments de choc collectif, est l’absence de débat public sur la nature de ces changements et à qui ils devraient profiter : aux entreprises de haute technologie privées ou aux élèves ?
Mêmes questions à propos de la santé. Éviter les cabinets médicaux et les hôpitaux pendant une pandémie relève du bon sens. Mais la télémédecine passe à côté d’énormément de choses. Nous devons donc mener un débat fondé sur des données probantes quant aux avantages et aux inconvénients de dépenser de maigres ressources publiques pour la mise en place de la télémédecine, plutôt que dans des infirmières bien formées et plus nombreuses, disposant de tous les équipements de protection nécessaires, à même de faire des visites à domicile pour diagnostiquer et traiter les patients chez eux. Et, ce qui est peut-être le plus urgent, nous devons trouver un juste équilibre entre les applications de localisation des personnes infectées par le virus, qui pourraient avoir un rôle à jouer une fois pourvues des dispositifs adéquats de protection de la vie privée et les appels en faveur d’un « corps de santé de proximité » employant des millions de personnes, non seulement pour rechercher les personnes rencontrées par un malade, mais aussi pour s’assurer que chacun dispose des ressources matérielles et du soutien dont il a besoin pour se mettre en quarantaine en toute sécurité.
Dans tous les cas, nous sommes confrontés à des choix réels et difficiles entre investir dans l’être humain et investir dans la technologie. Car la vérité est que, dans l’état actuel des choses, il est très peu probable que nous fassions les deux. Le refus de transférer les ressources nécessaires aux États et aux villes lors des renflouements fédéraux successifs signifie que la crise sanitaire liée au coronavirus est en train de se transformer en une crise de l’austérité fabriquée de toutes pièces. Des hôpitaux, des écoles, des universités publics et des transports en commun voient leur avenir menacé. Si les entreprises de la haute technologie remportent leur campagne de lobbying féroce en faveur de l’enseignement à distance, de la télémédecine, de la 5G et des véhicules sans conducteur — leur Screen New Deal — il ne restera tout simplement plus d’argent pour les priorités publiques, sans parler du Green New Deal dont notre planète a besoin de toute urgence. Au contraire : le prix à payer pour tous les gadgets rutilants de la Silicon Valley sera le licenciement massif d’enseignants et la fermeture de multiples hôpitaux.
La technologie nous fournit des outils puissants, mais ils ne sont pas la solution à tous les maux. C’est précisément la raison pour laquelle nous ne pouvons confier la prise de décisions essentielles sur la manière de « réimaginer » nos États et nos villes à des hommes comme Bill Gates et Eric Schmidt, qui ont passé leur vie à tenter de démontrer qu’il n’y a aucun problème que la technologie ne puisse résoudre. Pour eux, et pour beaucoup d’autres dans la Silicon Valley, la pandémie est une occasion en or de recevoir non seulement la gratitude, mais la déférence et le pouvoir dont ils pensent avoir été injustement privés. Et Andrew Cuomo, en plaçant l’ancien président de Google à la tête de l’organisme qui façonnera la réouverture de l’État, semble avoir lâché la bride à ce dernier.
Crédit Illustration principale : Loïc BGG.
Notes
- Jeu de mots formé à partir de « Green New Deal », c’est-à-dire le programme d’inspiration écologiste et socialiste (au sens originel) porté par Bernie Sanders et soutenu par Naomi Klein et « Screen » qui signifie « écran ».[↩]