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A propos de Jean-Claude Daumas, La révolution matérielle. Une histoire de la consommation, France, XIXe-XXIe siècles, Paris, Flammarion 2018.
S’il faut souvent se méfier des quatrièmes de couverture1, faux-amis biaisant le propos de l’ouvrage ou promettant davantage que l’auteur ne tient, tel n’est pas le cas pour ce livre. La correspondance est parfaite entre l’impression laissée par la lecture de ses 590 pages et ce condensé : « Cette histoire de la consommation se lit aussi comme celle de la conquête progressive du bien-être, avec ses victoires –le triomphe de la consommation de masse pendant les Trente Glorieuses- et ses défaites –la hausse du niveau de vie n’a jamais aboli les inégalités sociales-, sans oublier ses nouveaux mandarins, qui prônent la rupture et la décroissance au nom de la protection de la planète… ». Évidemment, l’auteur est plus nuancé, mais globalement telle est bien sa vision des choses : l’avènement de la consommation de masse est l’aboutissement d’un processus de conquête du bien-être et ceux qui la mettent en cause sont des mandarins, membres d’une caste élitiste ignorant la réalité du monde.
Jean-Claude Daumas, professeur émérite d’histoire contemporaine, est un historien de l’économie dont on ne peut contester ni le sérieux ni l’expérience, faite d’une multitude de travaux sur l’histoire de l’entreprise et du petit capitalisme familial, soucieux de penser les voies française de l’industrialisation sans oublier de réfléchir aux rapports sociaux. Mais il appartient aussi à une génération d’historiens et d’universitaires pour qui industrie, croissance et bien-être matériel demeurent un horizon de félicité indépassable, la pensée écologique ne jouant qu’un rôle de rabat-joie voire d’oppression des classes populaires. Peut-on encore écrire, en 2018, une histoire anti-critique de la consommation, sa massification relevant de la bénédiction sans nuance, évoquant les Trente Glorieuses comme un paradis perdu et ne lisant les réticences et résistances au modèle consumériste que sous l’angle du « blocage » ou de la divagation élitiste ? C’est ce à quoi s’emploie Daumas dans son livre et si l’on se fie aux généreuses recensions dont il a bénéficié dans la grande presse (France Inter et France Culture, L’Express, Le Monde2, Libération…) force est de constater qu’il s’inscrit dans une idéologie croissantiste encore très partagée, celle qui se félicite de l’accroissement –ou déplore la diminution- du nombre d’immatriculations en France, celle qui ne voit pas malice dans le renouvellement à marche forcée des modèles de smartphone.
Ce qui impressionne les médias dans le travail de Jean-Claude Daumas, c’est son caractère synthétique et sa valeur de « somme » sur l’histoire de la consommation en France de 1840 à nos jours. Soyons juste, l’éloge est justifiée, car l’historien a indéniablement réussi à mener à bien dans ce livre une synthèse des travaux historiques portant sur la consommation des Français durant cette période cruciale des XIX et XXe siècles, en montrant que « La consommation n’est pas une réalité uniforme et homogène » (p. 14). Il s’agit là d’un travail considérable, irréprochable sur le plan de la méthode, ne laissant aucun doute quant aux compétences de l’auteur sur le domaine étudié et procurant au lecteur curieux de l’histoire du quotidien une foule de données très intéressantes. Il faut donc saluer ce brassage d’une masse considérable de données, dans un souci permanent de diversification des sources (des thèses récentes ou anciennes non publiées, des ouvrages spécialisées, les enquêtes leplaysiennes3, la presse et la publicité d’époque, des mémoires de personnages illustres ou inconnus, des romans, des sources de première main, des bases statistiques très fournies, etc.). Un ouvrage très didactique et foisonnant auquel il faut aussi reconnaître de ne pas être obnubilé par la vie parisienne, grâce à une multiplicité de références d’histoire régionale fort bien exploitées.
L’auteur justifie très rapidement son choix de débuter son histoire en 1840 où il identifie une rupture par rapport aux époques précédentes. Il est certain que c’est au mitan du « siècle des choses4 » que la société française commence à entrer dans un processus d’expansion quantitative des marchés et de profondes mutations des modes d’acquisition des biens. Mais la révolution matérielle qui donne son titre à l’ouvrage ne survient pas brutalement en 1840, elle s’étale sur des décennies sans qu’il soit possible de caractériser un moment de basculement, au point où l’on pourrait même contester l’idée de révolution. S’enchaîne plutôt une succession d’évolutions, par exemple celle de l’apparition des grands magasins puis de leurs succursales, celle de l’électrification, celle des déplacements mécanisés, celle de l’hygiénisme poussant à l’assainissement des logements, etc., jusqu’à la révolution numérique dans laquelle nous sommes encore. Ce que montre parfaitement Jean-Claude Daumas, c’est qu’à partir de 1840-1850, les habitudes quotidiennes des Français évoluent, qu’il s’agisse de l’alimentation, du vêtement, du logement et du transport, dans un laps de temps plus rapide et à un rythme plus soutenu qu’ils ne l’ont jamais fait. Même si Daniel Roche, parmi d’autres, a montré quelques mouvements notables depuis le 17e siècle, qui voit selon lui la « naissance de la consommation »5, le XIXe siècle constitue à cet égard un palier plus haut et plus vite franchi. Et c’est par une étude très fine des pratiques alimentaires, vestimentaires et locatives que Daumas nous fait toucher du doigt le phénomène. Quant au choix de se concentrer sur la France, à rebours de la tendance actuelle à l’histoire globale ou connectée, l’auteur ne s’en explique pas. Il est vrai que le sujet est suffisamment vaste pour ne pas en ajouter. Mais fallait-il pour autant proposer une histoire de la consommation en France qui n’évoque qu’allusivement l’Empire colonial et à peine la mondialisation des années 1990-2000, une histoire qui ne s’interroge pas ou très peu sur les flux commerciaux transnationaux, notamment sur les effets, positifs ou négatifs, de la construction européenne après 1945 ? Sans motiver ce parti-pris franco-centré, Jean-Claude Daumas s’en tient à une histoire au ras du sol qui a son intérêt, mais qui laisse dans l’ombre de nombreux aspects pourtant déterminants de cette période. Mettons ces points aveugles sur le compte du trop-plein de données qu’il lui a fallu traiter, une telle synthèse ayant inévitablement les qualités et les défauts de l’exercice.
Le problème de fond, à mon sens, est ailleurs. S’il a réussi la synthèse, l’auteur a échoué à respecter le second postulat énoncé dès l’introduction : « L’histoire de la consommation n’est pas celle d’un mouvement continu et linéaire d’accroissement de la consommation » (p. 15). En effet, l’ensemble de l’ouvrage, suivant un plan chronologique et thématique très classique, induit une vision rectiligne assez simplificatrice, un sens de l’histoire menant la bourgeoisie, puis les ouvriers, puis les paysans vers le modèle de consommation de masse et de confort urbain correspondant à l’apogée du bien-être. La rhétorique dominante de l’ouvrage, transparaissant dans les titres et sous-titres, est révélatrice, imprégnée par l’idée d’un progrès continu vers l’abondance : embellie, amélioration, démocratisation du meuble, du vêtement, de l’automobile, indispensable élargissement du marché et de la demande, avènement du marché, bonheur par la consommation, etc. Prenons deux sous-titres, par exemple sur la période 1918-1939 : « Un marché trop étroit » (p. 238). Mais trop étroit pour qui, sinon pour les industriels et les commerçants ? Sur les dites « Trente Glorieuses » : « La conversion à la consommation de masse » (p. 327). Aurait-on affaire à une religion à laquelle se convertit le consommateur ? Pour Daumas, il y a un sens de l’histoire, c’est celui d’une consommation industrialisée toujours plus étendue géographiquement et socialement, motivée par l’imitation du modèle des classes supérieures. Car les plus riches sont ceux qui ouvrent la voie, qu’il s’agisse de l’alimentation, du vêtement, de l’habitat, de l’usage de l’électricité puis de l’automobile. Ils sont en somme les pionniers d’une marche en avant inéluctable, naturalisée par l’historien comme un mouvement d’évolution vers une frontière toujours repoussée Les moins aisés sont « aimantés », mus par un instinct d’imitation, de « rattrapage » (le mot revient souvent) et de mimétisme avec le modèle de la classe supérieure6 : les bourgeois imitent l’aristocratie, les ouvriers imitent les bourgeois, les paysans imitent les ouvriers et finissent par les « rattraper ». A cette aune, le progrès, c’est entre autre la baisse du budget consacré à l’alimentation, au bénéfice du logement puis de l’équipement domestique et des vacances. Le progrès, c’est l’accroissement du nombre de commerces, l’élargissement du crédit, ce sont les chiffres d’affaire des grands magasins parisiens qui explosent au tournant des 19e et 20e siècles. Bref, le progrès c’est la marche inéluctable vers la consommation de masse. Pour reprendre la formule de Marshall Sahlins au sujet du livre de Walt Rostow The Stages of Economic Growth, il semble que Jean-Claude Daumas considère lui aussi que « le shopping est le point culminant de l’évolution sociale de l’humanité7 » !
Le lecteur ne trouvera nulle part dans ce livre d’interrogation sur la notion même de consommation, la définition du mot ou l’historicité du concept. Ce que l’auteur entend par consommation, c’est l’acquisition, l’appropriation et l’usage des choses par les consommateurs. Nous le comprenons par le découpage thématique du livre : chacune des cinq parties chronologiques (« I : 1840-1885 », « II : 1885-1914 », « III : 1918-1939 », « IV : les Trente Glorieuses », « V : la France d’aujourd’hui »8) est partagée en chapitres correspondant aux catégories sociales (bourgeoisie, ouvriers, paysans puis classes moyennes, classes populaires, pauvres pour les périodes les plus récentes), chapitres se subdivisant en thématiques calquées sur les catégories statistiques (logement, vêtement, alimentation, équipements, transports, etc.). Dans cette organisation très classique s’infiltrent des thèmes transversaux comme la publicité, les lieux d’approvisionnement (détaillants, grands magasins, supermarchés…), le salon des arts ménagers ou l’influence du modèle américain. Le problème que pose cette absence de réflexivité quant à la notion de consommation tient aux contours de l’objet et aux conséquences de sa délimitation. Peut-on penser l’histoire de la consommation sans s’interroger sur ses articulations avec la production et avec le politique ? Dans sa volonté de ne pas écrire une histoire ignorant les acteurs les plus humbles, alors que les consommateurs « sont trop souvent traités comme de simples figurants dans une pièce dont ils sont pourtant les personnages principaux » (p. 10), dans l’optique de faire une « histoire matérialiste » en tenant au plus près les choses, les biens de consommation, sans les réduire à « un ensemble d’images et de signes »(p.10), Jean-Claude Daumas a trop superficiellement traité des producteurs et des objectifs plus ou moins explicites du monde capitaliste visant à l’accroissement des marchés et des profits avant de songer au bien-être des acheteurs. En somme, la « perspective globale » revendiquée, censée articuler histoire économique, histoire sociale et histoire culturelle, peine à relier les trois en oubliant l’histoire politique.
Certes, l’auteur décrit sans ambiguïté, notamment concernant la période actuelle9, les difficultés de ceux qui sont restés hors du monde de la consommation dite moderne, ceux qui doivent se restreindre, compter chaque centime, s’endetter, se priver de confort. Mais comment ne pas faire le lien entre cette situation sociale et la logique consumériste ? Cette pauvreté endémique est la conséquence logique d’un processus renforcé par les Trente Glorieuses que célèbre pourtant précédemment l’auteur10. Qui dit extension du marché –l’élargissement de la demande est selon Daumas une « nécessité »- dit baisse des prix, massification de la production industrielle et des importations, donc accroissement de la pression sur les entreprises productrices qui doivent fabriquer davantage et à moindre coût. Sur qui retombe cette pression, sinon sur les salariés qui voient augmenter les cadences et baisser leurs revenus et qui, dès les années 1980, perdent pour certains leur emploi délocalisé dans les pays émergents ? Ces salariés sont également des consommateurs, dont le pouvoir d’achat subit la crise de plein fouet. Les biens consommables sont de plus en plus nombreux et variés, connaissant une croissance exponentielle à partir des années 1970 : mais à quel prix pour les salariés producteurs, en France et dans le monde11 ? L’ambition synthétique de Jean-Claude Daumas aurait dû se montrer moins fermée aux points de vue critiques, les réduisant à des élucubrations de sociologues déconnectés du réel. Ces perspectives furent sans doute marginales, mais elles n’en étaient pas moins politiquement et socialement signifiantes, ouvertes par des militants, des penseurs ou des artistes réfutant l’idéalisation de la consommation comme voie d’un bonheur sans nuage. Admettant cependant qu’à partir des années 1960, la société de consommation est « une question qui divise » (p. 339 et suivantes), Daumas prend alors le parti du philosophe libéral Raymond Ruyer, qui signe un Eloge de la société de consommation, un an après mai 1968, défendant aussi Jean Fourastié et ses Trente glorieuses, en fustigeant Edgar Morin, Jean Baudrillard ou encore Roland Barthes et les autres critiques issus de « l’élite intellectuelle », « en complet porte-à-faux par rapport aux attentes et aux comportements des consommateurs réels qui, eux, plébiscitent l’abondance parce qu’ils y voient le moyen d’améliorer leurs conditions de vie » (p. 347). Tout est là pour l’auteur : depuis 1840, malgré quelques cahots et interruptions, malgré quelques inégalités criantes, jamais résorbées et qu’il ne dissimule pas, la France s’est engagée sur une voie vertueuse d’accroissement de la consommation, d’élargissement des marchés, de démocratisation du confort, de « rattrapage » des plus aisés par les plus fragiles, d’assouvissement des désirs matériels du plus grand nombre.
Précisons le sens de notre critique : il ne s’agit pas de relire l’histoire de la consommation en France en rendant les consommateurs de 1850 ou de 1920 responsables des absurdités commerciales actuelles et de l’état dramatique de notre environnement. Mais il s’agit, d’une part, de tenir compte des nombreux discours contempteurs de la massification de la consommation et contemporains de celle-ci, que les travaux d’historiens ont récemment mis en valeur12; d’autre part, il faut dénoncer cette surinterprétation des aspirations profondes des hommes et des femmes du passé à l’aune des discours publicitaires consuméristes actuels, qui survendent la « consommation plaisir » et « l’achat coup de cœur ». Adopter comme allant de soi le fait que le confort matériel était et demeure majoritairement une source de bonheur (« le bonheur par la consommation » des classes moyennes des années 1960 rejoignant pour Daumas « l’embellie de la consommation bourgeoise » des années 1900, cf. p.109 et 360), c’est déconnecter les mutations techniques et sanitaires bénéficiant à nos grands-parents du contexte général de l’évolution économico-politique et environnementale qui y fut associé. Ce bonheur-là, calqué sur le modèle bourgeois dominant, n’a été rendu possible que par la soumission des populations indigènes dans les colonies, par l’exploitation des masses de travailleurs de l’industrie en métropole, ainsi que par la destruction exponentielle des ressources naturelles corrélée à la détérioration aujourd’hui dramatique de l’air, de l’eau et du sol. C’est peut-être un anachronisme que de considérer l’accroissement de la consommation à l’aune des nécessités écologiques contemporaines ; mais c’en est un autre de ne voir dans ce processus qu’un « triomphe de la modernité » (p. 224). De même, faire apparaître la problématique environnementale, étroitement liée à l’accroissement de la consommation, seulement dans les années 1960 revient à négliger, sinon à ignorer totalement, une foule de publications récentes qui ont montré que le problème des déchets se pose dès la fin du XIXe siècle13. L’histoire des déchets et des pollutions, majoritairement urbaine mais pas seulement, n’est pas isolable de l’évolution des modes de consommation et des problèmes concrets que ceux-ci génèrent, bien avant les soi-disant Trente Glorieuses.
Oser écrire que de nos jours, « l’accroissement de la consommation continue d’être synonyme d’accès au bonheur » (p. 508) relève non pas d’une généralisation exagérée, mais bel et bien d’une contre-vérité que tout historien se doit de pourfendre. Et Jean-Claude Daumas, comme à contrecœur, est bien obligé de reconnaître in fine que certains consommateurs du XXIe siècle doutent du sens de l’histoire défendu par l’auteur et en reviennent à la critique soixante-huitarde désormais identifiée à la frugalité choisie ou à la sobriété heureuse. Daumas ne donne pas de conclusion générale à son copieux ouvrage, mais s’oblige à terminer par une interrogation sur la possibilité et les contours de consommations alternatives. Il ne s’attarde pas trop et se montre sceptique sur cette aspiration à réduire drastiquement la consommation en se limitant aux besoins essentiels : car « le nécessaire d’aujourd’hui n’est-il pas le superflu d’hier » (p. 508) ? C’est en tout cas ce que cherchent à faire admettre les industriels et les marchands depuis toujours. Leur but est bien de persuader l’acheteur potentiel que ce dont il croit ne pas avoir besoin lui est en réalité indispensable ! Mais ce qui gêne Daumas n’est pas la création de nouveaux besoins par le capitalisme, c’est plutôt le risque d’avoir à définir ce qu’est un vrai besoin. « La question se pose aussi de savoir qui tracera la frontière entre vrais et faux besoins, avec un risque de dérive vers un Etat despotique » (p. 508), comme si la seule entrave possible à l’expansion consumériste était l’autoritarisme ! Sans compter que les pays émergents, dont les classes populaires sont encore loin du confort moderne, seront sans doute réticents à « renoncer au rêve de rattraper leur niveau de vie » (p. 509). C’est là une vision très pessimiste de l’humanité et de son avenir, qui préjuge d’un rapport à la possession matérielle qui serait universellement partagé et nous soumet à un choix tragique, soit une liberté animée par notre goût inné pour l’abondance, soit la soumission au despotisme de la limitation des besoins. Pourtant, l’alternative n’est pas entre l’acceptation béate et frénétique de la société d’hyperconsommation dont le Black Friday serait l’acmé, et la régression vers les conditions de vie du XIXe siècle (le trop fameux « retour à la bougie » des contempteurs de l’écologie politique). Critiquer la société de consommation n’est pas refuser le bien-être, quoi que laisse entendre l’auteur, et le questionnement sur la réalité des besoins n’est pas né en 1968. En 1890, dans un livre régulièrement réédité, l’utopiste William Morris mettait en scène un vieillard de l’an 2102, se remémorant l’histoire de la Révolution Industrielle du 19e siècle : « [Les hommes] avaient peu à peu créé (ou laissé se développer) un système extrêmement compliqué de vente et d’achat qu’on a appelé le Marché-Mondial. Une fois mis en train, ce Marché-Mondial les contraignit à poursuivre la fabrication, en quantités de plus en plus grandes, de ces produits, nécessaires ou non. Et ainsi ils inventèrent une chaîne sans fin de besoins factices ou artificiels, lesquels prirent pour eux, sous l’action de la loi d’acier par laquelle était régi le susdit Marché-Mondial, une importance égale aux besoins qui correspondaient réellement aux nécessités de la vie. […] Et bien entendu l’unique criterium qu’on admettait pour l’utilité des produits était de savoir s’ils trouveraient des acheteurs –gens de bon sens ou non, peu importait14 ». Dès la fin du XIXe siècle, bien avant Edgar Morin, Jean Baudrillard ou Jacques Ellul, des penseurs s’interrogeaient sur la notion de besoin et de commerce, sur les liens entre offre et demande, sur la société d’abondance matérielle comme équivalant au paradis sur terre.
Il est vraisemblable que l’auteur se défendrait de toute coloration idéologique de son ouvrage, se réclamant d’une objectivité historienne sans faille. Mais, pour citer François Jarrige, « l’écriture de l’histoire est toujours tissée d’amours et de sympathies, de révoltes et d’insatisfactions face à l’état du monde. Proposer un récit du passé implique des choix, qui sont aussi des engagements, ce qui n’empêche ni l’honnêteté ni la rigueur15, en inscrivant son livre dans le sillon de « l’idéologie du progrès16», une téléologie de la consommation de masse selon laquelle la marche en avant civilisatrice vise avant tout l’abondance matérielle. Ce choix reflète une conviction, légitime et respectable sans doute, qui est idéologique au sens où elle se nourrit d’un modèle socio-économique capitaliste envisagé comme le seul possible. Évoquer le « rêve de consommation » des ouvriers dans les années 1960 revient à adopter sans recul le discours de l’État libéral, des industriels et des patrons de chaînes de supermarché. On voit mal en quoi « la course à la consommation [aurait] valeur de plébiscite et [invaliderait] toute une sociologie “critique”, plus essayiste qu’empirique, qui ne veut voir qu’aliénation dans l’accumulation des choses et qui vaticine sur les limites d’un bien-être qu’elle appelle à dépasser, alors même que tous les Français sont encore bien loin d’en bénéficier pleinement » (p. 441). L’argumentaire est fallacieux : les sociologues critiques de la société de consommation se montreraient oublieux de ceux qui ne peuvent pas profiter du confort moderne faute de moyens, mais leurs vains discours se verrait contredits par le succès des soldes d’hiver, l’explosion des chiffres d’affaire des entreprises marchandes, la multiplication du nombre de postes de télévision, d’ordinateurs domestiques, de smartphones, de tablettes ; bref, le « triomphe de la consommation de masse » donnerait tort à ces austères et pessimistes penseurs, alors que grâce à lui « le crédit cesse d’être honteux » et « l’obsession de faire durer les choses s’efface17, dans un grand souffle libérateur, puisque « loin qu’on puisse réduire l’accumulation des choses à une forme d’aliénation, c’est au contraire à une libération que l’on assiste », la consommation de masse ayant « des effets individualisant car elle contribue à délivrer les individus des appartenances collectives » (p. 442). L’enthousiasme de Jean-Claude Daumas pour son objet d’étude a quelque chose de la fascination ressentie par un enfant devant la vitrine d’un magasin de jouets à Noël. S’intéresser à la consommation aux XIXe et XXe siècle, c’est parcourir les rayons de mieux en mieux achalandés des grands magasins, retrouver le soulagement des femmes du peuple s’évitant, grâce à l’eau courante puis la machine à laver, de pénibles séances de lessive en plein-air, les mains dans l’eau glacé du lavoir communal, c’est découvrir le vélocipède puis l’automobile, c’est bénéficier avec les ouvriers des années 1930 de logements plus salubres, mieux éclairés, mieux chauffés, c’est goûter peu à peu à une alimentation plus riche et plus diversifiée, c’est profiter avec le petit peuple des années 1960 des vacances à la mer que l’on atteint en Deux-Chevaux par la Nationale 7. Mais en face de chacun de ces « progrès », il y a des contreparties que nous ne pouvons plus passer sous silence : la pollution des cours d’eau et des océans sous l’effet des lessives chimiques, l’encombrement automobile et la dégradation de l’air en milieu urbain, les conséquences du chauffage et de la climatisation dans les métropoles, le déferlement touristique et le bétonnage des rivages méditerranéens, etc.
Les paysans et les ouvriers de la fin du XXe siècle avaient-ils une vie moins dure ou différemment dure de celle de leurs ancêtres ? Le confort matériel est-il l’alpha et l’oméga du bien-être ? Et comment définir celui-ci sans y projeter nos propres désirs influencés par le matraquage permanent des multinationales et des grands médias ? A la lecture de l’ouvrage de Jean-Claude Daumas, il nous faut finalement nous interroger sur la notion de rigueur historique. Car à un tel niveau de confusion terminologique et de flou conceptuel autour des notions de confort, de bonheur, de bien-être, d’épanouissement, de progrès (entre autres), assimiler purement et simplement consommation et bonheur relève quasiment d’une forme savante de propagande.
Notes
- Une version abrégée de ce compte-rendu est paru dans la revue en ligne En attendant Nadeau, en janvier 2019 (https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/01/29/consommation-ideal-daumas/).[↩]
- Notons toutefois que le compte-rendu de Pierre Karila-Cohen dans Le Monde reproche à Daumas son « oubli » de la question environnementale : https://www.lemonde.fr/livres/article/2018/11/22/la-revolution-materielle-deux-siecles-d-inventaire_5386785_3260.html.[↩]
- Frédéric Le Play (1806-1882), polytechnicien et ingénieur, fut l’auteur et l’inspirateur d’une série de monographies issues d’enquêtes empiriques auprès de familles ouvrières et paysannes, publiées entre le milieu du XIXe siècle et les années 1930. Voir par exemple Ouvriers européens. Études sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l’Europe, Paris, Imprimerie impériale, 1855, accessible sur Gallica.fr : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61280897.r=.langFR.[↩]
- José-Luis Diaz et François Kerlouégan, « Le siècle des choses », Le Magasin du XIXe siècle, n°2, dossier « Les choses », 2012, p. 27-30.[↩]
- Daniel Roche, Histoire des choses banales, naissance de la consommation XVIIe-XIXe siècle, Paris, Fayard 1997. Voir aussi Marjorie Meiss, La culture matérielle de la France, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 2016.[↩]
- Pour une critique de cette naturalisation du phénomène mimétique, voir Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard-Tel 1970 [1899].[↩]
- Marshall Sahlins, La découverte du vrai sauvage, Paris, Gallimard, 2007, p. 307. L’ouvrage de Rostow est paru en France sous le titre Les étapes de la croissance économique, Paris, Le Seuil 1960.[↩]
- Ce plan chronologique met curieusement entre parenthèses les guerres mondiales : la deuxième partie se clôt en 1914, la troisième s’ouvre en 1918, même chose pour 1939 et 1945. Ce qui conforte l’impression de linéarité de la fresque, écartant les accidents de l’histoire comme si ces évènements n’avaient pas eu de conséquence majeure et durable sur les consommateurs métropolitains.[↩]
- Voir le chapitre intitulé « Les pauvres : une consommation de survie », p. 490 et suivantes.[↩]
- Les historiens ont montré que cette période ne fut pas glorieuse pour tous. Voir notamment Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des Trente Glorieuses. Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte 2013. La conclusion du chapitre consacré par JC. Daumas à ces trente années (p. 441 et suivantes) est très symptomatique de la philosophie générale du livre.[↩]
- L’exploitation des travailleurs colonisés ne fut-elle pas le prix de l’accès « démocratique » à certains produits exotiques ?[↩]
- Sophie Dubuisson-Quellier par exemple a montré que la résistance à la consommation, entendue comme système de profit basé sur la stimulation de la demande par l’offre, est un phénomène aussi ancien que l’émergence et le développement de la consommation elle-même. Sophie Dubuisson-Quellier, La consommation engagée, Paris, Presses de Sciences-Po, 2009. Ed. actualisée en 2018, collection « Contester » n°15.[↩]
- Baptiste Monsaingeon, Homo détritus. Critique de la société du déchet, Paris, le Seuil, 2017, p. 63. Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010 ; Sabine Barles, L’invention des déchets urbains. France 1790-1970, Seyssel, Champ-Vallon, 2005.[↩]
- Extraits de William Morris, Nouvelles de nulle part ou Une ère de repos, Paris, éditions l’Altiplano 2009 [1890]. Citations p. 221-222 et 228-229.[↩]
- François Jarrige, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La découverte, 2014, p. 347.) ». Jean-Claude Daumas a fait le choix, sans l’affirmer explicitement, de prendre le contrepied d’une historiographie récente beaucoup plus critique à l’égard des évolutions du monde capitaliste((Outre François Jarrige, citons dans des registres différents : Jean-Baptiste Fressoz, (2012). L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil ; Gérard Noiriel (2018), Une histoire populaire de la France, Marseille, Agone ; Xavier Vigna, 2012, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin.[↩]
- Outre François Jarrige, citons dans des registres différents : Jean-Baptiste Fressoz, (2012). L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil ; Gérard Noiriel (2018), Une histoire populaire de la France, Marseille, Agone ; Xavier Vigna, 2012, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin.[↩]
- Seule évocation, en creux, de l’obsolescence programmée qui pose pourtant un problème fondamental et nouveau à l’échelle chronologique adoptée par l’ouvrage.[↩]