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Roman · Les Champs de la Lune · Catherine Dufour

couverture les champs de la lune catherine dufour

Au début des Champs de la Lune, le personnage principal, El-Jarline, cultive patiemment ses plantations sous leur dôme de duraglass, pour nourrir la cité soulunaire de Mut. Chaque jour, elle envoie de brefs rapports techniques sur la situation de la ferme. Cette routine va être perturbée par le téléchargement d’une bibliothèque afin d’améliorer la rédaction de ses rapports, puis par sa rencontre fugace avec Sileqi, une enfant humaine dont l’attention vibrante et délicate va donner corps à cette littérature terrestre qui, sans elle, serait certainement restée lettre morte.

Une androïde habitée par les fantômes de la littérature humaine dans des paysages lunaires hantés par le clair de la Terre, une Terre à jamais perdue, ravagée, inaccessible… Tout dans le dernier roman de Catherine Dufour s’inscrit dans cette délicate dialectique de l’humain et du non-humain, du lunaire et du terrestre, des surfaces où l’on meurt et des profondeurs où l’on survit. Ces tensions circulent aussi entre les êtres, robots et animaux humanisés par le langage, face à des humains qui ont perdu leur monde et avec lui une grande partie d’eux-mêmes, terrés dans des villes souterraines pour échapper aux radiations de la surface.

Cette présence-absence de la Terre fait une grande partie de la puissance poétique et politique du roman : tantôt « petite rognure d’ongle bleue sur l’horizon » lorsque l’on quitte la face cachée de la Lune, tantôt sphère obsédante qui empêche d’oublier tout ce qu’on a perdu. L’écriture de Catherine Dufour cisèle constamment, et non sans humour, ce dialogue de la perte et de l’oubli.

Ainsi de ces robots qui tentent d’imaginer à quoi pouvaient bien ressembler des milliers de pommes rouges, échappées de la cale d’un navire et flottant sur la Seine. Ou de ce vieux marin terrien, réfugié sur la Lune, trimbalant avec lui un respirateur bricolé pour lui donner à sentir des odeurs nostalgiques de pétrole et de « vieux ports goudronneux ». Ou encore de la froide analyse du Gardien des Glaces, aboutissant à l’idée que l’assassinat collectif de l’écosystème terrestre est « le résultat d’une volonté humaine pleine et entière, tendue comme un poignard et guidée par la haine ».

Ici, la Lune n’est jamais le recommencement de la Terre : « la Lune n’est pas une Alma mater » dit El-Jarline. Tous les soins qu’elle apporte à sa ferme-écosystème sont perpétuellement à la merci du vide — de la rupture de cette fissure qui, page après page, s’étend sur le dôme qui protège la ferme Lalande des radiations et de la mort. 

Le roman de Dufour est l’inverse de ces space operas qui ne sont souvent que des extensions spatiales d’un impérialisme viriloïde, assuré de la destinée manifeste de l’espèce humaine. Non, s’il fallait trouver une analogie musicale pour qualifier Les Champs de la Lune, ce serait plutôt un space lamento, lent, drôle et poétique, qui jamais ne sous-estime la fragilité de la vie et l’importance des attachements simples contre les aveuglements de la puissance.

Alors que les délires martiens et les folies escapistes d’un Elon Musk vont continuer à avoir une tribune inédite, cette mise au travail de l’imaginaire spatial est politiquement salutaire. D’autant plus lorsqu’elle laisse malgré tout sa place à la rêverie sidérale. Comme dans la Trilogie de Mars de Kim Stanley Robinson, traversée d’une fascination géologique et philosophique pour les paysages martiens, l’écriture de Dufour est habitée par la topographie de la Lune, la beauté de ses cratères et de ses immensités couvertes de régolithe. Une beauté certes captivante, mais la beauté d’un désert — « nu et sans vie dans la splendeur du vide ».

Aurélien Gabriel Cohen

Les Champs de la Lune de Catherine Dufour, Robert Laffont, « Ailleurs & demain », 2024


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Roman · Les Âmes de feu · Annie Francé-Harrar

couverture les ames de feu de annie france harrar

Les Âmes de feu, c’est un ouvrage fantastique publié en 1920 par une jeune biologiste allemande, également éprise de poésie, et qui deviendra une grande spécialiste de la science des sols au cours du XXe siècle. Elle publiera après 1945 de nombreux travaux sur la formation de l’humus, le compostage et la préservation des sols, alors même que s’engage la modernisation agricole à l’origine de leurs dégradations.

Son livre est à la fois une utopie et une dystopie, un ouvrage d’anticipation et un jalon oublié, bien que remarquable, dans l’histoire longue de la science-fiction. Salué par la critique à sa sortie avant d’être oublié pour un siècle, il a été récemment redécouvert outre-Rhin. Sa traduction en français est une bonne nouvelle tant l’ouvrage mérite d’intégrer la bibliothèque des Terrestres. Sa lecture nous frappe aujourd’hui par sa force narrative, sa beauté, mais aussi sa lucidité sur la double crise sociopolitique et écologique qui menace un monde artificialisé et industrialisé à l’extrême.

L’ouvrage dépeint un avenir où les humains vivent dans de vastes cités climatisées, ingurgitent de la nourriture artificielle, se déplacent via des petits véhicules dits « autinos », travaillant seulement quelques heures par jour dans ce qui se présente comme le sommet de l’évolution. Les derniers terriens et agriculteurs — les « cabaniers » — sont contraints de rejoindre les villes et de quitter la « nature » pour se fondre dans la « culture ». Pourtant, ce monde de citadins est traversé de névroses : ses habitants, devenus incapables de se mouvoir autrement qu’avec leur prothèse mécanique, ambitionnent de supprimer tout ce qui les relie encore à la terre en se libérant de toute dépendance à l’égard des productions agricoles.

Grâce au pompage massif de l’azote et à celui d’autres matières premières, cette société hyper avancée prépare son propre effondrement sous l’impact conjugué des dérèglements climatiques, de l’assèchement des sols, et de la mort à petit feu de la faune et de la flore. Finalement, l’émergence d’une nouvelle forme biologique étonnante — ces fameuses « âmes de feu » qui donnent son titre au livre — va obliger l’humanité à réinventer une autre relation au monde. 

Rédigé il y a plus de cent ans, au lendemain de la boucherie industrielle de 1914-1918, mais avant la grande accélération du milieu du XXe siècle, le livre d’Annie Francé-Harrar peut sembler parfois un peu désuet ou naïf. Mais ces impressions fugaces importent peu tant le livre est passionnant, presque incandescent, car cette même naïveté lui donne aussi sa force et sa complexité. Par son aspiration à la renaissance de l’amour et à la redécouverte des plaisirs simples de la vie, Les Âmes de feu apparait comme un livre certes catastrophiste, mais dans lequel demeure toujours ouverte la possibilité d’une vie au-delà de la barbarie industrialisée.

François Jarrige

Les Âmes de feu d’Annie Francé-Harrar (traduit de l’allemand par Erwann Perchoc), Belfond, 2024


Roman · Il neige sur le pianiste · Claudie Hunzinger

Il neige sur le pianiste est l’histoire d’une captivité. Pendant neuf jours et dix nuits, une vieille femme entichée d’un renard et la neige sa complice retiennent un pianiste virtuose dans une maison au fond des bois. 

C’est une histoire de forêt. Comme une allégorie du monde, la forêt qui protège et qui subit. Au loin, les tronçonneuses accomplissent obstinément leur travail de destruction. Et les grumes sont autant de cadavres amputés, dépecés, des morts sans sépulture. Puis soudain, la neige tombe et cesse le fracas des machines. La forêt peut alors se faire entendre, ses chants, ses souffles, ses craquements remplissent à nouveau l’air de vie et de beauté. L’histoire peut commencer. 

C’est une histoire de désirs. Des passions brutes, hilares, univoques, ne voulant rien d’autre que leur objet. Désirer le corps endormi du pianiste comme on désire cette aiguillette de poulet laissée pour nous au seuil d’une maison pleine d’offrandes. Insolents, plongés en eux-mêmes plutôt que tendus vers leur assouvissement, des désirs « à sens unique, heureusement. » (p. 125)

C’est une histoire de l’inséparation. Elle nous fait éprouver, en quelques pages, l’évidence de ce que des piles d’essais sur le tournant ontologique, les nouveaux matérialismes ou le panpsychisme radical tentent laborieusement de démontrer. Tout vit, vibre, bruisse, communique, agit. L’empreinte d’un flocon sur la vitre gelée, une fugue de Bach, le corps d’une fourmi ailée, la trace d’un lièvre ou la forme renversée d’une maison d’architecte sont autant de récits enchevêtrés. 

C’est une histoire de musique. Elle s’entend plus qu’elle ne se lit. Une histoire qui fredonne, chuchote, crisse et soupire. Les mots se muent en sons et le texte devient partition pour un orchestre fait de tout bois : des voix, des êtres, des choses, le renard le vent la neige le piano l’enfance, la neige encore.  

C’est une histoire d’ensauvagement. Où l’on ne sait plus qui est civilisé et qui ne l’est pas, où les doigts d’un musicien s’animent d’une vie autonome, où l’on adresse poliment ses vœux à la lune montante et dans laquelle on met, à l’attention d’un renard farouche, les petits plats dans les grands avant de se vautrer dans l’herbe grasse de la prairie. 

C’est une histoire que j’ai envie de relire souvent et d’offrir à tous mes amis ; une histoire qui console et qui enchante, tissée de malice et de mauvais coups ; une folie douce qu’il ne faut pas contrarier. Je ne suis pas dupe. Je sais qu’une fois la neige fondue les tronçonneuses reprendront le massacre. Mais qu’il est bon de respirer la blancheur du silence, et de rire, et de s’émerveiller.  

« Il fallait soigner. Encore une fois soigner. Ceux qui ne veulent pas tuer n’en ont pas fini de soigner le monde autour d’eux. C’est comme ça. Il faut nous y faire. » (p. 26)

Virginie Maris

Il neige sur le pianiste de Claudie Hunzinger, Grasset, 2024


Roman · Le temps d’après · Jean Hegland

Le temps d’après est la suite du roman phare de Jean Hegland Dans la forêt, que je qualifiais en 2018 dans Terrestres de « récit initiatique d’un dessillement ». 

Lors de sa sortie tardive en France, vingt ans après sa publication aux Etats-Unis, l’histoire des jeunes sœurs Nell et Eva, condamnés à survivre alors que plus rien – ni ondes, ni personnes, ni biens – ne parvenait du monde extérieur, avait fortement résonné. Les risques d’effondrement civilisationnels étaient sous les feux militants, on était en plein essor de la collapsologie et c’était une expérience saisissante d’évoluer à travers les regards, les doutes et les peurs de Nell et Eva, tant on partageait avec elles le sentiment terrible d’être soudain inadaptées à son milieu de vie, impréparées, incapables de reconnaître les plantes qui soignent et celles qui empoisonnent.

Depuis, si l’écoféminisme, l’agroécologie, la décroissance et la perspective de subsistance ont essaimé, si des chantiers de reprise de savoirs ont éclos en France, si on a vu se multiplier les actes de désarmement et de résistance, l’absurde, la cruauté et le chaos continuent d’étendre leur puissance. La forêt qu’habitait Jean Hegland en Californie a brûlé. Et la notion d’effondrement n’a hélas rien perdu de son acuité.

Le temps d’après se situe quinze ans après l’effondrement. Nell et Eva ont appris à vivre dansde et avec la forêt. Leur fils Burl est désormais adolescent et c’est par sa voix que l’on va découvrir ce « new next now » — littéralement « nouveau futur maintenant », le titre original du roman. L’idiolecte singulier qu’utilise Burl est d’abord déroutant. C’est le langage d’un enfant né dans la forêt et nourri d’oralité. « Enloques », « seulé », « mots voisés » : sa syntaxe et ses mots sonnent néanmoins familiers et on s’y fond rapidement. J’en profite pour saluer la traduction de Josette Chicheportiche, qui a dû bien s’amuser.

Sur fond de sécheresse, Burl convoque ses souvenirs et nous décrit un quotidien où « inhalants » et « exhalants » co-existent harmonieusement, où l’on ne prélève que ce qui est nécessaire pour subsister et où l’on a appris à se passer du pétrole et de l’électricité. Du moins est-ce le cas de « noutrois », cette entité humaine formée de Burl, Nell et Eva qui a su s’adapter à la forêt, se construisant une « capane », se soignant à l’aide de pavots et lessivant les glands à grande eau avant de les réduire en farine. Car pour ce qui est du reste du monde, hélas, on ne peut en dire autant et le parfum d’enfance qui flotte sur le roman sera traversé d’éclairs de violence.

Le temps d’après est empreint de la candeur et du désir de Burl de rencontrer d’autres gens. De la réticence de ses mères à se frotter de nouveau à cette espèce malfaisante. On y voit sourdre un violent ressentiment à l’égard des générations qui n’ont rien fait pour empêcher le désastre ; et l’espoir, malgré tout, d’une nouvelle humanité. 

(Et tout ça donne très envie de lire et relire Dans la forêt.)

Corinne Morel Darleux

Le temps d’après de Jean Hegland, Gallmeister, 2025