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Les appels à un renforcement de l’action de l’État se multiplient depuis quelques années : appel d’Aurélien Barreau avec des artistes et des intellectuels, appel de la jeunesse à l’initiative de la jeune suédoise Greta Thunberg, appel des enseignants pour la planète, actions de 350.org, etc. La plupart de ces appels désignent l’État ou les États (l’Europe) comme cibles et interlocuteurs des actions de revendication.
Cet étatisme contemporain d’une partie du mouvement écologiste ne peut qu’interroger celles et ceux qui se rappellent d’un manifeste rédigé en 1969 par l’un des fondateurs de l’écologie politique, Murray Bookchin, dont l’actualité de la pensée apparaît clairement dans cette citation :
« Nous espérons que les groupes écologistes écarteront tout appel au « chef de l’Etat » ou aux institutions bureaucratiques nationales et internationales, c’est-à-dire à des criminels qui contribuent matériellement à la crise écologique actuelle. Nous pensons que c’est aux gens eux-mêmes qu’il faut faire appel, à leur capacité d’agir directement et de prendre en main leur propre vie. C’est seulement ainsi que s’édifiera une société sans hiérarchie et sans domination, une société où chacun sera le maître de son propre destin1 ».
Face à l’effondrement environnemental qui s’annonce, l’État peut-il contrer la destruction des écosystèmes planétaires, ou, inversement, doit-on le considérer comme l’un des problèmes existentiels que l’espèce humaine a dorénavant à affronter ? Cette question est stratégique et essentielle à traiter sérieusement dans un contexte où toute une série d’acteurs sociaux – ONG, militants écologistes, scientifiques, etc. – sont en train de se mobiliser et organisent leurs stratégies avec l’espoir, publiquement exprimé, que l’État s’implique davantage pour la protection de la nature, pour la lutte contre l’effondrement de la biodiversité, contre l’aggravation du réchauffement climatique et de la pollution des terres et des océans. Mais de quoi parle-t-on exactement quand on désigne ainsi l’État ?
Avant tout, répondre à ce type de question impose de préciser, même brièvement, « d’où l’on parle ». Ces enjeux relèvent en effet plus souvent de la circulation de discours d’opinion que d’analyses étayées par des observations. Si nous nous exprimons à ce sujet, c’est parce que nos travaux de recherche, qui prennent la forme d’enquêtes de terrain, portent directement sur les politiques de protection de la nature, sur les mobilisations environnementales, sur les attentes, représentations et actions des publics à l’égard des sciences et de l’environnement, bref, parce que nous observons depuis des décennies ce sur quoi nous nous exprimons ici. Cela n’élimine en rien la dimension nécessairement idéologique de tout raisonnement sur l’action publique et la nature, mais au moins cela permet d’éviter un certain nombre des pièges du sens commun ou du prêt à penser médiatique. Ensuite, si nous nous exprimons au titre d’une connaissance « scientifique » de ces questions – c’est-à-dire argumentée du point de vue des sciences humaines et sociales -, nous n’en sommes pas moins inquiets et concernés en tant qu’habitants de ce monde en cours d’effondrement. C’est pourquoi cette discussion reposera en dernière analyse sur des choix politiques et éthiques. Enfin, nous avons lu les auteurs de l’écologie politique et de la socio-anthropologie de la nature, mais nous ne ferons pas ici le détour par l’histoire des idées ou la problématisation des débats contemporains dans ce domaine. Ce texte n’a pas vocation à être publié en tant que production de recherche, et nous préférons argumenter en nous appuyant sur notre expérience directe des questions, problèmes, institutions et pratiques de l’écologie politique.Le premier postulat qu’il nous paraît important de poser, c’est que la situation d’effondrement décrite par le GIEC2 ou l’IPBES3 a pour origine non pas l’espèce humaine dans son ensemble, mais les modes d’organisation économiques, politiques et sociaux imposés par le développement du capitalisme industriel et par le type de rationalité produit et enseigné par les techno-sciences. Il est très important de ne pas essentialiser l’espèce humaine dans son rapport à la nature, aux savoirs et au développement si l’on ne veut pas se tromper de diagnostic : toutes les populations humaines ont eu un impact sur l’environnement et sur les paysages, mais l’anthropologie permet de comprendre que cet impact et que la responsabilité des humains sont très différents selon les modes de développement et d’organisation et selon les types de connaissances qui ont été privilégiés par les sociétés. Seul le développement industriel contemporain, qui doit son efficacité aux mécanismes d’administration de la preuve et de prévision des techno-sciences, a causé des destructions telles que l’on en arrive aujourd’hui à craindre la fin de l’espèce humaine et de pans entiers du vivant.
La coupure qui s’est instaurée entre nature et culture à partir du XVIIème siècle avec l’avènement des sciences empiriques et des idéologies du progrès technique et de l’utilitarisme (« maître et possesseur de la nature » disait Descartes) n’est pas du tout une constante dans l’histoire des sociétés humaines. De même, la conception du monde selon laquelle la « nature » serait un ensemble d’éléments extérieurs à l’humanité et que l’on pourrait donc « gérer » ou « préserver » de l’humain, n’a rien d’universel4. C’est pourquoi nous récusons, avec d’autres, le terme d’Anthropocène, et s’il faut vraiment instaurer de grandes périodisations, nous préférons utiliser celui de Capitalocène. Le paradoxe qu’il faut cependant affronter c’est celui d’une scientificité qui fournit aujourd’hui les outils du diagnostic de l’effondrement – et donc de la dénonciation du modèle économique et politique qui le sous-tend – mais dont nous avons pourtant toutes les raisons de croire qu’elle en est l’un des facteurs importants.
L’État et les politiques de la nature
Venons-en maintenant à la question de l’État et des politiques de la nature. Commençons par poser quatre points préalables à cette réflexion.
Le premier point à avoir en tête est que les questions d’environnement sont planétaires. On ne peut donc pas raisonner uniquement au niveau d’un seul État. Il faut tenir compte de la grande diversité des manières dont les États mettent en œuvre des politiques de protection de la nature. Il se trouve que l’un d’entre nous analyse depuis dix ans les politiques de protection de la nature et leurs effets concrets dans des parcs naturels5 situés dans plusieurs pays (Argentine, France, Espagne). On dispose par ailleurs de toute une littérature scientifique sur ce sujet. Au plan quantitatif, environ 15% des terres de la planète et 10% des eaux territoriales correspondent à des aires naturelles protégées et font l’objet d’une gestion administrative et scientifique. Les aires naturelles protégées fournissent donc un bon observatoire des politiques publiques en matière d’environnement.
Le deuxième point important est qu’il existe deux grands types de cadres réglementaires pour la protection de l’environnement. Soit des lois nationales, soit des conventions internationales signées sous l’égide de l’Unesco (patrimoine mondial, réserves de biosphère, etc.). Mais comme l’Unesco n’a aucun pouvoir de contrainte sur les États signataires des conventions internationales, ce sont les États qui mettent en œuvre ces conventions sur la base de leurs législations nationales.
Le troisième point clé est que l’action de l’État ne passe pas seulement par l’application de lois, car elle doit aussi s’appuyer sur l’implication des populations locales et leur participation aux prises de décision : dans l’article 8 de la convention sur la diversité biologique, signé par la France en 1992, l’Unesco reconnaît « les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique et en favorise l’application sur une plus grande échelle ».
Enfin, le quatrième point est qu’une politique nationale de protection de l’environnement qui repose sur des lois n’a d’effet que si elle est appliquée concrètement sur les espaces protégés. Ce ne sont donc pas seulement les lois qu’il faut analyser, mais l’ensemble des conditions économiques, politiques, culturelles, sociales, et organisationnelles de leur application.
Une fois ces quelques préalables posés, on ne peut pas dire que l’action de l’État serait une solution en soit. Dans certains cas, l’appareil législatif n’est tout simplement pas appliqué en raison de la faiblesse de l’État ou de sa corruption. On peut avoir des lois rigoureuses en matière de protection de la nature, mais si l’État ne finance pas de postes pour des éco-gardes ou ne leur donne pas les moyens de travailler efficacement, ces lois seront sans effet. En France, l’État est très centralisé et notre pays a une culture régalienne forte, mais il faut tenir compte d’une tendance contemporaine à la dérégulation. Depuis la loi de 20066, les parcs nationaux ont vu leur gestion se transformer et ils sont maintenant plus dépendants qu’avant des collectivités territoriales et des « parties prenantes » (acteurs économiques, etc.), c’est à dire des formes contemporaines de la gouvernementalité libérale. Ils sont aussi plus proches dans leur fonctionnement des parcs régionaux et une partie de leurs actions relève du développement économique et non de la conservation. Enfin, depuis 2011, la tendance est à la réduction de leurs budgets de fonctionnement et de leurs effectifs. Un rapport du Commissariat général au développement durable de 2018 décrit ces baisses, et indique que plusieurs parcs ont dû renoncer à certains de leurs objectifs par manque de personnel. Or, ces objectifs font partie de la politique de l’État français. Enfin, le même rapport se conclut en demandant aux parcs de trouver des moyens de fonctionnement complémentaires via le secteur privé et le « naming »7, ou via le mécénat d’entreprise, ou même en mettant en place des taxes sur l’extraction de ressources naturelles en leur sein, ou encore par l’émission d’obligations vertes pour attirer des fonds de pension, voire de recourir au bénévolat… bienvenue dans un monde de précarité et dans une nature financiarisée, marquetée et toujours aussi exploitée !
On voit donc bien que l’action d’un État aussi régalien que la France n’est pas la garantie en soi d’une politique efficace de protection de la nature tant que les dogmes du libéralisme s’appliqueront. À cela s’ajoute la faiblesse de l’action et de la réflexion de l’État en matière de participation des populations à la prise de décision dans les parcs, quand ces derniers sont habités. Enfin, pour quitter le domaine des aires naturelles protégées, quand l’État français agit, c’est assez souvent contre-productif : on connaît tous les luttes qui ont dû être menées par des activistes pour contrer les « Grands Projets Inutiles », la politique d’enfouissement des déchets nucléaires, les constructions en zones fragiles (notamment la destruction des littoraux français par une urbanisation débridée), le projet minier de la Montagne d’Or en Guyane, etc., mais on constate aussi actuellement une politique explicite de dérégulation : avec la privatisation des barrages, ou celle d’Aéroports de Paris, l’État se prive de possibilités importantes d’action en matière d’énergie ou de transports. Symétriquement, quand il y a renforcement des prérogatives régaliennes de l’État français, cela va dans le sens d’un affaiblissement des dispositifs d’expertise indépendante susceptibles de réguler le développement industriel pour des raisons écologiques : ce fut le cas en 2018 avec la suppression progressive des enquêtes publiques qui étaient menées en amont des projets d’aménagement, et en 2019 avec le projet d’affaiblissement de l’Autorité environnementale.
Cette dérégulation ne bénéficie cependant pas à l’initiative et à l’expérimentation citoyenne, environnementale et politique. Sur le terrain, on constate la faiblesse des dispositifs de repérage et d’accompagnement des initiatives vertueuses. Le travail d’enquêtes sur les lieux et collectifs qui s’engagent dans des actions en faveur de l’environnement relève de l’initiative militante ou de travaux de chercheurs impliqués.
Mais pire encore, ces initiatives font l’objet d’entraves et de répressions continuelles. Par exemple, rappelons que c’est pour empêcher la destruction d’un espace naturel fragile et pour s’opposer au développement du transport aérien dans une zone déjà bien dotée en aéroports, que la contestation du projet d’aéroport de Notre Dame des Landes est née et s’est concrétisée avec une occupation. La ZAD a fait l’objet d’un démantèlement très violent alors que précisément elle était une expérimentation socio-environnementale à grande échelle. Il s’agissait non seulement d’une lutte pour empêcher la construction d’un aéroport (de ce seul point de vue les zadistes mériteraient la reconnaissance collective car ils ont permis d’éviter qu’une erreur majeure ne soit commise) mais aussi, bien sûr, de développer une autre manière de vivre et de s’organiser sur un territoire autonome. La ZAD a vu s’organiser depuis 2009 la cohabitation entre de nombreux habitants, anciens ou plus jeunes, agriculteurs ou pas, avec des visions et des convictions très différentes, mais tous impliqués dans une manière d’habiter qui montrait que politiquement et socialement, nous avons moins besoin que nous le pensons d’être gouvernés et gérés. On retrouve dans la ZAD ce qui caractérise d’autres lieux d’expérimentations : l’importance de l’éducation populaire, les expérimentations de fonctionnements politiques, et l’auto-critique des multiples rapports de domination enchâssés dans les organisations (sexisme, racisme, etc.). Si le déluge de grenades lacrymogènes, l’envoi de blindés, la destruction des habitations à partir du 9 avril 2018 puis le 24 mai 2018 ont été si massifs à la ZAD, c’est aussi pour empêcher le développement de ces alternatives, pour les rendre impensables, inimaginables, inexistantes. En milieu urbain, il existe également des initiatives relevant de l’écologie sociale, comme le Laboratoire Ecologique Zéro Déchet (à Noisy-Le-Sec, puis à Pantin), qui se voient constamment empêchées de se développer en dépit de l’adhésion qu’elles rencontrent dans la population environnante.
Les initiatives sont donc pour la plupart niées ou entravées par les pouvoirs publics avec une telle constance qu’il est impossible de faire crédit à l’État d’un réel intérêt pour ce type d’expérimentations pourtant si précieuses en contexte d’urgence environnementale. Nous devrions donc, quand nous en appelons à l’État, nous demander pourquoi il n’y a aucune action de repérage et d’accompagnement de l’initiative vertueuse, mais tout au contraire la répression systématique des expérimentations dignes de ce nom (nous ne parlons pas ici des occupations extrêmement temporaires des friches urbaines).
Appels à l’autorité et publics infantilisés
Un des problèmes vient du refus de considérer ensemble la question environnementale et la vie politique et sociale. Or les questions politiques, sociales et environnementales sont étroitement liées. Mais on ne veut pas voir ces liens précisément parce que les rapports de domination s’accompagnent d’une mainmise sur les représentations du réel social, environnemental et politique. On constate ainsi un refus de laisser s’exprimer des voix différentes, et une volonté de contrôler les discours collectifs, ce qui aboutit à ce que la linguiste Marie-Anne Paveau a appelé l’énonciation ventriloque8 : de nombreuses personnes ou collectifs sont parlés et décrits par autrui. Ils se voient privés de la possibilité de prendre en charge eux-mêmes leur propre représentation et l’expression de leurs propres expériences, et sont représentés d’une manière qui les disqualifie ou les rabaisse. Les « gens » sont ainsi constamment représentés comme infantiles ou défaillants, par exemple dans les interventions publiques d’Aurélien Barreau. Celui-ci en appelle en effet à des mesures autoritaires en comparant les individus à des enfants qui auraient cassé leur jouet, et que l’État devait donc protéger des effets de leur immaturité, avec des mesures qui seraient courageusement impopulaires.
Nous faisons donc ici un lien direct entre l’entrave à l’initiative, l’appel à l’autoritarisme, et une insensibilité au public, à la population. Remarquons au passage que le « peuple » refait son apparition dans les discours médiatiques et politiques à travers la référence péjorative à la montée des « populismes », là où le mot « démagogie » serait plus adapté pour qualifier les discours politiques : signe évident d’un mépris pour la population.
Or, la crise environnementale majeure coïncide avec l’exigence de prêter attention à quantité d’êtres et de phénomènes qui ont été et continuent d’être invisibilisés, niés ou masqués sous des représentations qui les trahissent. Si les dégradations environnementales ont été si anormalement graves et massives, c’est bien que nous nous sommes arrangés pour ne rien voir ou ne rien sentir. Cette fabrique de l’aveuglement volontaire doit être remise en question : elle concerne non seulement les autres êtres vivants, mais aussi des groupes et des personnes humaines. L’aveuglement et l’insensibilité aux entités vivantes (animaux, plantes, milieux écologiques) qui a rendu possible leur destruction, est le même aveuglement et la même insensibilité qui affectent des populations humaines et des personnes sans pouvoir, et que l’on ne veut ni entendre ni voir. Certaines d’entre elles sont en outre déjà représentées par des discours et des figures les concernant, qui les masquent et les desservent : ainsi, les femmes ont été parlées par des hommes pendant des siècles. Face à cela, il est sans doute intolérable pour l’État de voir se développer des initiatives citoyennes : cela signifierait que les savoirs et discours qui circulent à propos de la population sont faux. Ce sont donc des rapports de domination qui interviennent, à tous niveaux, dans la minoration obstinée des voix différentes ou ordinaires.
Minorer les préoccupations des publics : un biais persistant
Les enquêtes auprès du public des musées de sciences9 ont été l’occasion de constater l’incompréhension tenace, voire le refus de prendre au sérieux ce qui s’exprime de la part du public lorsque celui-ci n’est pas parlé ou sondé par d’autres : scientifiques, politiques, acteurs du marketing et des médias.
1986 a été l’année où ont coïncidé l’ouverture de la cité des Sciences et la catastrophe de Tchernobyl. Un des colloques organisés cette année-là à la Cité des Sciences a vu se succéder à la tribune des chercheurs internationaux dénonçant rituellement le problème des « peurs irrationnelles » chez les publics. L’un des membres de la direction de l’établissement était alors intervenu en signalant que la catastrophe de Tchernobyl, étrangement oubliée par les orateurs, prouvait que les populations avaient parfaitement raison d’avoir peur et d’être préoccupées du fonctionnement des sciences. Pourtant le thème des peurs irrationnelles et de leur gestion politique et culturelle continue aujourd’hui d’être constamment invoqué.
En 1988, la cité des Sciences a choisi d’ajouter aux expositions permanentes un espace consacré à l’environnement. L’équipe projet souhaitait éviter tout discours alarmiste, jugé contraire à l’esprit scientifique et à l’exercice de la raison. Le choix s’est donc porté sur le refus de toute approche émotionnelle ou sensible, et sur l’explicitation de concepts : espèce, population, écosystème, etc. Une enquête préalable auprès des visiteurs de la Cité des sciences avait mis en évidence une préoccupation très forte pour la dégradation des relations Homme/nature et elle avait également fait apparaître l’interprétation politique de l’initiative de la Cité des sciences de traiter la question. Ainsi, les visiteurs étaient heureux qu’une institution liée à la science, réputée honnête et indépendante, fasse entendre sa voix contre celle des médias « qui disent n’importe quoi » : qu’elle rende publics des diagnostics, situe les responsabilités, évoque le rôle des scientifiques (que les visiteurs imaginaient tantôt soumis à la puissance des acteurs industriels, tantôt rivés à l’exigence de vérité et du bien public), et propose une place au public. Le rapport tiré de cette enquête a rencontré l’incrédulité dans l’équipe muséale, y compris de la part de chercheurs en sciences sociales : la préoccupation environnementale semblait trop vertueuse pour être vraie, ou bien inspirée par un attachement réactionnaire à la nature. Les visiteurs si soucieux d’environnement avaient-ils par ailleurs des comportements de consommation vertueux10 ? Or, la préoccupation des publics à l’égard de la dégradation des relations Homme/nature s’est confirmée dans la plupart des enquêtes par entretiens les années suivantes. L’expression inaudible de cette préoccupation a d’ailleurs eu une grande importance puisqu’elle a déterminé le choix d’une carrière de recherche pour l’une d’entre nous, les attentes institutionnelles à l’égard des études et évaluations paraissant en décrochage chronique avec ce qui s’exprimait spontanément dans le public. Plusieurs années plus tard, en 1994, à l’occasion du lancement d’un programmes d’expositions et de manifestations intitulé « La planète », Jean-Paul Natali, membre de la délégation aux affaires scientifiques à la Cité des sciences, avait à son tour organisé des ateliers délibératifs non plus avec des visiteurs mais avec des personnes recrutées par voie de presse. À nouveau la force des préoccupations environnementales, les attentes à l’égard de l’institution, ont pris de court les équipes muséographiques qui commençaient déjà à se positionner en termes d’offre culturelle dans le champ du loisir culturel.
Ce que nous souhaitons mettre en avant, avec cet exemple d’études de public maintenant anciennes, c’est la capacité précoce des publics de se saisir des enjeux écologiques et à imaginer des actions institutionnelles qui leur donnent un rôle et une place intéressants, du moins lorsqu’ils sont respectés et écoutés dans des situations qui ont un sens, et non pas simplement sondés n’importe comment et n’importe où.
Mais revenons brièvement au thème constamment invoqué des peurs irrationnelles du public et donc à l’impossibilité supposée de lui faire confiance. Cette posture viriliste de dénonciation des peurs et affects n’est pas nécessairement plus raisonnée que l’expression de préoccupations. En 1978, Joanna Macy, une militante éco-féministe, considérait le désespoir environnemental comme un état à partir duquel les femmes pouvaient partager et élaborer des actions communes. Dans ce type d’approche éco-féministe, les émotions et la peur des catastrophes à venir ne sont plus mises à distance comme étant irrationnelles, mais intégrées à une approche collective, sensible mais raisonnée, de la situation analysée. On évoque désormais plus volontiers qu’on ne le faisait il y a quelques années les émotions qui animent les chercheurs dans le domaine de l’environnement et du climat, et qui ont conduit il y a plus de soixante ans un chercheur aussi incontesté que Jean Malaurie à transformer ses projets et pratiques de recherche pour se porter témoin des Inuits.
La voix des sciences humaines et sociales
Cela nous amène un autre problème : la minoration ou l’occultation de la pertinence des sensibilités et des expériences est à mettre en lien avec l’affaiblissement continu des sciences humaines et sociales, affaiblissement en partie organisé par l’État et ses réformes, alors même que dans ce domaine disciplinaire se développent des travaux qui permettent de situer le politique dans le soin quotidien destiné à ceux avec qui l’on vit et au milieu dans lequel on vit (ce que l’on appelle le « care » dans les théories anglo-saxonnes) et non plus dans l’ailleurs lointain et abstrait des politiques publiques de la mondialisation ou des réseaux de communication. Les scientifiques des sciences de la nature et les décideurs privilégient ainsi une pensée gestionnaire parsemée d’idées fausses sur la société et la culture. Il ne viendrait à l’idée d’aucun sociologue de proposer une expertise et des préconisations concernant des questions relevant de la physique ou de la biologie, mais la modestie et le scrupule qui devraient animer tout scientifique qui ne connaît rien d’un domaine s’évaporent lorsqu’il est question de dire quelque chose des pratiques culturelles, de la pensée sociale, des formes organisations, ou des manières de vivre et d’agir.
L’urgence : déconstruire de fausses évidences
Pour nous il y a une triple urgence : dés-essentialiser les notions, désétatiser l’imaginaire de l’action, et transformer les rapports aux savoirs.
– Des-essentialiser : l’« humain », ça ne veut rien dire. Tant qu’on utilisera cette catégorie fourre-tout, on se trompera gravement dans les diagnostics et dans l’attribution des responsabilités. Il faut au contraire tenir compte des leçons des sciences sociales, notamment de l’anthropologie, pour comprendre que ce sont les sociétés capitalistes qui sont à l’origine de ce qui n’est pas une « crise » environnementale, mais un effet structurel du mode de développement d’une partie seulement des sociétés humaines. De même « l’État » est une catégorie trop large puisque selon les États, les politiques de la nature divergent. Il y a un travail de connaissance à approfondir pour comprendre concrètement qui agit, selon quelles modalités, et avec quels effets.
– Désétatiser : c’est avant tout nos imaginaires politiques qu’il faut désétatiser. Car tant que l’on attendra tout d’une abstraction comme l’État, et tant qu’on la posera comme au-dessus des habitants, on restera dans le contexte d’une société de la domination et dans le cadre de fonctionnements centralisés et gestionnaires. Or, on a besoin aujourd’hui de diversité : pas seulement de diversité biologique, mais aussi d’une diversité culturelle et politique. Diversité politique, parce qu’aucun système politique ne peut s’imposer mondialement sans s’appuyer sur une forme de totalitarisme. De ce point de vue, nous vivons un moment politique dangereux. Quand on se disputait au nom d’idéologies, entre marxistes et libéraux par exemple, les choix politiques pouvaient apparaître comme liés à des intérêts individuels ou collectifs en conflit. Mais avec la crise environnementale et la place que prend l’expertise, on est en train de définir un horizon normatif qui transcende la conflictualité, et c’est pourquoi on en arrive – avec les appels d’Aurélien Barreau et d’autres – à des revendications potentiellement ou explicitement autoritaires, visant à contraindre les populations au nom de cet horizon normatif non dialectique. Surtout si ces revendications reposent sur des notions essentialisées comme « l’humain » et « l’État ». Diversité culturelle, parce que les dégâts du capitalisme sont aussi les dégâts de l’uniformisation et de la mondialisation d’un système économique. On a besoin de prendre au sérieux les modes de relation au monde d’autres cultures. Pas pour penser tous comme des autochtones d’Amazonie, car nous avons un parcours historique différent de ces populations, mais comme source d’inspiration et comme ouverture à d’autres possibles. Et dans cette diversité culturelle, il faut ranger la diversité des modes de connaissance : la science empirique contemporaine est un indicateur utile pour comprendre ce qui nous arrive – heureusement que le GIEC et l’IPBES existent ! -, mais elle constitue aussi un élément du problème à cause de son obsession de la maîtrise de la nature et de son utilitarisme.
– Transformer les rapports aux savoirs : on a besoin aujourd’hui d’une science qui ne reposerait pas uniquement sur la domination de la nature et qui reconnaisse ses erreurs et ses impasses. Il y a eu tout un mouvement allant dans ce sens au sein des milieux scientifiques dans les années 1970 à 1980, avec les mouvements d’auto-critique des sciences. Ce mouvement s’appuyait sur un intérêt pour l’interdisciplinarité entre sciences humaines et sociales et sciences de la nature. Ce mouvement a d’ailleurs été en partie à l’origine, en France tout au moins, des premières expressions publiques d’une écologie politique radicale : nous faisons ici référence à des universitaires comme Alexandre Grothendieck, Jean Marc Levy-Leblond ou Pierre Clément, et à des publications comme Survivre et vivre, Labo contestation et Impascience. Or, ce mouvement était ouvert à la parole et aux savoirs de communautés non scientifiques et non académiques.
Désétatiser les imaginaires et les savoirs
Si nous voulons combattre la situation d’effondrement environnemental en donnant des outils conceptuels et pratiques aux générations qui auront à affronter ce défi, alors nous devons repenser intégralement l’enseignement de l’école primaire au supérieur. Mais cela ne consisterait surtout pas à insérer dans chaque cycle d’enseignement des cours d’écologie ou de biologie comme certains le demandent. Ce serait là un aveu d’échec intellectuel et politique majeur. Ce dont nous avons besoin, c’est plutôt d’un enseignement interdisciplinaire, articulant sciences humaines et sociales et sciences de la nature et qui serait ouvert à la critique de science de manière à poser les bases d’une rationalité expurgée de ses effets de domination et de hiérarchisation. Il faudrait même certainement dépasser cette interdisciplinarité critique, qui resterait très abstraite sans une éducation écologique articulée à des modes d’habiter donnant une consistance et un sens partagé à ce qui est enseigné et appris. Une enquête récente menée en France sur les ZAD, leurs habitants et leur manière de penser et de vivre leur habitat a ainsi montré comment les représentations du monde de ces habitants se transformaient par le fait-même d’habiter et de construire d’une manière spécifique11 : non seulement par le contact sensible avec la nature, mais aussi par les pratiques d’habitat autonome, les esthétiques privilégiées pour l’aménagement, etc. Les expériences très concrètes menées par Murray Bookchin et ses étudiants au début des années 1970 dans le cadre de l’Institut d’Ecologie Sociale (Vermont, USA) seraient également une source d’inspiration, l’enseignement interdisciplinaire y ayant été développé de concert avec une réflexion systématique sur l’habitat.
Aujourd’hui, le contexte des politiques publiques est cependant celui d’une domination des sciences de la nature dans les formes d’organisation et de gouvernance des institutions de recherche et d’enseignement. Cet état des légitimités disciplinaires, et les styles autoritaires de gestion de l’enseignement supérieur et de la recherche qui se sont installés dans les institutions éducatives et de recherche depuis plusieurs décennies, ne permettront pas de construire une véritable interdisciplinarité pour avancer vers des solutions à la fois démocratiques et écologiques, ni pour promouvoir et mettre en place des enseignements qui seraient cohérents avec la lutte contre l’effondrement en cours.
Il serait donc urgent de développer, en particulier au sein des institutions de recherche et d’enseignement, une pensée non autoritaire, non hiérarchisée et non centralisée, capable de réflexivité et d’auto-critique et qui désigne clairement ses ennemis : le capitalisme, le productivisme, et le libéralisme qui promeuvent la concurrence plutôt que la coopération, et le gaspillage plutôt que la sobriété. Ce qu’il faut arriver à penser ensemble, sans les dissocier, ce sont les dimensions écologiques, politiques et sociales de nos manières d’habiter le monde. Il ne s’agit cependant pas de créer un nouvel académisme reproduisant une nouvelle science à la pointe des modes contemporaines. Les étiquettes du type « humanités environnementales », de même que les anglicismes chics de la « political ecology », ou le thème de la « survie dans les ruines du capitalisme »12 nous paraissent ainsi suspects de ce modernisme académique de pointe dont les universitaires ont le secret quand il s’agit de tout changer pour que jamais rien ne change. L’enjeu réel est de créer un corpus de savoirs et de pratiques permettant de reconstruire une nouvelle société qui ne sera écologique que si elle devient égalitaire, et qui ne deviendra égalitaire que lorsque nous aurons désétatisé nos imaginaires.
En concluant notre propos sur cet appel à une refondation libertaire de nos imaginaires, nous sommes conscients de marcher dans les traces des penseurs précurseurs qu’étaient Murray Bookchin et André Gorz : il est urgent de les lire ou de les relire. Cependant, cette relecture ne peut pas se faire sans critiquer leur absence d’interrogation des effets de domination inscrits dans les savoirs scientifiques. Tout occupés qu’ils étaient à élaborer des utopies permettant de sortir nos sociétés de la barbarie capitaliste, ces auteurs ont en effet négligé de déconstruire les bases politiques des sciences qui leur apparaissaient comme des outils d’émancipation13. Aujourd’hui, nous devons apprendre à nous émanciper des techno-sciences quand elles n’interrogent plus le monde – du vivant aux sociétés – et quand elle se prêtent à la tentation d’une gestion surplombante. Ce travail ne peut être que long et imprévisible dans les formes qu’il peut prendre pour chacun. Mais pour terminer sur une maxime bookchinienne, nous restons persuadés que l’humain n’est pas le problème, mais la solution. Du moins, si la catégorie de « l’humain » est dés-essentialisée et reposée dans ses relations écologiques à l’ensemble des êtres et des formes politiques et cognitives.
Notes
- Murray Bookchin, Roots, New-York, 1969 (traduit dans Bookchin, M., Pouvoir de détruire, pouvoir de créer, L’Echappée, Paris, 2019[↩]
- Groupe International d’Experts sur le Climat : https://www.ipcc.ch/ [↩]
- Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques : https://www.ipbes.net/[↩]
- On ne peut que déplorer la parution en librairie d’un essai, « le bug du cerveau » de Sébastien Bohler (Robert Laffont, 2019), qui situe dans le cerveau humain la propension de l’Humanité à détruire la planète. Il est désolant de trouver de nos jours ce type de propos universalisant sans aucune prise en compte de la diversité des populations humaines dont les cerveaux semblent fonctionner autrement que celui de ce prétendu Homme universel.[↩]
- Voir par exemple Babou, I. Disposer de la nature. Enjeux environnementaux en Patagonie argentine, Paris, L’Harmattan, 2008.[↩]
- Loi n° 2006-436 du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels marins et aux parcs naturels régionaux[↩]
- Pratique de sponsoring : les parcs concèdent leur nom en tant que « marque » lors de labellisations, notamment pour des entreprises situées sur leur territoire.[↩]
- https://penseedudiscours.hypotheses.org/4734[↩]
- Le Marec, J. Publics et musées. La confiance éprouvée, Paris, L’Harmattan, 2007.[↩]
- Cette remarque, fréquente, ne tient pas : nous sommes tous le public, et nous éprouvons tous le décalage entre nos modes de vie et la conscience de ses effets négatifs. Cela ne signifie nullement que nous ne serions pas prêts à vivre autrement[↩]
- Voir par exemple les travaux de Clara Breteau, et en particulier cet article tiré de sa thèse : POÈME : la POïesis à l’Ère de la Métamorphose, Ecozon@, Vol 10, n°1, 2019.[↩]
- Nous faisons ici référence à l’ouvrage d’Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte, 2017.[↩]
- On peut mettre à part le texte de Bookchin « Les ambiguïtés de la science », publié pour la première fois en 1982, même si ce texte interroge les ambiguïtés de la science d’un point de vue très général, sans entrer dans le détail des fonctionnements institutionnels et économiques des sciences contemporaines. Voir Bookchin, M., Les ambiguïtés de la science, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer, Paris, L’Echappée, 2019.[↩]