À partir d’un certain moment, j’ai commencé à collecter des images de l’assaut israélien à Gaza. Les images de l’extrême violence à laquelle les Gazaoui·es sont assujetti·es ne manquent pas. Il est courant de dire qu’à Gaza se déroule, depuis neuf mois au moment où j’écris, le premier génocide télévisé – et il serait sans doute plus juste de dire qu’il s’agit du premier génocide live-streamé tant le déferlement d’images sur les réseaux sociaux contraste avec leur absence des médias plus anciens, ceux du broadcast centralisé, organisés par un point de diffusion et un vaste bassin de réception généralement conçu en termes nationaux. Ces images, malgré leur horreur et leur nombre, semblent impuissantes à révéler quoi que ce soit : le savoir n’embraye sur aucune action politique qui s’efforcerait ne serait-ce que de protéger les Palestinien·nes soumis·es à cette campagne d’annihilation, qui vise aussi bien les êtres que l’ensemble des infrastructures qui soutiennent la vie : maisons, hôpitaux et lieux de soin, écoles, bibliothèques et universités, champs et serres, points de distribution de nourriture, boulangeries et marchés, panneaux solaires, réservoirs d’eau, routes et lieux de cultes.
Ce constat m’a hantée, comme me hantent nombre de ces images, et je me suis demandée s’il était possible de trouver des pistes pour tenter de comprendre l’indifférence que semble susciter tant d’horreur et tant de violence. J’ai suivi, pour cela, le chemin des images elles-mêmes sur la route éminemment troublante de la fascination de la modernité occidentale pour sa propre accumulation de puissance.
Les trois premières images dont je voudrais parler montrent des Palestinien·nes dont le corps est brisé par la douleur ; une douleur morale, psychique, affective d’une intensité telle que leur corps en est visiblement affecté, comme si quelque chose de physique s’effondrait et se disloquait sous l’effet de cette souffrance. Je me souviens d’avoir hésité avant d’enregistrer la première de ces photographies sur mon ordinateur. Elle m’appelait avec insistance et je suis retournée à plusieurs reprises sur le site Internet où je l’avais vue, inquiète qu’elle ait disparu. Mais je ne savais pas précisément pourquoi il me semblait important de la conserver quelque part et je craignais qu’il s’agisse d’un geste déplacé. Aujourd’hui, je pense qu’il s’agissait simplement de sauvegarder une trace de ce qui est en train de se passer, de mon vivant et sous mes yeux, de constituer une archive minimale de ce qui est un génocide mais dont le nom, je crois, n’a pas encore été établi pour la plupart d’entre nous. Les catégories juridiques, même les plus solennelles, semblent débordées par le réel et les mots tout aussi impuissants que les images à faire prise sur le déchaînement de violence et de cruauté auquel Gaza est soumise.
La première image que j’ai conservée montre un garçon palestinien, qui semble avoir onze ou douze ans, sur le seuil entre l’enfance et l’adolescence, agenouillé auprès d’un cadavre enveloppé d’un linceul blanc, qui se trouve au premier plan de l’image. Les mains du garçon sont posées sur le tissu qui recouvre le corps et elles semblent entourer sa tête, dans un geste à la fois tendre et désespéré. Sa main gauche tient le sommet du crâne et sa main droite repose sur ce qui doit être le thorax, la tête que son geste dessine semble bien petite, le corps est menu, il s’agit selon toute vraisemblance du cadavre d’un enfant. Son visage, qui est tout proche de celui de la personne qu’il pleure, recouvert du linge blanc, exprime une douleur et une tristesse intolérables. Son dos est courbé par le geste de se pencher sur le corps, mais aussi sous le poids écrasant de la perte et de la peine.
Un homme se trouve à côté du garçon, lui aussi assis au sol auprès du corps enveloppé, mais en retrait dans la composition de l’image. Il est entouré des jambes d’autres personnes, debout derrière lui. Leur présence suggère fugitivement ce que tous les témoignages soulignent, la densité de la population gazaouie, le nombre des Palestinien·nes contraint·es de vivre, depuis dix-sept ans, dans un minuscule territoire bouclé de l’extérieur, intégralement contrôlé par l’occupation israélienne.
La deuxième photo ne montre pas de cadavre, même enveloppé d’un linceul immaculé. Elle suggère le ravage du chagrin dans le corps de deux personnes, une femme et un garçon, debout en bas d’un escalier. La femme et le garçon se tiennent dans l’espace, qui les entoure comme une alcôve, défini par la balustrade de l’escalier en bois peint qui occupe la partie gauche de la photo et un mur qui ferme la partie droite. Des fils électriques traversent le champ de l’image et un objet qui est peut-être un haut-parleur pend, arraché du mur, contre la balustrade. Les lieux sont abîmés, d’une manière qui évoque l’usure et la difficulté de prendre soin dans ce territoire délibérément dépossédé et appauvri. Mais on n’y voit pas la destruction massive infligée par les bombardements incessants de l’armée israélienne, les édifices éventrés ou effondrés, les quartiers entiers transformés en gravats, les tentes incendiées ou ensevelies dans le sable par la violence des explosions. Tout ça forme le hors champ de cette image relativement paisible, si ce n’était la répercussion de ce hors champ dans le corps de la femme et du garçon enlassé·es.
La femme porte une longue robe brique, une couleur rare et élégante, qui s’accorde à la dignité de son maintien. Ses cheveux sont couverts d’un foulard noir semi-opaque, son visage est légèrement incliné vers le haut, ses yeux sont fermés et sa bouche imperceptiblement entrouverte, son expression me fait penser aux forces qu’on tente de rassembler, à la limite de ce qui est possible, pour faire face à une douleur catastrophique ; la souffrance et l’effort pour ne pas y succomber se lisent ensemble dans son corps et sur son visage. Elle serre contre elle un garçon qui semble avoir onze ou douze ans, sa main droite tient l’épaule gauche du garçon et sa main gauche passe le long de son cou pour enserrer sa tête, dans un geste de consolation plein de tendresse. Le visage du garçon est enfoui dans le creux du bras plié de la femme comme pour y chercher refuge, son dos est voûté, sa main droite est posée sur le côté de la femme. Comme le reste de son corps, son bras plié semble privé de ses forces et le garçon semble prêt à s’effondrer sur lui-même d’un moment à l’autre. L’image capture un moment où seule leur étreinte et leur présence l’un·e pour l’autre permettent à leur corps de tenir.
Lire aussi sur Terrestres : Ali Zniber, « Prise de terre et Terre promise : sur l’État colonial d’Israël », août 2024.
Trois autres personnes se trouvent dans l’image, en retrait, dont une femme debout dans un espace ouvert dans le mur de droite, qui la cache à moitié. Elle fait face à l’appareil, mais le bas de son visage est caché par ses mains qui essuient visiblement des larmes et son geste fait écho à la douleur de la femme et du garçon, cette dévastation imposée à l’ensemble de la société palestinienne.
La troisième image montre une femme assise sur un sol de béton nu. Ses jambes croisées sont recouvertes par sa robe bleu nuit, la cheville qu’on aperçoit, ses mains aussi, laissent penser qu’il s’agit d’une femme relativement âgée, mais c’est difficile à dire avec précision. Ses cheveux et ses épaules sont couverts d’un foulard bleu tirant sur le vert, cobalt, une ombre cache en partie son visage, qu’on devine seulement. Elle tient dans ses bras un cadavre d’enfant enveloppé d’un linceul maculé d’une grande tache de sang. La femme serre le petit corps contre elle, le côté de son visage posé contre ce qui doit être le visage de l’enfant mort, comme si elle le berçait tendrement. L’affection et la douleur de cette femme se lisent dans l’ensemble de son geste de protection désormais vain et particulièrement dans ses mains, qui serrent fermement le petit être comme pour absorber le choc de sa mort tout en la niant pour en repousser l’horreur. Sur l’image, il semble inimaginable qu’elle accepte de lâcher le cadavre qu’elle tient contre elle, comme si le garder pouvait empêcher l’indignité de cette mort et, en même temps, empêcher le flot de la souffrance de se déverser en elle et de tout dévaster. L’image semble saisir le moment où cet anéantissement est contenu par la grande proximité que la femme maintient avec l’enfant, mais dont on sait qu’elle ne pourra durer.
Dans le coin gauche de l’image, en arrière de la femme, on aperçoit le bas d’une jambe – genou, mollet, pied – et le fragment d’un autre pied, dont l’énergie suggère une personne en mouvement, qui prend appui au sol pour se dépêcher. On y décèle, hors cadre, l’immense tension qui règne dans les lieux de soins et les morgues de Gaza, les mort·es et les blessé·es innombrables, l’activité effrénée, l’urgence constante, les soins prodigués au sol, dans des corridors ou des chambres aux murs éventrés par les missiles, le courage et l’endurance des soignant·es qui continuent à travailler malgré tout, dans ces lieux délibérément bombardés et détruits.
Ces trois photos, qui montrent la mort et la dévastation, sont aussi le hors champ d’autre chose. Ce sont des images pudiques, les corps sont intacts et les cadavres couverts, leurs blessures invisibles ou seulement suggérées. Or, les corps palestiniens sont meurtris, suppliciés d’une manière que rapportent tou·tes les soignant·es, et particulièrement les chirurgien·nes, qui viennent en mission depuis l’extérieur de la bande de Gaza. Des témoignages qui décrivent avec précision les dommages infligés aux corps des Gazaoui·es émergent peu à peu. Ils donnent une idée de l’état dans lequel se trouvent celles et ceux qui n’ont pas été tuées – « À de rares exceptions, tout le monde, à Gaza, est malade, blessé ou les deux1 ». La santé générale des habitant·es de Gaza est compromise de manière massive et systémique, comme c’est parfaitement documenté, par un ensemble de pratiques qui se relaient et s’amplifient, allant de la famine organisée à la destruction méthodique des lieux de soin, de la raréfaction délibérée de l’eau aux déplacements incessants des personnes, qui vivent dans des conditions d’insalubrité extrême.
Beaucoup de ces médecins ont une expérience passée des zones de conflits et font état de la singularité des effets de la violence militaire infligée par l’armée israélienne, qui broie les corps et les mutile. « “C’était incroyable le nombre d’amputations que nous avions à faire, particulièrement sur des enfants,” rapporte [Sanjay Adusumilli, un chirurgien australien ayant travaillé dans l’hôpital al-Aqsa en avril 2024]. “L’option qu’on a pour leur sauver la vie est de leur amputer la jambe ou les mains ou les bras. C’était un flux constant d’amputations tous les jours2.” » Leurs témoignages parlent aussi des effets de bombes conçues pour projeter une grande quantité de minuscules morceaux de métal au moment de leur explosion. Ces éclats supplémentaires pénètrent le corps en laissant de très petites plaies, longues de quelques millimètres et parfois invisibles, mais dont la vitesse inflige des dégâts majeurs une fois à l’intérieur. « Amnesty International a dit que ces armes semblaient conçues pour maximiser le nombre de victimes3 ». Sanjay Adusumilli, le chirurgien australien, rapporte le cas d’un petit patient blessé par un missile tombé près de la tente où sa famille vivait après avoir dû quitter leur maison. À son arrivée à l’hôpital, le garçon avait de toutes petites blessures, de la taille d’une tête d’épingle, ne laissant aucunement augurer de la gravité des blessures de ses organes internes. « Il a fallu que j’ouvre son abdomen et son thorax. Il avait des lacérations aux poumons, au coeur et des trous tout le long de ses intestins. Il a fallu tout réparer4. » Ce patient travail pour réparer et restaurer les organes en lambeaux ne suffit pas toujours et ce petit garçon a fini par mourir.
Le hors champ des images d’affliction que j’ai conservées dans mon ordinateur, c’est notamment cet acharnement sur les corps et l’excès de puissance auquel ils sont absolument exposés. Sur ces photos, l’intégrité des êtres est maintenue et la force qui semble pouvoir les disloquer est celle de la peine, du désespoir, d’une immense douleur psychique. Ce sont des images de presse, poignantes mais soignées, professionnelles, expurgées en quelque sorte. Les images et les mots que j’ai commencé à collecter plus récemment, sur mon téléphone, depuis Instagram, parlent de tout autre chose. Ainsi, le témoignage de Hend Abo Helow, partagé sur le fil du compte We Are Not Numbers, dit : « Si je suis tuée, je ne veux pas mourir la nuit. Je déteste l’obscurité, elle me fait peur. Je ne veux pas que ma chair soit déchiquetée, je veux mourir avec mon corps intact. Je ne veux pas être retirée des décombres morceau par morceau5. » Avec ce souhait de mourir avec un corps intact, on entre sur un autre terrain.
Ce terrain, infiniment âpre et désolé, est celui qu’explore Nadera Shalhoub-Kevorkian, une féministe palestinienne et professeure en criminologie à la faculté de droit de l’université hébraïque de Jérusalem. Son travail porte sur la violence d’État en Israël/Palestine et, en particulier, sur la manière dont elle s’applique aux enfants palestinien·nes. Dans l’entrevue que j’écoute, Nadera parle d’une voix blanche6. Il est impossible de dire si c’est parce qu’elle refuse de parler avec cordialité et un élan minimal ou si c’est simplement qu’elle n’arrive pas à trouver cette énergie en elle. Elle commence par évoquer Jérusalem, la ville qu’elle habite. Elle raconte la violence quotidienne, la souffrance et la perte, le déni qui les redouble et qui vient de partout, en particulier de ses collègues. Elle dit : « Jerusalem is packed with agonies », ce qu’on pourrait traduire par « Jérusalem est saturée par la souffrance ». Elle parle du traitement des cadavres des Palestinien·nes tué·es par l’armée israélienne, que celle-ci refuse de restituer à leur famille ou, quand ça finit par arriver, d’une manière telle que cette restitution est une épreuve supplémentaire parce qu’ils sortent congelés des morgues, contorsionnés et figés dans des positions de souffrance, le supplice inscrit sur le visage.
Lire aussi sur Terrestres : Rami Abou Jamous, « Journal de bord de Gaza », décembre 2024.
Mais ce dont Nadera parle le plus longtemps, ce qui occupe son attention, sa réflexion et son écriture dans le contexte de l’assaut contre Gaza, elle l’appelle ashla’a. Elle n’essaie pas de traduire ce mot, qui nomme d’abord la chair mise en pièces et le démembrement des corps palestiniens sous la puissance démesurée des bombes de l’armée israélienne7. Nadera dit qu’elle écrit à propos de « body parts, body bags », en référence aux sacs en plastique dans lesquels les fragments sont collectés par les survivant·es pour leur offrir une forme d’unité – un corps – et lutter contre la disparition des défunt·es. Rassembler les morceaux, c’est contester un projet d’anéantissement absolu qui opère en effaçant ses traces et nie d’un même geste les actes d’annihilation et l’existence qu’ils visent à annihiler. « Les cadavres des Palestinien·nes sont dispersés au vent sur les ruines de l’anéantissement de Gaza. C’est ça ashla’a.8 »
Les images conservées dans mon téléphone témoignent de cette dislocation des corps et de leur transformation en morceaux de chair, souvent carbonisés au-delà de toute identification. Il y a des images si terribles que je n’arrive pas réellement à les regarder et je sursaute toujours quand je tombe dessus. L’une d’elles montre la façade d’un immeuble devant laquelle des pans de murs détruits pendent au bout d’armatures métalliques et, à côté, pend aussi une personne réduite en une bouillie de chair, mêlée aux débris de murs. Il est impossible de savoir ce qui vient de son corps broyé et ce qui, de son environnement, est taché de son sang. On distingue, au sein de cette masse suppliciée, un bras et une main et, plus bas, un mollet et un pied. Ces extrémités épargnées, qui reviennent dans les témoignages comme les fragments pouvant être collectés suite à ces massacres, occupent une place particulière dans l’image en figurant la place du corps et son état antérieur, juste avant d’être démembré. Elles font cohabiter la personne et son anéantissement, elles sont l’indice du désir génocidaire, dont la vision est plus effrayante encore que celle de la chair à nu.
À l’aube du 10 août 2024, une centaine de personnes priant dans l’école Al-Taba’een, où elles étaient réfugiées, ont été massacrées et pas un corps entier ou même reconnaissable n’a été retrouvé. Aux proches des personnes tuées, les secours ont donné des sacs en plastique contenant un certain poids de morceaux de chair : 70 kilos pour un homme adulte, 18 kilos pour un enfant de six ans.
Les images qui témoignent de tels faits montrent par exemple un ensemble de sacs en plastique transparent posés sur un long tissu, remplis d’un contenu relativement indistinct, fragmenté, principalement sombre sauf dans l’un d’entre eux où les morceaux de chair ne sont pas carbonisés mais blessés et ensanglantés. L’œil qui parcourt l’image fuit ces détails dans lesquels la réalité de ce que contiennent ces sacs affleure immédiatement. Ce genre de vision, à la limite du supportable, convoque la manière dont l’historien palestinien Tareq Baconi parle de l’abjection de Gaza. Il envisage en effet cette dégradation radicale, qui touche jusqu’aux défunt·es, comme la place d’altérité absolue qui produit la supériorité d’Israël dans son discours sur lui-même9. Cette ignominie atteint un tel point aujourd’hui qu’il est impossible de s’y soustraire et de l’ignorer, même de loin, dans une vie épargnée. Elle s’impose dans l’intimité absolue de l’appareil qui dédouble notre vie, elle hante la tranquillité de mon quotidien canadien, elle nous confronte à notre intrication à la sur-violence et à l’immense morbidité de l’accumulation de puissance au principe de la modernité – par l’État, par le capital, par l’industrie.
Ce degré d’abjection nous place de manière aiguë sur la charnière, qui est aussi un hiatus et une fosse, qui permet la coexistence de l’ambition émancipatrice de la modernité occidentale, affirmée de manière si volontiers sentencieuse, avec la colonisation, l’esclavage et l’extractivisme. C’est une place hautement inconfortable, dont l’immense tension est résorbée par la mobilisation d’un déni massif. La sociologue palestinienne Areej Sabbagh-Khoury, professeure à l’université de Californie à Berkeley, estime qu’un tel déni suit la logique du désaveu, puisqu’il s’agit essentiellement de renier ce qui est sien et de se soustraire à ses responsabilités10. Cette posture place les innombrables victimes des oppressions créées par la modernité dans une situation insoutenable puisque l’hypothèse même d’un tort est constituée comme impossible. Elles portent le double fardeau d’être outragées – mutilées, massacrées, exterminées – et de devoir établir la possibilité même de l’être. Il n’est donc pas tellement étonnant que ces images ne puissent être vues, au sens où ce qu’elles portent d’horreur et de violence soit si aisément ignoré, nié, méprisé, et ceci depuis une position de supériorité morale11.
Je n’ai commencé à voir de telles images qu’à partir du mois de juin 2024, mais la réflexion de Nadera sur ashla’a s’est développée à partir d’une scène qu’elle a vue en prenant des nouvelles de Gaza au réveil, le matin du 17 octobre 2023 : « Un père portant des sacs, des sacs en plastique, criant à qui voulait l’entendre à Gaza […] ‟Ce sont mes enfants.” Le cadavre de ses enfants étaient dans les sacs en plastique.12 » Pour elle, ce père témoigne et résiste. Il témoigne, dit-elle, du fait que « nous [les Palestinien·nes] sommes ontologiquement des non-êtres13 », ce qui autoriserait un tel déchaînement de violence. Ou peut-être plus précisément cette négation de l’existence-palestinienne est l’objectif de ce déchaînement, au sens où détruire les êtres de cette façon signerait leur absence (d’humanité). Mais le père lutte et résiste aussi en reconstituant l’existence de ses enfants, en rassemblant leurs morceaux et en déclarant qu’il est leur père, « revendiquant et regagnant sa paternité », « restituant ce qui était déclaré comme n’étant pas, ontologiquement, des êtres14 ». Nadera refuse la victimisation, même plongée dans ses réflexions sur ashla’a. Elle est tendue par le refus, l’amour et la lutte. Elle décrit le travail à faire dans le geste profondément féministe de recomposer et de créer la vie. Un tel travail s’ancre dans le respect dû aux morts et l’exigence qu’ils puissent recevoir des rites funéraires, mêmes minimaux, qui, en Islam, requièrent d’enterrer le corps le plus rapidement possible et prohibent la crémation. Nadera esquisse, dans le cadre limité de son entrevue, un horizon qui associe le geste aimant et immémorial de rassembler les corps mis en pièces pour conduire le deuil à la lutte politique contre la fragmentation de la Palestine pour imaginer un avenir à cette terre disloquée par l’héritage doublement effroyable de la modernité européenne, antisémitisme et impérialisme. Le chercheur israélien Raz Segal, dans la lignée d’autres historien·nes des génocides, situe en effet « un “cadre génocidaire” dans la construction du monde moderne15 », qui anéantit l’altérité et la diversité, et il est assez naturel de souscrire à cette proposition quand on vit au Canada, comme c’est mon cas. Les images des Gazoui·es dont les corps sont disloqués par la douleur et par les bombes sont des images littérales de cet héritage empoisonné, qui se déchaîne encore aujourd’hui malgré cinq cents ans de pensée et de luttes anticoloniales.
Image d’accueil : Gaza attaquée, Khan Yunis, 31 décembre 2024. Des Palestinien·nes marchent à côté d’un bâtiment détruit dans la bande de Gaza. Photographe : Doaa Albaz / ActiveStills.
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Notes
- « With only marginal exceptions, everyone in Gaza is sick, injured, or both. » Lettre ouverte de 45 médecins américains publiée le 25 juin 2024, lien disponible dans cet article du Guardian : « US medics who volunteered in Gaza demand arms embargo over ‘unbearable cruelty’ inflicted by Israel ».[↩]
- « “It was unbelievable the number of amputations we had to do, especially on children, [Sanjay Adusumilli, an Australian surgeon who worked at the al-Aqsa hospital in central Gaza in April,] said. “The option you’ve got to save their life is to amputate their leg or their hands or their arms. It was a constant flow of amputations every day.” », dans « Israeli weapons packed with shrapnel causing devastating injuries to children in Gaza, doctors say », The Guardian, juillet 2024.[↩]
- « Amnesty International has said that the weapons appear designed to maximise casualties. », idem.[↩]
- « “I had to open his abdomen and chest. He had lacerations to his lung, to his heart, and holes throughout his intestine. We had to repair everything. », idem.[↩]
- « If I’m killed, I don’t want to die at night. I hate the darkness, it scares me. I don’t want my flesh to be shredded, I want to die with my body whole. I don’t want to be pulled from the rubble in bits and pieces. », Instagram et site Internet de We are not numbers – Emerging writers from Palestine tell their stories and advocate for their human rights.[↩]
- « There is so much love in Palestine », podcast Makdisi Street avec Nadera Shalhoub-Kevorkian, mars 2024.[↩]
- « ‘Lavender’: The AI machine directing Israel’s bombing spree in Gaza », +972Magazine, avril 2024.[↩]
- « There is so much love in Palestine », podcast Makdisi Street avec Nadera Shalhoub-Kevorkian.[↩]
- « What Was Hamas Thinking? », The Alwaleed Center for Muslim–Christian Understanding (ACMCU), mars 2024.[↩]
- Areej Sabbagh-Khoury, « Memory for forgetfulness : Conceptualizing a memory practice of settler colonial disavowal. », Theory and Society, vol. 52, pp. 263–292, 2023[↩]
- Didier Fassin exprime cette idée en écrivant : « Mais, tout au long de la guerre, nombre d’États occidentaux ont fait plus que consentir. Ils ont empêché de s’exprimer celles et ceux qui défendaient le droit des Palestiniens de vivre dignement et même, simplement, de vivre […]. Le paradoxe est en effet que cette abdication morale des États a été justifiée au nom de la morale même. ». Une étrange Défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza, La Découverte, 2024.[↩]
- « A father holding bags, plastic bags, screaming to everybody in Gaza […] ‟These are my kids.” His kids’ dead bodies were in the plastic bags. ». Dans « There is so much love in Palestine », podcast Makdisi Street avec Nadera Shalhoub-Kevorkian, mars 2024.[↩]
- « We [Palestinians] are ontologically non-beings ». Idem.[↩]
- « Reclaiming his fatherhood », « reclaiming what was ontologically not claimed as being ». Idem.[↩]
- « A “genocidal framework” in the making of the modern world ». Raz Segal, « The Modern State, the Question of Genocide, and Holocaust Scholarship », Journal of Genocide Research, vol. 20, n°1, pp. 108–133, 2018.[↩]