Temps de lecture : 19 minutes

Que se racontent deux historiens spécialistes d’histoire environnementale en général et des modernisations agricoles en particulier ? Si vous avez lu la bande dessinée Champs de bataille : l’histoire enfouie du remembrement, de la journaliste Inès Léraud et du dessinateur Pierre Van Hove (Delcourt/La revue dessinée), vous en avez une petite idée. Pour Terrestres, Christophe Bonneuil et Léandre Mandard revisitent le récit de la modernisation agricole. Ils révèlent ses dimensions autoritaires et les étonnantes résistances que lui a opposé une partie du monde paysan.

Un entretien réalisé par Aurélien Gabriel Cohen, Quentin Hardy et Emilie Letouzey.

Revoir l’historiographie dominante

Léandre, vous avez été étroitement impliqué dans l’écriture de Champs de bataille. Christophe, vous apparaissez également dans l’ouvrage mais vous l’avez découvert comme lecteur. Comment avez-vous perçu cette bande dessinée à succès traitant d’un sujet habituellement réservé à quelques historiens spécialistes ?

Christophe Bonneuil – Cet ouvrage est magnifique ! Je voudrais saluer la capacité de la mise en image à nous plonger aussi bien dans des ambiances et contextes historiques, des jeux d’acteurs, des paysages et des drames intimes. Pour un historien, le travail de la journaliste Inès Léraud est remarquable car elle ne se contente pas de recueillir le travail d’une thèse d’histoire, celle de Léandre, et d’en faire une BD grand public qui prend aux tripes. Elle a mené la recherche aux côtés de Léandre, en entretiens comme en archives. La BD émeut tout en rendant justice au travail de l’historien, avec notamment des archives très habilement mises en scène ! Cela ferait tellement sens si davantage de recherches de thèse avaient la chance de travailler en binôme avec un.e auteur.ice ou artiste. Sur le fond, le travail renouvelle l’historiographie de la modernisation agricole d’après-guerre en soulignant des dimensions autoritaires et violentes du processus.

La BD met à mal le récit officiel d’une agriculture française d’après-guerre qui aurait réussi consensuellement à nourrir la France puis le monde et à entrer dans l’âge du tracteur et de la modernité…

Christophe Bonneuil – Ce récit se retrouve dans l’historiographie standard, et il structure le récit public de la modernisation agricole, que l’on retrouve par exemple dans le film Nous paysans (France 2, 2022). Que raconte cette mémoire officielle encore dominante ? Que la France était alors en retard, que son agriculture était ringarde et routinière, qu’on avait du mal à se nourrir. Que le sursaut est né du modèle américain, du désir de tracteur. Et que la France a alors pu se nourrir et nourrir le monde en devenant le 2e exportateur agricole mondial.

Le récit dominant privilégie l’influence états-unienne sur l’influence allemande (sous l’occupation) dans la modernisation. Il privilégie le rôle des modernisateurs éclairés du Plan comme l’agronome René Dumont, des jeunes agriculteurs convertis au progrès comme le syndicaliste agricole Michel Debatisse, en délaissant l’action des acteurs industriels dans le modèle de modernisation emprunté – qui n’était pas le seul possible.

Enfin, hormis les petits conflits entre jeunes agriculteurs avec leurs pères qui ne veulent pas de tracteur, ce récit omet les dominations de genre et les conflits en faisant comme s’il y avait eu un consensus vers la modernisation.

Ce récit dominant donne l’impression que tout le monde était d’accord avec cette modernisation, qu’elle s’est bien passée, qu’il n’y a pas eu de vaincus ni de violence. C’était la « révolution silencieuse » évoquée par Michel Debatisse1. Au contraire, la réalité du remembrement donne à voir une anthropologie beaucoup plus complexe et riche de la modernisation : les conflits villageois et les violences resurgissent au premier plan ! Il y a une dimension traumatique qui n’était pas présente dans les récits dominants.

À NE PAS RATER !
La newsletter des Terrestres

Inscrivez-vous pour recevoir, deux fois par mois, nos dernières publications et des articles choisis dans nos archives, en écho à l'actualité.

Adresse e-mail non valide
En validant ce formulaire, j'accepte de recevoir des informations sur la revue Terrestres sous la forme d'une infolettre éditoriale bimensuelle et de quelques messages par an sur l'actualité de la revue. Je pourrai me désinscrire facilement et à tout moment en cliquant sur le lien de désabonnement présent en bas de chaque email reçu, conformément à la RGPD.

Un autre aspect de ce récit dominant est celui d’une France qu’il fallait sortir de la faim. Ce serait donc l’urgence et la situation matérielle qui auraient imposé cette modernisation. Qu’en est-il réellement ?

Léandre Mandard – Jusqu’en 1949, il y a en effet des tickets de rationnement. Mais dès les années 50, on commence à avoir des surplus dans les principales productions, à partir de 1951 pour le blé. On a même une crise de surproduction laitière en 1953-54, alors que la Bretagne n’est pas encore remembrée. Dans les lois d’orientation agricole de 1960-62, l’objectif est d’exporter : l’agriculture est mise au service de l’expansion industrielle. Il n’est plus question de simplement « nourrir la France ».

Le récit dominant donne l’impression que tout le monde était d’accord avec cette modernisation, qu’elle s’est bien passée, qu’il n’y a pas eu de vaincus ni de violence.

Christophe Bonneuil

Christophe Bonneuil – À l’issue de la guerre, la France est très endettée et doit acheter son énergie : dès le plan Monnet de 1946, l’agriculture apparaît comme un secteur potentiellement exportateur. Ce projet exportateur se renforce à la fin des années 1940 et en 1951, la France commence en effet à exporter du blé alors qu’elle était importatrice depuis le 19e siècle. Ce modèle productiviste et exportateur est porté par l’Association générale des producteurs de blé, alors dirigée par de gros céréaliers possédant déjà 100 à 300 hectares, qui poussent à la construction de silos et influencent les politiques nationales dans cette direction.

Illustration de Pierre Van Hove issue de la BD “Champs de bataille. L’histoire enfouie du remembrement”.

Les origines du remembrement

Et d’ailleurs, d’où vient ce mot de « remembrement » ?

Léandre Mandard – Le terme se forme à l’époque moderne, entre le 17ᵉ et le 18ᵉ siècle. « Se remembrer », en ancien français, veut dire « se souvenir ». En l’occurrence, il s’agissait alors pour de grands seigneurs et propriétaires terriens de se souvenir des anciennes limites des parcelles telles qu’elles apparaissaient dans les vieux titres seigneuriaux, qui étaient souvent flous. À cette époque, le remembrement est donc une stratégie d’accaparement foncier.

À partir du 19ᵉ siècle, le terme est devenu synonyme de regroupement de parcelles, mesure défendue dès le 18e siècle par les physiocrates qui prônent, au nom du libéralisme, la grande propriété et une forme de rationalisation de la production2. L’idée de « réunir les terres » va être reprise ensuite par des ingénieurs au 19ᵉ siècle puis par des législateurs au 20e.

Les premières lois françaises qui mettent en place une procédure de remembrement, dites « lois Chauveau », datent de 1918 et 1919. La première est peu appliquée, et la seconde concerne en fait les régions dévastées par la guerre. Les zones du front sont une sorte de laboratoire du remembrement. Il y a ensuite la fameuse loi du 9 mars 1941 mise en place par le régime de Vichy. Derrière ces lois de 1918-1919 et 1941, on trouve la même personne : Maurice Poirée, un ingénieur du génie rural. La loi de 41 est conservée à la Libération : elle a constitué le cadre législatif du remembrement jusqu’au début du 21ᵉ siècle.

Les zones du front sont une sorte de laboratoire du remembrement.

Léandre Mandard

Le remembrement est donc ancien. Mais on peut penser que, selon les époques, on a remembré pour des raisons différentes et de manières différentes ?

Christophe Bonneuil – Dans les contestations des années 70, on entend souvent : « Oui au remembrement, non au remembrement autoritaire ! ». L’idée de remembrer n’est pas insensée dès lors qu’on se rappelle que la Révolution française a consacré la propriété privée. Le 19ᵉ siècle, c’est l’âge de la petite propriété rurale. Dans la plupart des régions de France, la terre est divisée à parts égales entre enfants : cette division a eu pour effet de fragmenter complètement les parcelles.

Dans La Terre, Zola met en scène le partage de petites parcelles entre trois enfants : les conflits entre les enfants conduisent à diviser chaque parcelle en trois au lieu de se donner une parcelle chacun. Il y a un vrai besoin de remembrement qui est lié à ce processus progressif de parcellisation de la propriété privée. Il ne s’agit donc pas de dire que le processus de remembrement était en lui-même une catastrophe et qu’il ne fallait rien remembrer.

La commune de Pontivy dans les années 1960 et actuellement. ©IGN

La nouveauté de la loi de 1941, c’est que le remembrement peut se faire dans une commune sans l’assentiment de la majorité des propriétaires fonciers concernés. Il suffit alors que le préfet ait décidé de le faire, qu’il place trois agriculteurs cooptés dans la commission… Et c’est parti ! Les géomètres travaillent et le rouleau compresseur se met en route. Ce qui est vraiment frappant, c’est la dimension autoritaire du dispositif tel qu’il est mis en place en 1941. Ce n’est pas très étonnant : on est au milieu du 20ᵉ siècle qui est l’âge des totalitarismes. Ce contexte imprègne la France, alors sous occupation allemande.

Léandre Mandard – Le remembrement est vraiment un processus vertical, de haut en bas, pensé par des ingénieurs. La loi de 1918 exigeait que les décisions de la commission soient prises à l’unanimité. Dans les faits, elle a été très peu appliquée : elle était pour ainsi dire trop démocratique !

Le remembrement et ses acteurs

Qui organise alors ce remembrement et dans quel but ? Dans la bande dessinée, on voit qu’il y a eu une alliance entre différentes élites : administratives, scientifiques, agricoles, industrielles…

Christophe Bonneuil – À l’origine de la loi sur le remembrement de 1941, il y a d’abord une élite agrarienne mais relativement modernisatrice qui est incarnée par Pierre Caziot, le premier ministre de l’Agriculture du gouvernement de Vichy. Caziot s’intéresse à la question foncière depuis l’entre-deux guerres. Il est soutenu par des ingénieurs du génie rural, qui ont pour ambition de moderniser le monde rural et de le faire produire davantage. Ils électrifient, drainent, construisent des routes dans les campagnes. Autant dire qu’ils sont très loin d’être des partisans d’un retour traditionaliste à la terre, ou de l’« ordre éternel des champs » contre les péchés de la ville et de l’industrie ! Ces ingénieurs représentent un courant technocratique et modernisateur à l’intérieur même du régime de Vichy, à rebours de la caricature du traditionalisme. On sait depuis le livre majeur de Robert Paxton en 19733 qu’il y a eu un courant technocratique et modernisateur sous Vichy. Il faut ajouter une forte pression, sous l’Occupation, à intensifier la production malgré les pénuries de main d’œuvre et d’intrants, pour répondre à la ponction allemande de matières premières agricoles.

Ensuite, une deuxième élite est constituée par les partisans de la motorisation, où on trouve également des ingénieurs du génie rural tels que René Dumont. Ils ont pour impératif de transformer les paysages afin de les adapter à la machine. Pour eux, les petites parcelles ne sont pas adaptées à la modernité motorisée et pétrolisée du tracteur.

Le contexte de la guerre et le gouvernement de Vichy ont donc joué un rôle majeur…

Christophe Bonneuil – Rappelons qu’à partir de juin 1940, l’Allemagne a envahi la France : il y a la France dite libre et la France dite occupée. Mais il y a également un territoire appelé « Zone interdite », promis à une annexion future, qui comprend l’Alsace et une partie des Ardennes. Dans cette zone, plus de 1000 fermes sont accaparées par les Allemands et regroupées dans une unité de production qui fait 170 000 hectares à son apogée. Cette zone est complètement remembrée : elle est un exemple de modernisation menée par l’occupant.

Il y a eu un courant technocratique et modernisateur à l’intérieur même du régime de Vichy, à rebours de la caricature du traditionalisme.

Christophe Bonneuil

Bien que l’expérience ne marche pas très bien, elle provoque un choc modernisateur venu de l’Allemagne nazie, et un traumatisme chez les agronomes français. René Dumont écrit en 1943 un article expliquant que lorsqu’on aura libéré la France, il ne faudra pas remettre les propriétés dans leur état antérieur. Une façon de dire : à quelque chose malheur est bon, le choc modernisateur allemand peut nous inspirer.

Bulldozer au travail dans les Côtes-du-Nord, années 1970. Collection particulière.

Ce mouvement modernisateur est-il politiquement transpartisan ?

Léandre Mandard – Le modernisme agricole est partagé après-guerre aussi bien par la droite que par la gauche4, comme le socialiste François Tanguy-Prigent, ministre de l’agriculture pro-remembrement. Avant les années 60, le remembrement est essentiellement tourné vers les régions de grande culture, notamment céréalière, dans le Bassin parisien. À ce moment-là, il n’est pas encore question de remembrer les zones de bocage.

C’est à partir des années 60 et les lois d’orientation agricole gaulliennes qu’il y aura un coup d’accélérateur de la modernisation agricole, et donc du remembrement. Dès lors, il est massivement appliqué dans les régions de bocage comme la Bretagne, où il est beaucoup plus onéreux et compliqué techniquement.

Justement, que s’est-il passé en Bretagne ?

Léandre Mandard – En Bretagne, qui est la région que j’étudie en particulier, le remembrement a rencontré des oppositions dès les premières opérations menées dans les années 1950. La contestation prend de l’ampleur après 1968, et agrège des milieux sociaux différents : des paysan.nes, des scientifiques, des écologistes, des autonomistes bretons… En retour, des ingénieurs, des syndicalistes de la FNSEA, des milieux professionnels qui vivent du remembrement (cabinets de géomètres, entreprises de travaux publics), se regroupent dans une sorte de lobby appelé l’ANDAFAR (Association nationale pour le développement de l’aménagement foncier, agricole et rural). À partir de 1972, cette association va défendre bec et ongles la poursuite du remembrement, en faisant du lobbying auprès des autorités pour maintenir les crédits, en organisant des réunions dans les communes, en rencontrant les élus pour les convaincre de remembrer.

Le modernisme agricole est partagé après-guerre aussi bien par la droite que par la gauche.

Léandre Mandard

Chose étrange pour des fonctionnaires, les ingénieurs du génie rural sont en partie rémunérés avec des commissions correspondant à 4 % du coût des travaux. Dans le détail, le caractère incitatif de ces pourcentages est sans doute à nuancer, car leur versement n’était pas « personnalisé ». Le zèle personnel d’un ingénieur influait donc peu sur le montant des commissions qu’il touchait. Mais ça a quand même dû avoir un effet stimulant, et quoi qu’il en soit, le symbole était là. Cela faisait frémir les contestataires, qui étaient témoins des dégâts du remembrement tandis que ces ingénieurs se faisaient construire des résidences secondaires…

Le « génie rural »

Ces ingénieurs du génie rural semblent avoir joué un rôle essentiel dans le processus du remembrement : lequel ?

Léandre Mandard – Dans la tête de l’ingénieur, la question du rendement est vraiment liée à la motorisation. Pendant mes recherches, j’ai trouvé des études avec des calculs très complexes pour déterminer le nombre de minutes perdues par un tracteur à cause de la forme irrégulière d’un champ. L’objectif est d’avoir des parcelles à angles droits. En réalité, il s’agit de refondre tout le paysage pour l’adapter aux machines modernes. Dans les campagnes du Bassin parisien, le remembrement est relativement facile à mener. À l’inverse, dans le bocage on rencontre des terrains très divers : des natures de terre différentes, des haies, des talus, des chemins creux et des cours d’eau en méandre. Dans la période la plus intense du remembrement, entre 1960 et 1975, les ingénieurs vont jusqu’à rectifier le profil des cours d’eau pour les rendre droit, avec des conséquences environnementales évidemment très lourdes. Le géographe breton Pierre Flatrès a d’ailleurs parlé, pour ces années 60-75, de « période de la table rase ».

Le doigt du géomètre. Côtes-du-Nord, années 1970. Collection particulière.

La BD montre bien ce processus de rationalisation abstrait, illustré par le décalage entre des parcelles orthogonales tracées sur des cartes dans des bureaux, sans prendre en compte la réalité des terrains avec ses reliefs, ses ruisseaux ou sa végétation.

Léandre Mandard – Dans les archives, on rencontre très souvent ce type de décalage ! Les géomètres travaillent à partir d’un plan, les altitudes n’y sont pas indiquées, ce qui empêche de prendre en compte cette complexité du terrain. Leur objectif est de réagencer la répartition des terres en fonction d’un nombre de points attribué à chaque parcelle. C’est donc un jeu de Tetris extrêmement compliqué, où il faut réussir à refondre l’ensemble des parcelles tout en ménageant certains intérêts. Les géomètres ont été essentiellement formés dans les années 50-60 dans les régions d’openfield, ils ont ensuite débarqué dans les bocages. Leur méthode s’est alors avérée complètement absurde et inadaptée.

La pensée hors-sol

C’est donc le triomphe d’une pensée quantitative et hors-sol…

Christophe Bonneuil – Le remembrement change fondamentalement le rapport au sol, à la terre, où chaque parcelle était différente, pouvait avoir un nom différent, et où il y avait une connaissance très fine du type de sol par les agricultrices et agriculteurs. C’est exactement cette même manière de voir qu’on trouve dans les discussions actuelles sur la compensation biodiversité et la compensation carbone, avec une volonté de rendre les espaces naturels commensurables les uns aux autres par une métrique unidimensionnelle, pour fabriquer des marchés.

Dans le remembrement, un barème de 1 à 5 a été mis en place pour juger la qualité des sols, à partir des critères agronomiques modernisateurs de l’époque – la « bonne terre » à céréales labourée correspondant au niveau 5, dont 1 hectare pouvait « valoir » plusieurs hectares de prairie naturelle. Ce système de coefficient met toutes les terres sur le même plan, et gomme leurs spécificités, les savoirs, les héritages, la parcelle qui reste humide en été et celle qui est assez drainante pour ne pas s’inonder à l’époque des semis d’automne, la parcelle des pommiers de ma grand-mère que je ne veux pas perdre parce que c’est ma grand-mère, etc.

Il s’agit de refondre tout le paysage pour l’adapter aux machines modernes : les ingénieurs vont jusqu’à rectifier le profil des cours d’eau.

Léandre Mandard

Tout à coup, tout est mis à plat dans une logique de la « Cité industrielle » (au sens de Luc Boltanski5) où l’on attribue un chiffre unidimensionnel aux terres en fonction de leur seule valeur productive pour le marché, avec le modèle céréalier de la terre labourable comme seule référence de bonne utilisation des sols. La dimension vivrière et de subsistance, dans laquelle il y a des haies donc du bois de chauffe, des pommiers qui permettent de se nourrir et d’offrir un complément de revenu… tout cela disparaît totalement. Cela a des effets anthropologiques. C’est tout un rapport à la terre qui est éradiqué par ce processus. Cette dimension explique en partie les révoltes.

Léandre Mandard – La procédure de remembrement fait que l’opération est dominée par un certain nombre d’acteurs : l’administration surtout, puis certains propriétaires et exploitants, nommés dans la commission communale par le préfet à partir d’une liste fournie par la section locale de la FNSEA. Il y a donc des effets de copinage à toutes les étapes, y compris au moment de l’évaluation des terres. Beaucoup de gens ne maîtrisent pas cette logique administrative et les codes juridiques, et s’estiment lésés. Souvent, il s’agit des plus âgés, de celles et ceux qui ne voulaient ou ne pouvaient pas se moderniser, ou qui étaient en polyactivité (paysan.nes et artisan.es ou commerçant.es).

Un arrachage de bornes de géomètre à Trébrivan (22). Ouest-France, 11 octobre 1973.

La dimension autoritaire et les résistances

Comment peut-on qualifier la nature de cette politique ?

Christophe Bonneuil – Les dispositifs du remembrement hérités de la loi de 1941 sont autoritaires. Rappelons-le : quand bien même une majorité des agriculteurs et agricultrices s’opposent à la réorganisation du cadastre, le remembrement a généralement lieu. Les opposant·es sont vaincu·es par le processus et dépossédé·es. Le travail de Léandre et la BD en montrent des exemples saisissants.

L’historienne américaine Venus Bivar6 a récemment comparé la modernisation française, très rapide, avec le processus américain de modernisation agricole qui s’est fait (une fois les Amérindiens dépossédés) entre 1860 et 1950 sur un temps plus long. Elle caractérise alors la modernisation agricole française comme un « high modernism », autoritaire et plus violent, par opposition au « low modernism » américain, plus démocratique. Cette conclusion bouscule l’historiographie alors dominante. Il me semble que le travail de Léandre sur les conflictualités sociales et les souffrances associées au remembrement confirme cette analyse. La BD rend superbement cela.

C’est tout un rapport à la terre qui est éradiqué par ce processus. Cette dimension explique en partie les révoltes.

Christophe Bonneuil

Qu’en est-il de la résistance au remembrement, et de la répression qui a été déployée ? Dans la BD, il y a l’exemple d’une compagnie de gardes mobiles qui a séjourné longuement dans le village de Fégréac (Loire-Atlantique) en 1953-56…

Léandre Mandard – Ce n’est pas un hasard car c’est l’une des premières communes remembrées dans l’ouest de la France : il fallait en faire une vitrine du remembrement. Mais la contestation a été extrêmement forte, avec des tentatives d’invasion de la mairie ou de destruction des plans. Et en retour, il y a eu une répression très forte par les forces de l’ordre, qui sont restées 2 ans et demi sur place. Ils habitaient dans l’école ! Je suis tombé sur des documents où les instit’ se plaignent qu’ils sont bruyants et effraient les enfants. Ils sont restés car la situation à Fégréac était quasiment insurrectionnelle et le remembrement n’aurait pas pu se faire. Or, l’enjeu était crucial car il s’agissait de voir si le remembrement fonctionnait en région de bocage : le village était scruté par la presse nationale.

La commune de Fégréac, dans les années 1960 et actuellement. ©IGN

Mais je ne connais pas de commune remembrée où il n’y a pas eu des tiraillements et des conflits. Il était très courant que des contestataires forment des collectifs de défense, pour s’entraider juridiquement, formuler des recours, etc. Ça, c’est en quelque sorte la première étape. L’étape suivante, qui est également très répandue, c’est de passer à l’action directe, comme voler ou détruire des plans, envahir les mairies ou arracher les bornes que les géomètres utilisent pour délimiter les nouvelles parcelles, afin de retarder les travaux. Ce dernier enjeu est très important, car les recours ne sont pas suspensifs. On peut contester le nouveau plan devant les tribunaux, mais pendant ce temps les travaux continuent. Il arrive qu’on obtienne gain de cause au Conseil d’État alors que les bulldozers sont déjà passés depuis longtemps.

De quelle manière pourrait-on s’instruire de ces résistances pour nourrir les luttes contemporaines ?

Léandre Mandard – L’association finistérienne Terroir breton – qui apparaît également dans la BD – fournit un des cas les plus intéressants de résistance organisée. Elle est fondée en 1969 par Loeiz Ropars, une figure de la culture bretonne, connu pour avoir préservé le chant traditionnel breton et lancé le renouveau du fest noz. Terroir breton a fédéré des syndicats de défense locaux, ce qui a rompu l’isolement des contestataires sur leurs communes respectives. Ils ont inventé tout un répertoire d’action intéressant. Par exemple, ils organisaient des « rallyes du terroir » : ils prenaient un bus, le remplissaient d’élus et de journalistes, et allaient voir les dégâts causés par le remembrement dans le département. Résultat : dans les années 1970, le remembrement est quasiment mis à l’arrêt dans le Finistère, alors qu’il bat son plein dans les départements voisins, Morbihan et Côtes-d’Armor.

Musée de Bretagne, Collection Arts graphiques

De la perte des paysages à la disparition d’un monde

Le remembrement est souvent associé à la disparition des haies et du bocage. Que peut-on dire de ses conséquences concrètes sur les paysages des campagnes ?

Léandre Mandard – Parmi les conséquences directes, il y a les talus qui disparaissent, les aménagements hydrauliques, les drainages, tout cela est déjà énorme. Mais il y a aussi toutes les conséquences indirectes : là où il y a remembrement, il y a une intensification générale de la production agricole, un changement d’affectation des sols, un usage renforcé des machines et des engrais… Est-ce que le modèle agricole breton tel qu’il existe aurait pu advenir sans remembrement ? Certainement pas. Vu comme ça, les conséquences sont considérables.

Concernant le bocage et les haies, on essaye aujourd’hui de quantifier leur disparition progressive, avec des vues aériennes, des logiciels de reconnaissance ou de l’intelligence artificielle, pour mieux voir les conséquences du remembrement. En 2023, un chiffre a été avancé : depuis 1950, 70 % des haies auraient disparu en France7.

Est-ce que le modèle agricole breton tel qu’il existe aurait pu advenir sans remembrement ? Certainement pas.

Léandre Mandard

Mais je voudrais souligner une chose : le remembrement, ce n’est pas seulement des kilomètres linéaires de haies qui disparaissent. C’est une société, une culture, tout un monde qui est bouleversé.

Dans son livre La vie sociale des haies, le sociologue Léo Magnin analyse les différentes époques des haies et leurs requalifications successives : dans la société paysanne du milieu du 20ᵉ siècle, elle était encore exploitée pour de nombreux usages ; pendant les décennies suivantes, elle devient progressivement une sorte de relique ; actuellement, elle est revalorisée, favorisée et protégée par des réglementations. Or, Léo Magnin insiste sur un point : des haies étaient déjà détruites avant le remembrement, et ont continué à l’être après. De ce point de vue, la destruction des haies serait une lame de fond, et le remembrement serait l’un des moments d’un processus plus global. Focaliser sur les haies, dit aussi Léo Magnin, c’est risquer de passer à côté de la dimension systémique du problème. Planter des haies ne changera pas le système. Un bocage dense ne peut faire sens que s’il est intégré dans une agriculture paysanne. Il continue à disparaître aujourd’hui, alors que la loi de 1941 n’est plus appliquée depuis les années 2000. Après des décennies d’encouragement à la destruction, le processus marche pour ainsi dire de lui-même.

Dans la bande dessinée, il y a cette scène où un agriculteur chasseur, membre de la FNSEA, témoigne de sa nostalgie des paysages bocagers et regrette les erreurs commises au nom du remembrement. Pensez-vous que des liens pourraient se tisser entre agriculteurs-chasseurs, naturalistes et écologistes, par exemple, autour de cette question des attachements aux lieux ?

Christophe Bonneuil – On observe bien sûr dans le monde agricole des attachements à la terre et au vivant comme milieu de vie et non comme simple moyen de production. Les affects terrestres, pour peu qu’on y prête attention, existent dans le monde rural et dans les milieux populaires. Les agriculteurs et agricultrices actuels sont bien plus des survivants d’un processus modernisateur extrêmement darwinien et socialement destructeur, que des vainqueurs (ce qui n’est le cas que de quelques grandes exploitations capitalisées).

Il nous manque encore une histoire et une mémoire des paysan·nes qui ont été obligés de partir, de ceux qui ont fait faillite (et pour lesquels la Confédération paysanne avait mis en place l’organisation « SOS Paysans » dans les années 80).

Est-ce qu’il y a une convergence possible entre ces affects terrestres paysans et les affects terrestres des militant·es et des naturalistes ? C’est une question abordée dans les travaux de Geneviève Pruvost, Charles Stepanoff ou Alessandro Pignocchi, et c’est une hypothèse politique que creusent, entre autres, les Soulèvements de la Terre.


Image d’ouverture : bulldozer au travail dans les Côtes-du-Nord, années 1970. Collection particulière.

SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Notes

  1. En référence au livre que Michel Debatisse publie en 1963 : La Révolution silencieuse. Le combat des paysans (Calmann-Lévy). Michel Debatisse est par la suite devenu responsable politique après avoir présidé la FNSEA de 1971 à 1978.[]
  2. Les tenants de la physiocratie, qui est l’une des premières pensées économiques élaborée comme telle, considéraient notamment que la seule vraie richesse produite est issue de l’agriculture, qui doit de ce fait être au centre de la société.[]
  3. Robert O. Paxton, Vichy : France Old Guard and new order, 1940-1944, Alfred A. Knopf, 1972 (traduit en français en 1973 sous le titre La France de Vichy, 1940-1944, Éditions du Seuil).[]
  4. La SFIO (Parti socialiste – Section française de l’Internationale ouvrière) et le Parti communiste défendent en effet un modèle de fermes agrandies, si possible exploitées en commun et à tout le moins organisées en CUMA (coopératives d’utilisation de matériel agricole). Le ministre de l’industrie de l’époque, membre du PCF, réoriente même Renauld et la SNECMA (Société Nationale d’Étude et de Construction de Moteurs d’Aviation, nationalisée) vers la production de tracteurs.[]
  5. Voir l’ouvrage de Luc Boltanski et Laurent Thévenot : De la justification. Les économies de la grandeur (Gallimard, 1991).[]
  6. Venus Bivar, « Agricultural high modernism and land reform in postwar France », Agricultural History, 93 (4), 2019, pp.636–655. Plus généralement sur l’histoire des modernisations agricoles, voir Margot Lyautey, Léna Humbert et Christophe Bonneuil (éd.), Histoire des modernisations agricoles au XXe siècle, Presses Universitaires de Rennes, 2021.[]
  7. Rapport du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) : « La haie levier de la planification écologique », mai 2023.[]