Temps de lecture : 8 minutes

Roman · Mémoires sauvées de l’eau · Nina Leger

Pour ce premier conseil de lecture, j’ai choisi de vous parler d’un roman très terrestre, un livre choral, où s’entremêlent les voix et les temps, les strates et les sédiments, les espoirs et les horreurs. Un livre panier aussi, tant la figure de la romancière Ursula Le Guin y est importante et complice, comme elle l’est aussi pour nous à Terrestres depuis les débuts de la revue.

Ce quatrième roman de Nina Leger est d’abord bouleversant par ce qu’il évoque de l’atroce conquête de l’Ouest américain, poussée par la ruée vers l’or. En disséminant au gré des pages des extraits de coupures de presse qui courent des années 1850 jusqu’au début du XXe siècle, l’autrice documente l’éradication méthodique des populations autochtones, pour que rien n’arrête l’extractivisme en marche. Les mots sont glaçants, explicitement génocidaires : ainsi de Peter Burnett, alors gouverneur de Californie, qui déclare en 1851 que l’homme blanc vivant sur la frontière est « contraint d’engager une guerre d’extermination » et ce « jusqu’à ce que la race indienne soit éteinte ». À ces témoignages historiques répondent les histoires des « héros » de la frontière, ingénieurs, entrepreneurs, pionniers. Des histoires admirablement racontées, dans un registre mêlant l’épique et le pathétique, toujours à la lisière du triomphe et de la misère, dans une langue subtile, qui donne à voir les formes tortueuses que prend la mise en récit de ces vies dont on nous vante d’ordinaire l’impeccable trajectoire héroïque.

Comment ne pas penser constamment à ce que cette histoire violente et tragique des États-Unis, faites d’extermination déterminée et de vaines gloires, dit du présent, de notre présent ? Car le présent est aussi le contrepoint permanent du roman, ce par quoi le passé ressurgit. Le fil de ce présent, c’est le personnage de Thea, hydrogéologue chassée de chez elle par les mégafeux, remontant les rivières à la recherche de l’introuvable origine du désastre. Cette figure centrale dialogue constamment avec les présences d’autres femmes : Ursula en grand-mère Grande Ourse, Susan, Sun-Joo…

Des présences puissantes, aimantes et aimées, qui dénoncent les horreurs du passé et la tragédie du présent. Des présences qui permettent au roman de dire l’abomination, tout en conservant les maigres espoirs, mais les espoirs tout de même que d’autres présents puissent advenir, que d’autres vies soient possibles. Et avec elles, d’autres mémoires, d’autres ruines, sous d’autres eaux.

Aurélien Gabriel Cohen

Mémoires sauvées de l’eau, Nina Leger, « Collection Blanche », Gallimard, 2024.


Essai · Libertarias – Femmes anarchistes espagnoles

Le 16 novembre, sur France Culture, un reportage sur l’Argentine de Javier Milei se concluait en parlant du pays comme d’un « grand laboratoire libertaire ». Lapsus ou énième contresens autour de l’anarchisme ? La confusion est d’autant plus incompréhensible que l’actualité éditoriale autour des courants libertaires est foisonnante.

Le livre dont je voudrais vous parler cette semaine en est un exemple. Libertarias raconte un siècle de femmes libertaires en Espagne, dont la pensée et les actions furent d’autant plus puissantes que l’anarchisme imprégnait depuis le 19e siècle une partie des classes populaires des campagnes et des villes. Derrière les célèbres images de miliciennes de la guerre civile, les autrices et auteurs de Libertarias mettent des vies et des noms sur cet engagement féminin et féministe, depuis Francisca Saperas (1851-1933), « mère des anarchistes de Barcelone », jusqu’à Lola Iturbe qui, devenue vieille dame, se confie dans le Barcelone des années 1980.

Les années de la guerre civile, de 1936 à la victoire de Franco en 1939, sont au cœur du livre, à travers le groupe des Murejes libres, les « femmes libres ». Ce large mouvement d’éducation politique et d’instruction à destination des femmes ouvrières comme paysannes, mais aussi de formation (fermes-écoles d’agriculture et d’élevage, cours pour être mécanicienne ou chauffeuse), rassembla 20000 cotisantes dans plus de 150 groupes à travers le pays. Les 13 numéros de la revue éponyme Murejes libres témoignent des idées avant-gardistes de ces femmes qui entendaient réorganiser la société et la subsistance. Leurs réussites ne durent rien aux syndicats anarchistes (CNT, FAI), dont le machisme reste la contradiction majeure.

Avancée aussi stupéfiante qu’éphémère dans une Espagne pourtant dominée par le clergé et les militaires, le mouvement sombra avec la révolution dont il était l’une des composantes, rongé par la guerre civile et ses suites d’exils et de persécutions (évoquées dans le livre de manière brève, mais glaçante).

Si Libertarias est d’une actualité brûlante, c’est autant pour nous rappeler que des changements concrets, rapides et radicaux sont possibles, que pour nous prévenir du backlash, ce « retour de bâton » cauchemardesque que le fascisme inflige à tout projet émancipateur en ramenant la société tout entière très loin en arrière par la violence. En Espagne, où 40 années de dictature étouffèrent l’anarchisme dans le silence et l’oubli, les libertarias ont pourtant marqué la société. Comment expliquer, sinon, la remarquable avant-garde du féminisme dans l’Espagne contemporaine ?

Un dernier point : Hélène Finet, coordinatrice de l’ouvrage, est également spécialiste de l’anarchisme en Argentine, de sa grande époque comme de son versant féministe. Car oui, l’Argentine a bien vu naître un laboratoire libertaire… il y a 150 ans.

Émilie Letouzey

Libertarias – Femmes anarchistes espagnoles, ouvrage coordonné par Hélène Finet, nouvelle édition revue et augmentée, Nada, 2021.


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Roman · La danse des flamants roses · Yara El-Ghadban

S’échapper d’un monde dystopique, d’un destin annoncé comme inéluctable, et danser une utopie imparfaite, claudicante, vécue par des humains réels, paradoxaux, contradictoires, aux prises avec leur passé.

C’est en Palestine que l’imagination et la prose poétique de la romancière et anthropologue Yara El-Ghadban nous conduisent pour cette expérience troublante. Une Palestine où les corps et la terre, déjà rongés par les guerres, affrontent une maladie étrange, la maladie du sel. Disséminée par le vent et le sable, elle brave la force, se joue des frontières et menace la civilisation humaine. La Mer Morte s’est évaporée, ruinant les luxueuses stations balnéaires, bibliothèques, usines mortifères de décantation vouées à extraire sans fin la potasse et autres minéraux.

Séquestrées dans la vallée derrière l’enceinte d’un mur de séparation qui isole les villes protégées du climat et de la maladie grâce à un dôme de technologies futuristes, les personnes contaminées sont vouées à une mort certaine. Elles entreprennent une fuite, une longue marche vers le nord de la vallée, suivies par une colonie de flamants roses qui abandonnent les eaux saumâtres des ruines, pour guider et nourrir ce peuple du sel.

Une communauté hétéroclite, improbable, humaine et non humaine, survit et se construit sur cette terre d’accueil chaotique et donne chair à ce récit lumineux, à la frontière entre le réel et l’utopie. Yara El Ghadban donne à entendre des voix singulières, des musiques, des langues, qui célèbrent des mémoires surgies de temporalités disjointes, d’histoires douloureuses et divergentes, de la Palestine d’hier et d’aujourd’hui. La Mer dite Morte devient le lieu de résurgence de la vie, de la beauté, d’une nouvelle histoire des vivants, protégée par la toile tissée par l’araignée Ankabout, veillant aux vibrations du temps.

Le narrateur, Alef, « première lettre de l’alphabet arabe et hébreu », est le premier enfant né dans la vallée, « enfant flamant », né d’une botaniste palestinienne, Amana, jardinière de la vallée et de Maimoun, un rabbin israélien. Il est un enfant de l’après-monde, amoureux d’Anath, la deuxième enfant de la vallée, étincelante et mystérieuse, rebelle, intimement liée à la terre et occupée à sculpter les grottes de sel, à parler aux animaux, à inventer une langue sensorielle des vivants.

La vie humaine parmi les vivants s’est décentrée, elle a retrouvé le goût du sel, à l’image des salicornes, ces « poétesses de la vallée », cultivées avec amour par Amana. Avec Hypatia, la scientifique rescapée, elles veillent sur ces nouveaux chemins de l’utopie alors que plane l’ombre des démons du passé et du monde extérieur, de l’au-delà du mur.

Yara El-Ghadban, héritière de ses ancêtres chassés de Palestine en 1948, déploie, dans ce livre inclassable, une imagination écologique et politique régénératrice.

Geneviève Azam

La danse des flamants roses, Yara El-Ghadban, Mémoire d’encrier, 2024.


Exposition · L’Âge atomique, les artistes à l’épreuve de l’histoire

Requalifié récemment comme une énergie verte par l’Europe, relancé comme une solution à la crise climatique, le nucléaire ressurgit parallèlement au cœur des tensions géopolitiques contemporaines. C’est dans ce contexte qu’une importante et foisonnante exposition au Musée d’art moderne de Paris vient nous rappeler ce qu’a été l’horreur nucléaire du XXe siècle. Les deux commissaires, Julia Garimorth et Maria Stavrinaki, nous proposent ainsi un riche parcours dans l’histoire d’une technologie qui a bouleversé le monde et les imaginaires, alternant regards d’artistes, installations et archives.

Une citation du philosophe allemand Günther Anders accueille le visiteur au seuil d’une exposition où alternent l’étonnement, le choc et la colère : « Le 6 août 1945 fut le jour zéro. Le jour où il a été démontré que l’histoire universelle ne continuera peut-être pas, que nous sommes capables en tout cas de couper son fil, ce jour a inauguré un nouvel âge de l’histoire du monde. »

En histoire environnementale, on cite souvent cette date comme celle de l’entrée dans l’ère de la grande accélération, qui voit les flux de matières et d’énergie exploser à l’échelle du globe, conduisant à une anthropisation rapide des écosystèmes terrestres.

L’exposition se poursuit en montrant comment, au début du XXe siècle, la découverte de la radioactivité a accompagné les transformations de l’art moderne à la recherche de nouveaux modes de représentations du monde. C’est le temps du merveilleux scientifique qui laisse rapidement la place à l’effroi et au cataclysme avec les bombardements de Hiroshima et Nagasaki. Des photos de l’armée américaine, des clichés de journalistes japonais dans les jours qui suivirent l’explosion, ou encore des dessins de survivant·es témoignent de l’horreur indescriptible de l’évènement.

Pour conjurer cet effroi et acclimater les sociétés, l’après-guerre a mis en scène ce que les commissaires nomment « Le spectacle nucléaire », à base de Miss Atomic Bomb, de gâteau en forme de champignon atomique ou de promotion du tourisme nucléaire. Mais en dépit de cette immense opération de propagande, qui a mobilisé les médias, les artistes et les architectes pour intégrer les édifices atomiques dans les paysages et les esprits, l’opposition à la nucléarité rampante s’est accentuée dans les années 1970. Si des artistes comme Justino Herrera ont montré, dès les années 1950, la violence infligée par les essais nucléaires, l’exposition souligne la manière dont l’art antinucléaire s’étend par la suite, en accompagnant la montée des mobilisations et des luttes jusqu’à la catastrophe de Fukushima en 2011.

Par son ambition historique, sa richesse thématique et ses témoignages particulièrement forts et sensibles, cette exposition ouvre au visiteur des clefs de compréhension pour s’orienter dans le brouillard actuel, tout en donnant l’énergie de s’opposer à une trajectoire si mortifère et à ce qu’Anders nommait « l’obsolescence de l’homme » : son incapacité à contrôler la machine destructrice qu’il a lui-même inventée.

François Jarrige

L’Âge atomique, les artistes à l’épreuve de l’histoire, au Musée d’Art moderne de Paris, jusqu’au 9 février 2025


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