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Un entretien réalisé par Aurélien Gabriel Cohen.
0On attendait cette semaine une décision sur le fond dans le dossier de l’autorisation environnementale de l’autoroute A69. Mais suite à la présentation par l’État d’une note de dernière minute promettant une baisse du prix du péage, le tribunal administratif de Toulouse a finalement rouvert l’instruction et repoussé sa décision de plusieurs mois. Pendant ce temps les travaux peuvent se poursuivre, malgré le rapport favorable à l’annulation du projet qui avait été rendu par une magistrate de ce même tribunal il y a deux semaines. Comment expliquer ce soudain revirement ?
Samuel Delalande – Pour de grandes décisions comme celle-là, il arrive qu’un tribunal administratif prenne deux mois au lieu de quinze jours avant de rendre son jugement. On est sur des sujets sensibles en matière d’environnement et d’aménagement. Cela m’est déjà arrivé sur certains contentieux : le tribunal annonce qu’il rendra sa décision dans quinze jours, puis finalement on se retrouve avec un délibéré prolongé qui peut durer plusieurs mois. C’est donc un phénomène assez classique. Sur la réouverture de l’instruction, c’est plus rare, mais c’est quand même quelque chose qui est déjà arrivé à France Nature Environnement par exemple. On a une audience, tout se passe bien, on a des conclusions favorables. Et puis arrive un nouvel élément, le tribunal rouvre l’instruction, le temps s’étire et il arrive que les requérants finissent par se faire rejeter des mois plus tard. Mais ce qui est intéressant dans ces cas-là — et c’est particulièrement vrai pour l’A69 — c’est que cela démontre qu’on est arrivé au stade ultime du rapport de force, qu’ils n’ont pas le droit pour eux et qu’ils essaient pourtant de retarder l’inéluctable.
En quoi les éléments nouveaux apportés par l’État et qui ont permis au tribunal de rouvrir l’instruction sont-ils problématiques par rapport à la décision qui devait être rendue ? On rappelle que cette note, d’après les associations requérantes qui ont accès au dossier, contient essentiellement une promesse de baisse du prix du péage, dont le financement par les pouvoirs publics n’est absolument pas précisé.
Samuel Delalande – Effectivement, sans connaître plus avant le dossier, je ne vois pas en quoi des éléments sur le prix du péage seraient susceptibles de changer l’examen des critères de la raison impérative d’intérêt public majeur dans son ensemble. Cette raison se juge sous l’angle de la destruction des espèces protégées et des habitats de ces espèces. L’argument du prix du péage me paraît de prime abord très éloigné de ce que l’on devrait examiner. C’est même quasiment inopérant. Si le recours portait sur une déclaration d’utilité publique, ça entrerait plus facilement dans l’examen d’un bilan coûts/avantages de l’ensemble du projet. Mais là, on est sur une autorisation environnementale. Surtout, le prix d’un péage est un élément, par nature, fluctuant : on se rappelle par exemple des négociations entre l’État et les concessionnaires d’autoroutes sous François Hollande. Rien ne garantit que ces tarifs ne soient pas augmentés par la suite. La mise en avant de cet élément traduit surtout la faiblesse du dossier : ainsi, une raison impérative d’intérêt public majeur dépendrait du prix du péage ? Donc, pour être tout à fait franc, ça ressemble à une ultime pirouette de la part de la préfecture, et donc de l’État, pour mettre le tribunal administratif sous pression. Sur des projets de cette envergure, les tribunaux administratifs sont très, très surveillés.
Pour quelles raisons ?
Samuel Delalande – Sur certains contentieux, par exemple sur les contentieux bassines, on s’attaque à une multitude de projets. Il y a quelques années, la LPO avait décompté 93 projets de bassines dans l’ancienne région Poitou-Charentes1. Des projets répartis sur plusieurs territoires et donc sur plusieurs arrêtés préfectoraux. Donc, sur cette multitude de projets, il y en a qui passent, il y en a qui ne passent pas, parfois ils sont annulés partiellement, parfois il y a des réécritures, parfois des constructions illégales sont régularisées et d’autres fois elles ne le sont pas. Du coup, cela crée quelque chose de plus difficile à lire pour l’ensemble des acteurs. D’autant que sur la centaine de projets, certains ne sont pas du tout annulés. Il y a donc quelque chose de plus diffus alors qu’à l’inverse, dans le cas de l’A69, le risque d’une annulation pure et sèche est fort. Forcément, les enjeux sont élevés et les tribunaux sont sous pression politique.
En fait, il y a au moins deux dysfonctionnements majeurs dans ce dossier. D’abord, un défaut d’indépendance de la justice administrative vis-à-vis de l’État : c’est ce que l’on constate effectivement aujourd’hui avec cette pression très forte sur les juridictions, qui les conduit à prolonger le rendu d’une décision, de manière partiale. Cette critique n’est pas nouvelle et fonde des saisies d’instances européennes et internationales par les associations. Je pense notamment à la saisine du Comité d’examen du respect de la convention d’Aarhus par France Nature Environnement en raison de la partialité d’une décision du Conseil constitutionnel2. Et puis, il y a le fait que le référé suspension a été rejeté le 1ᵉʳ août 2023, le tribunal considérant alors qu’il n’y avait pas de doute sérieux sur la légalité de l’arrêté, en particulier pour la question de la raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM). Or, au vu des arguments soulevés par la rapporteure lors de la dernière audience, ce doute semble bien fondé. Ce que le tribunal aurait dû faire à ce moment-là, c’est suspendre l’arrêté et donc les travaux. Une suspension, c’était le meilleur moyen d’être en mesure de juger plus sereinement ensuite sur le fond dans un contexte plus apaisé, laissant une place au temps de la justice.
À propos de cette question des référés, est-ce que tu pourrais nous expliquer quels seraient les recours possibles pour les opposant·es dans cette situation ? Est-ce qu’ils peuvent contester la réouverture et le différé de la décision ? Ou bien déposer un nouveau référé suspension en s’appuyant sur les conclusions de la rapporteure publique ?
Samuel Delalande – On est un peu hors procédure dans ce type de situation. Personnellement, c’est le genre de moment où je pense qu’il ne faut pas hésiter à pousser des portes et à casser des fenêtres. Quand vous êtes avocat dans ce type de situation, il faut commencer par écrire. Il faut écrire aux présidents des juridictions, il faut écrire au Conseil d’État. Et puis il faut être assez inventif. Qu’est ce qui empêche de réintroduire un référé-suspension aujourd’hui ? Il est possible qu’il se fasse rejeter comme il a été rejeté en août 20233, mais là les conclusions favorables de la rapporteure publique constitue un élément nouveau.
Les récentes conclusions de la rapporteure publique pourraient-elles faire la différence dans l’examen d’un nouveau référé ?
Samuel Delalande – C’est possible, oui. Je ne suis pas en charge du dossier, qui est suivi par Me Alice Terrasse, une avocate très expérimentée. Je ne dispose donc pas de tous les éléments, mais il me semble que la réintroduction d’un référé peut se justifier. Ne serait-ce que pour aller au bout de ce que peut nous donner une procédure, aussi bien juridiquement que politiquement. Et cet élément nouveau permet aussi cela.
Un référé suspension, qu’est-ce que c’est ? C’est l’urgence d’une part, et un doute sérieux quant à la légalité de l’acte d’autre part. Et si le jugement est favorable, c’est une suspension de l’arrêté, ce n’est pas une annulation. Autrement dit, c’est l’attente du jugement final. Avec une rapporteure qui soutient qu’il n’y a pas de raison impérative d’intérêt public majeur pour faire cette autoroute, oui, introduire un nouveau référé, je pense que ça peut être une bonne idée. Peut-être que ça ne changera pas la donne, peut-être que ce sera un énième référé pour rien, mais de toute façon, avec cette réouverture de l’instruction, on se rend bien compte que la limite du droit est atteinte.
Ce qui apparaît aussi à tout le monde, je pense, c’est le risque que les travaux avancent désormais à toute vitesse à cause du risque juridique. On se retrouverait avec une autoroute qui serait déclarée illégale a posteriori, une fois celle-ci presque achevée. Sait-on où conduirait une telle situation sur un projet de cette ampleur ?
Samuel Delalande – C’est une vraie question. Pour l’instant, les travaux n’ont jamais été suspendus, arrêtés temporairement ou alors seulement à la marge, comme dans le cas de l’abattage des arbres de la Crémade. Mais dans l’ensemble, le concessionnaire a pu poursuivre les travaux. Imaginons que nous sommes au tribunal administratif de Toulouse dans quelques mois. Le tribunal nous dit : « Bonjour, cet arrêté est illégal, on l’annule. » Bon oui, d’accord, super. Mais avec la possibilité d’un appel, de cassation, la potentielle suspension du premier jugement, les travaux risquent d’être terminés. Et on se retrouve dans une situation où des aménagements illégaux sont ouverts à la circulation.
Qu’est-ce qui se passerait dans ce cas-là ?
Samuel Delalande – Il y a une règle du Conseil d’État, qui est celle de l’intangibilité des ouvrages publics, et selon laquelle « l’ouvrage public mal planté ne se démolit pas ». Un ouvrage public, c’est un ouvrage qui a été commandé et signé par une personne publique dans un but d’intérêt public, ce qui est le cas, notamment quand on a une déclaration d’utilité publique. Ça, c’est le principe. Après, il y a tout de même une pondération de ce principe-là dans certains cas. Je pense au pont de la déviation de Beynac, en Dordogne, pour lequel le tribunal a ordonné la démolition des piles de ponts. Il y a eu aussi le cas pour une marina sur le lac du Bourget. Il y a donc eu des pondérations effectives à ce principe d’intangibilité. Sauf que dans ces deux exemples, on est face à des projets relativement petits, non achevés, et que même pour ces projets modestes, il y a déjà des problèmes pour l’exécution de la remise en état, alors qu’on parle de trois piles de ponts dans une rivière. Dans le cas d’un ouvrage achevé, les conditions pour détruire un ouvrage public sont extrêmement restrictives. Le juge va notamment examiner si la destruction constituerait une atteinte excessive à l’intérêt général au moment de se prononcer4. Or, ce dernier processus va retirer toute efficacité tant aux règles de droit de l’environnement et aux jugements passés, mais également dénier l’état du droit.
Qu’est-ce qu’il en serait pour une autoroute ? Et qui payerait ? Atosca, la société concessionnaire ?
Samuel Delalande – Une société concessionnaire, c’est un montage financier, dans lequel on injecte des capitaux pour construire et grâce auquel on ramasse les bénéfices lors de la période d’exploitation. Si la société concessionnaire est en faillite demain, parce que le projet est annulé, qu’il y a eu des dépenses engagées pour remettre en état et qu’il n’y a pas de rentrées d’argent, comment pourrait-elle payer ? Les actionnaires ne vont pas continuer à mettre de l’argent là-dedans. C’est la joie du capitalisme : ça s’appelle la responsabilité limitée !
Au-delà de l’A69, est ce que tu vois quelles pourraient être les conséquences de cette décision pour d’autres affaires et plus largement pour l’état du droit de l’environnement en France ? Est-ce que cela doit nous rendre pessimistes pour de futurs recours dans un climat déjà très défavorable au droit de l’environnement ?
Samuel Delalande – Il faut d’abord se rappeler que dans nos luttes, le droit de l’environnement est un levier parmi tant d’autres. On peut s’interroger sur des précédents, comme celui de Notre Dame des Landes. Contre l’aéroport, on a eu des centaines de recours — 153 de mémoire — qui ont tous été perdus. On a eu à plusieurs reprises, même en Cour administrative d’appel, des conclusions favorables, mais à chaque fois, les recours ont échoué. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il faut toujours remettre le droit de l’environnement dans le contexte de lutte dans lequel on l’utilise. C’est seulement un des moyens dont nous disposons.
Ensuite, pour répondre sur le fond à ta question, s’il y a des cas où ça ne passe pas — parce qu’on arrive trop tard, parce qu’on n’arrive pas à occuper et à ralentir assez les travaux, parce qu’on n’arrive pas à les faire plier en face — il y a aussi des cas où, parfois, ça fonctionne. Il y a quand même des projets de routes départementales qui n’aboutissent jamais, des projets de lignes à grande vitesse et des contournements qui tombent en raison de jugements des juridictions administratives. Le droit de l’environnement reste donc un outil pertinent pour les luttes. Si on se retrouve à l’avenir dans un contexte vraiment défavorable, avec un détricotage complet du droit de l’environnement… Eh bien, il sera temps de se dire qu’on a fait le tour de l’outil juridique ! Pour le moment, même s’il y a une tendance générale défavorable au droit de l’environnement, elle n’est pas achevée. Les règles sont encore en vigueur et on peut s’en servir, notamment pour lutter contre des projets de moindre ampleur. En revanche, c’est vrai que sur des projets de très grande ampleur, portés et défendus par l’État, on a des marges de manœuvre nettement plus limitées. C’est malheureusement le cas pour l’A69 et c’est une constante historique avec laquelle nos luttes doivent composer.
Pour aller plus loin sur le sujet avec un temps de trajet très court, retrouvez tous nos articles sur la lutte contre l’autoroute A69.
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Notes
- LPO, Communiqué de presse du 18 juillet 2024, https://www.lpo.fr/qui-sommes-nous/espace-presse/communiques/cp-2024/non-aux-mega-bassines[↩]
- FNE, « La France entrave l’accès à la justice des associations : nous saisissons les Nations Unies », https://fne.asso.fr/actualites/la-france-entrave-l-acces-a-la-justice-des-associations-nous-saisissons-les-nations[↩]
- Tribunal administratif de Toulouse, 1 août 2023, 2303973, https://justice.pappers.fr/decision/65d0058235fdad53f827df22603ca6b00c28c0bf[↩]
- Conseil d’État, 27 septembre 2023, n° 466321 https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000048118514?init=true&page=1&query=466321&searchField=ALL&tab_selection=all[↩]