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Extrait de Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, paru aux éditions Libertalia le 6 juin 2019.
On peut (…) faire autant de pas de côté qu’on le veut pour mieux guider sa propre vie, un coup de canif isolé ne suffira pas à ébranler les fondations du système. Le cadre reste le même qui dessine les contours, bride et malmène. Seul, on ne fait qu’effleurer la surface du système sans rien résoudre ni en profondeur ni sur le long terme, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Plusieurs coups portés simultanément en des endroits ciblés peuvent s’avérer plus efficaces, mais des îlots séparés ne peuvent former un archipel sans concertation ni conscience collective. Or face au Monstre, à la Machine, aux destructions qu’engendre le monde moderne, c’est bien d’un archipel dont nous avons besoin.
Après des années à chercher à forcer l’unité politique en vain, à s’acharner à convaincre tout le monde de rentrer dans la même case, à confondre rapport de forces et culture du nombre, à essayer de s’imposer, d’un groupe à l’autre, les mêmes mots d’ordre et modes d’action, nous avons oublié que chacun peut être à son poste tout en contribuant à un plan plus large.
Ce dont nous avons besoin n’est pas de former un continent, mais d’archipéliser les îlots de résistance. Édouard Glissant, pour qui la culture archipélique et la poétique de la diversité pouvaient s’appliquer au champ politique, écrivait aussi à propos du rhizome : « La racine unique est celle qui tue autour d’elle alors que le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres racines. »
Nous avons besoin de ce rhizome, de cet archipel. Nous avons besoin d’îlots organisés et unis par une stratégie et un but commun. Or cette appartenance à un même ensemble, qu’on le qualifie de classe sociale, d’espèce humaine ou de monde vivant, cet intérêt général est aujourd’hui brutalement réactivé autour d’un enjeu universel à préserver les conditions de vie sur Terre. Cela ne se fera pas sans une vision à la fois systémique et archipélique des combats à mener. C’est ce double principe qui devrait aujourd’hui guider toute réflexion politique sensée.
Je suis attristée, parfois en colère ou découragée, de voir se développer une écologie « intérieure » dépourvue de conscience de classe, qui se drape dans l’apolitisme et s’exonère d’analyse systémique. Se piquer d’harmonie avec la Terre et d’humanisme en regardant s’organiser les luttes collectives au mieux de loin, au pire avec dédain, me semble une absurdité. Comment se soucier de son « cosmos intérieur » sans se préoccuper des océans de misère qui l’entourent ? Comment avoir à cœur de se nourrir sainement dans une coopérative locale, sans éprouver un jour l’envie de s’attaquer à la grande distribution ? J’ai toujours du mal à comprendre que des mouvements vegan ou pro-loup s’en prennent aux petits éleveurs, des militants antinucléaires aux salariés des centrales, des antivaccins aux médecins, des antipollutions aux automobilistes, mais que les mêmes ne fassent pas le lien, au nom d’une pureté apolitique, avec les décisions prises ailleurs. Dans les conseils d’administration des grands laboratoires pharmaceutiques complaisamment relayés par certains ministères, au sein des multinationales semencières qui déforestent outre-Atlantique et nourrissent le bétail ici, dans les couloirs de l’Union européenne qui décide des critères de la politique agricole commune, de la libéralisation du rail et des traités de libre-échange, au Parlement national qui vote les lois sur l’alimentation, la santé ou les trans- ports, dans les conseils municipaux qui financent des ronds-points pour l’installation d’énièmes supermarchés en périphérie de ville… Ces décisions ne sont-elles pas éminemment politiques ? Peut-on prôner une vie harmonieuse avec le monde vivant, défendre la biodiversité et lutter contre les dérèglements climatiques sans chercher à s’opposer à ces politiques qui, pourvues d’un but réfléchi, sont responsables, voire criminelles, et porteuses d’un projet de société inique qu’elles sont en train de nous imposer ? Voilà où se situe le véritable adversaire à combattre projet contre projet : pas chez son voisin de café hâbleur, le petit gérant de franchise ou la vieille diesel de sa belle-sœur. Eux sont à convaincre et à rallier. Le véritable ennemi est celui qui sait, qui possède les leviers pour que ça change, peut choisir de les activer, et qui ne le fait pas. De manière délibérée.
Bien sûr, il y a une bataille culturelle à mener, des mentalités à faire évoluer, des comportements individuels à modifier. Mais soyons lucides : le saut en matière de climat et de biodiversité paraît désormais bien trop grand pour pouvoir être réalisé, à la bonne échelle et à temps, par une somme d’actes individuels, sans s’attaquer aux grandes masses que sont les oligarchies financières, industrielles et politiques qui concentrent à la fois captation des richesses et dégâts sur les écosystèmes. En outre, beaucoup de personnes sont aujourd’hui conscientes des changements de fond à mener mais n’en ont tout simplement pas la possibilité. Leurs conditions matérielles d’existence entre précarité, disparition des services de proximité, nécessité de travailler, dévissage culturel, laissent peu d’énergie et de disponibilité d’esprit à la fin de la journée pour se préoccuper de l’avenir ou du reste de l’humanité.
Cela ne signifie pas qu’il ne faille rien faire ni « prendre sa part ». Mais en arrêtant de croire que la société peut se résumer à la somme des individus qui la compose : le changement par contagion d’exemplarité est une belle histoire, hélas elle ne fonctionne pas. Des initiatives éparses, des alternatives qui permettent à un petit groupe, localement, de s’organiser et vivre différemment, il en existe depuis des décennies. Si elles ont permis à des individus de vivre mieux : très bien, c’est toujours ça de pris. Mais en quoi ont-elles ébranlé le système ? Les dérives dénoncées dans les années 1970 n’ont fait que s’amplifier depuis.
Fermer son robinet en se brossant les dents est une bonne chose et ne nuit pas. Tant qu’on est lucide sur l’impact et la raison de le faire. Si vous le faites pour sauver le monde vous risquez d’être déçu, et ceux qui vous font miroiter cette ambition sont des faussaires qui, en général, y trouvent leur affaire. Si vous le faites plus modestement l’été pour vous sentir en droit d’arroser vos Cosmos sulphureus assoiffés, ou juste pour vous sourire dans le miroir à la fin de la journée, alors oui. Pour la dignité. Mais n’y mettons pas trop de portée révolutionnaire. Il s’agit là de comportements qui ont une visée non explicite mais implicite : on ne les adopte pas pour convaincre d’autres et ainsi changer le monde, juste pour être cohérent avec ses propres convictions. Il n’y a pas de quoi en faire la publicité, encore moins un programme politique.
Il y a au mieux une forme de naïveté égoïste à cultiver son jardin en rejetant l’idée d’engagement politique, au pire une imposture quand l’écologie de vitrine va jusqu’à se marier avec les lobbies de l’industrie, faire appel au mécénat des pétroliers ou vendre des conférences à un grand patronat en quête de virginité. Dissocier l’écologie d’un positionnement politique clair sur le capitalisme, le libre-échange, la mondialisation et la finance, c’est la priver d’une ancre primordiale et prendre le risque de dérives inquiétantes. Ainsi de la « terre qui ne ment pas » pétainiste ou de la récupération du lien sacré au vivant par tous les obscurantismes, xénophobes comme religieux.
L’analyse systémique de l’écosocialisme, qui postule que l’écologie est incompatible avec le capitalisme, consiste précisément à ne pas dissocier les effets sociaux, environnementaux, économiques et démocratiques du système d’organisation productiviste. Sa radicalité, au sens d’une analyse exigeante qui s’obstine jusqu’à pénétrer la racine des causes, est ce qui lui permet de ne pas s’égarer du côté de l’imposture du capitalisme vert, de l’écologie libérale, des accommodements qui consistent à n’agir qu’en surface, sur les conséquences, sans s’attaquer aux causes du problème ni bouleverser le système.