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« Si nous devions réaliser le bonheur de tous ceux qui portent figure humaine et destiner à la mort tous nos semblables qui portent museau et qui ne diffèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’aurions certainement pas réalisé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aussi les animaux dans mon affection de solidarité socialiste. »

Elisée Reclus

Ce texte est extrait de Pierre Madelin, Après le capitalisme. Essai d’écologie politique, aux éditions Ecosociétés, 2017.

Contribution majeure au réchauffement climatique, déforestation, destruction des agricultures paysannes au profit de monocultures fourragères, pollution des sols et des nappes phréatiques : nous savons désormais tous quelles sont les calamités liées à l’élevage industriel. Aussi n’est-ce pas à la question de l’impact écologique de l’élevage que ce texte est consacré, mais au rôle que pourraient jouer les animaux dans une société post-industrielle. Or la question du statut des animaux et de la place qu’il convient de leur accorder dans la société a peu été posée par les penseurs de l’écologie politique. Dans le monde académique anglo-saxon, éthique animale et éthique environnementale ont certes beaucoup dialogué et se sont beaucoup critiquées mutuellement, mais la nature de ce débat a essentiellement porté sur le type d’entité qu’il convient d’inclure dans la sphère de la considération morale (individus sentients pour le « pathocentrisme », organismes vivants individuels pour le « biocentrisme » et écosystèmes pour « l’écocentrisme »1) et non sur la place à accorder aux animaux dans la perspective d’une transformation radicale de la société2.

À notre connaissance, l’une des rares théoriciennes à avoir explicitement pensé la question animale en dehors du cadre strict d’une interrogation éthique et à l’avoir inscrit dans un projet anticapitaliste est Jocelyne Porcher, dans son ouvrage Vivre avec les animaux, une utopie pour le 21ème siècle2. Si nous sommes évidemment d’accord avec l’importance accordée par Porcher à la paysannerie et à la décroissance, ainsi qu’avec sa critique sans concession de l’élevage industriel et de ses effets dévastateurs sur les hommes, sur les animaux et sur l’environnement, nous pensons en revanche que sa défense inconditionnelle de la consommation d’aliments carnés et de la mort animale est intenable. D’une part, Porcher exclut à priori la possibilité de réorienter l’élevage dans le sens d’une relation non-létale aux animaux domestiques, idée que nous défendrons ici, et d’autre part, sa position repose d’après nous sur une mystification théorique : l’idée d’un contrat domestique.

Dans cette perspective, il existerait une réciprocité fondamentale dans nos relations aux animaux domestiques : nous leur donnons un abri, les nourrissons et leur prodiguons les soins dont ils ont besoin, nous leur offrons une vie meilleure que celle qu’ils auraient connu à l’état sauvage, et en échange, nous obtenons le droit de consommer leur lait, d’utiliser leurs peaux, de les employer comme force de travail et en dernière instance, de les abattre. Nous sommes fondés à leur donner la mort à condition que cette mort soit « bonne » et qu’elle ait été précédée par une « bonne vie » : pas de mauvais traitements, de l’espace, de l’air pur et des relations sociales épanouissantes. C’est sur ces bases que Porcher s’attaque à l’élevage industriel – qui représente selon elle une violation permanente des termes du contrat domestique – pour défendre l’élevage « traditionnel », seul garant d’un rapport de respect et de soin aux brebis, aux vaches, aux cochons, etc.

Bien sûr, nous pensons également que l’élevage paysan, même s’il ne garantit pas nécessairement le bien-être animal, est largement préférable aux abominations de l’élevage industriel. Mais, comme Corine Pelluchon, nous sommes en revanche persuadés « qu’il n’est pas légitime de parler d’un contrat domestique tacite. Le contrat social suppose le consentement. De plus, il requiert une symétrie entre des êtres qui y trouvent tous leur compte. L’échange doit garantir une égalité et une réciprocité et réaliser la règle du donnant-donnant. Or, si les hommes apportent la nourriture et le logis aux animaux qu’ils font naître et élèvent, ils les conduisent à une mort provoquée et, bien souvent, ne les laissent pas atteindre un âge qui leur aurait permis de profiter de l’existence. (…) Arguer d’un contrat naturel tacite, c’est oublier que la domestication, même quand elle se caractérise par un certain respect des animaux, a été accomplie dans l’intérêt de l’homme, non dans celui des animaux. Ces derniers ne peuvent rompre le contrat puisque la domestication est irréversible. Il est donc illégitime de parler de contrat domestique3. »

Il est en effet évident que ce que nous prenons aux animaux – leur vie, ni plus ni moins, même dans les conditions favorables d’un élevage paysan – est incommensurable à ce que nous leur donnons. Si l’idée de contrat domestique nous contraint à admettre que les animaux ne sont pas seulement des machines, mais des êtres capables de souffrance et de plaisir, qu’ils sont donc des patients moraux dont nous devons prendre soin et assurer autant que possible le bien-être, elle ne remet en revanche jamais en cause leur statut subordonné : ceux-ci demeurent des moyens au service de fins humaines, des êtres qui sont élevés pour être tués. L’idée d’un contrat domestique demeure donc fondamentalement anthropocentriste et spéciste.

Nous pensons au contraire qu’il est nécessaire d’accorder aux animaux des droits fondamentaux et inviolables (à ne pas être tués, torturés, mutilés, objets d’expérimentation, d’enfermement abusif, etc.), car ils ont une subjectivité, un bien et des intérêts propres, une capacité à se donner des fins, à se réaliser au niveau sensori-moteur, affectif et social ; ils sont, pour reprendre l’expression désormais consacrée de Tom Regan, les « sujets d’une vie ». « Quiconque vit avec un animal sait qu’il y a quelqu’un derrière la fourrure ou les plumes et que la manière d’exister de son chat ou de son chien est signifiante, nous dit Corine Pelluchon. Chaque animal est un centre autour duquel s’organise un comportement empreint de liberté. Comme nous, il est essentiellement curieux, tourné vers le monde qu’il explore et orienté vers une fin. (…) Bien qu’ils ne disent pas ‘je pense’, les animaux sont des égos psychiques incarnés qui ont une certaine manière de se rapporter au monde4. » Or si la capacité à éprouver de la souffrance est un critère pertinent de considération morale qui nous impose de prendre en compte le bien-être d’un individu, l’existence d’une subjectivité et d’une « sentience » nous oblige à aller plus loin, et à lui attribuer des droits.

Ces droits, néanmoins, ne seraient pas inconditionnels, et n’impliqueraient donc pas d’impératif moral catégorique et transhistorique, potentiellement ethnocentrique, comme le reprochent parfois certains critiques. Ils ne pourraient être respectés que dans les « circonstances de la justice », à savoir dans des conditions de vie sociale où la mort animale n’est pas un élément indispensable à la survie ou à la santé des individus humains. Autrement dit, si les circonstances de la justice sont globalement réunies dans nos sociétés où il existe des sources alimentaires alternatives, elles ne le sont pas dans des situations de légitime défense, lorsqu’un un animal m’agresse et que ma survie est en jeu. Les circonstances de la justice ne sont pas non plus réunies pour une population de chasseurs-cueilleurs dont la subsistance et la capacité de reproduction sociale autonome dépend en grande partie de la chasse. Elles ne sont pas réunies pour une population paysanne qui abat de temps un temps un animal pour s’en nourrir, et qui ne peut pas accéder à une source nutritionnelle de substitution lui permettant de maintenir un régime alimentaire équilibré, ni pour un individu obligé de consommer de la viande, ne serait-ce que ponctuellement, pour des raisons de santé. Enfin, les circonstances de la justice ne sont pas réunies lorsque des animaux menacent une récolte et que toutes les méthodes pacifiques ont été employées, sans succès, pour les en dissuader : des solutions létales doivent alors être envisagées.

Les animaux sont-ils des personnes ?

Mais pour certains penseurs, la sentience n’est pas un critère suffisant pour attribuer des droits à un être ; encore faut-il que celui-ci soit doté de capacités cognitives « supérieures », qu’il puisse par exemple élaborer un discours rationnel cohérent ou articuler des arguments sous une forme linguistique, etc. Cette position pose un problème de taille, puisqu’elle exclut de la sphère des droits non seulement les animaux, mais aussi les bébés et les enfants en bas âge, ainsi que les personnes souffrant d’un grave handicap intellectuel ou atteintes d’Alzheimer, alors même que celles-ci, en raison de leur vulnérabilité extrême, ont plus que d’autres besoin d’être protégées par des droits inviolables. Sue Donaldson et Will Kymlicka, dans leur ouvrage Zoopolis, ont avancé un argument hypothétique particulièrement convaincant pour réfuter cette objection des « capacités cognitives ». Il vaut la peine de le citer longuement :

Si le statut privilégié de personne ne peut être attribué qu’à des humains dotés de capacités cognitives supérieures à celles des animaux, qu’arriverait-il si une espèce extraterrestre plus complexe du point de vue de l’évolution débarquait sur Terre ? Imaginez que nous découvrions une espèce – nommons-la l’espèce des Télépathes – capable de pratiquer la télépathie, ou de tenir des raisonnements d’une complexité surpassant celle des ordinateurs les plus avancés, ou bien encore de se contrôler à un degré largement supérieur à celui de l’espèce humaine, notoirement impulsive et velléitaire. Puis imaginez que les Télépathes réduisent les humains en esclavage ou qu’ils les utilisent pour mener des expériences médicales. Imaginez enfin qu’ils justifient ces pratiques sous prétexte que nos formes primitives de communication, de raisonnement et de contrôle d’impulsivité ne satisfont pas aux critères suivant lesquels ils attribuent un statut de personne aux individus. Ils reconnaissent que nous avons une subjectivité, mais refusent en revanche d’admettre que nous ayons des capacités suffisamment complexes pour bénéficier de droits inviolables.  Comment réagirions-nous à cet assujettissement ? Probablement en répondant que notre prétendue infériorité ne justifie pas que nous soyons privés de droits inviolables. Même si nos formes de communication et d’autodiscipline morale sont jugées faibles par les Télépathes, cela ne fait pas de nous de simples instruments dont des êtres plus évolués pourraient faire usage et tirer profit. Nous menons nos propres vies, nous avons notre propre expérience du monde et nous avons nos propres critères pour évaluer la valeur de nos vies. Nous sommes, pour le dire en un mot, des “soi”, et c’est parce que nous sommes des “soi” que nous sommes titulaires de droits inviolables. L’existence d’êtres prétendument supérieurs ne peut pas remettre en cause la valeur de notre subjectivité. Les droits inviolables ne sont pas un prix que l’on décerne aux individus ou aux espèces dotés des capacités cognitives les plus élevées. En revanche, ils impliquent la reconnaissance de notre subjectivité, et du fait que nos existences ont donc une valeur qui leur est propre. Mais nous ne pouvons évidemment répondre ainsi aux Télépathes qu’à condition d’admettre que les animaux possèdent eux aussi des droits inviolables. Car les arguments de supériorité cognitive invoqués pour justifier l’exclusion des animaux sont également ceux qui permettraient aux Télépathes de justifier notre assujettissement.5

L’être humain, prédateur par nature?

Enfin, certains auteurs s’opposent à la perspective des droits fondamentaux et défendent le bien-fondé moral de la consommation de viande (ou de tout autre produit impliquant la mort des animaux) sous prétexte que celle-ci est naturelle : les êtres humains sont des prédateurs, ils font partie de chaînes alimentaires. Il vaut la peine de s’attarder sur cette objection dans la mesure où elle mobilise un imaginaire naturaliste qui occupe une place importante dans la pensée écologiste. Renoncer à consommer de la chair animale, dans cette perspective, ce serait en effet « réhabiliter la thèse de l’exception humaine » qui fonde l’humanisme classique, en considérant que l’être humain « est le seul animal carnivore (ou potentiellement carnivore) qui doit se placer au-dessus de sa condition animale omnivore en n’en assumant pas l’une des caractéristiques centrales : la prédation des autres animaux6».

Cet argument naturaliste présente de nombreuses failles. D’une part, il convient de rappeler que dans nos sociétés, la plupart des mangeurs de viande ne sont pas des chasseurs, mais tout simplement des consommateurs qui vont acheter de la viande sous vide au supermarché. En matière de prédation et de naturalité, on a vu mieux. D’autre part, cet argument, en cherchant à déduire une norme éthique de faits observés dans la nature (« il y a de la prédation dans la nature, nous faisons partie de la nature, donc nous sommes en droit de tuer des animaux »), repose sur un sophisme naturaliste ; il confond jugement de fait et jugement de valeur.

Nous avons néanmoins conscience que ce contre-argument peut lui-même être soumis à de sévères critiques dans la perspective écologiste que nous défendons ici. Car cette « loi de Hume », dans la mesure où elle interdit toute inférence d’un « être » à un « devoir-être », part du principe (ou implique) qu’il ne peut y avoir de valeur ou de normativité éthique que chez les hommes7. Elle peut donc à bien des égards être perçue comme l’extension, dans la sphère morale, du dualisme ontologique dont nous avons vu qu’il était un des principaux obstacles à l’avènement d’une société post-capitaliste écologiquement soutenable.

Dans les faits, qui plus est, même si nous ne déduisons pas mécaniquement nos principes moraux des « faits » que la science nous révèle, et même s’il ne peut être question de considérer ce qui est naturel comme étant intrinsèquement bon, il n’existe pas d’étanchéité absolue entre « l’être » et le « devoir-être », mais un va-et-vient permanent entre l’un et l’autre : la façon dont nous nous représentons le monde et les caractéristiques ontologiques que nous lui attribuons exercent toujours une influence sur l’image que nous avons de nous-mêmes et sur la façon dont nous estimons devoir nous comporter. Il est par exemple évident que la révolution darwinienne, en redéfinissant en termes strictement scientifiques la place que nous occupons dans la nature en un sens non-anthropocentriste, entraîne également une remise en cause de l’anthropocentrisme moral. De même, nous voyons bien aujourd’hui que les « faits » que nous révèlent les sciences de la Terre et du climat (réchauffement, extinction massive des espèces, etc.) sont autant d’incitations à modifier les « valeurs » suivant lesquelles nous habitons la Terre.

Nous pensons donc que la meilleure façon de contrer l’argument naturaliste en faveur de la consommation de chair animale n’est pas d’en appeler à la loi de Hume, mais de retourner cet argument contre lui-même, en soutenant que le végétarisme éthique peut parfaitement être soutenu dans une perspective naturaliste. D’une part, les sciences biologiques, et tout particulièrement l’éthologie, ont joué un rôle très important dans l’exploration et la valorisation de la vie et de la subjectivité animales ; en déplaçant voire en effaçant les frontières entre sociétés humaines et sociétés animales, elles ont ouvert la voie à un rapprochement ontologique et moral avec nos « cousins à plume et à fourrure », pour reprendre la belle formule du chamane Sioux Élan Noir. C’est dans cette brèche que les défenseurs des droits des animaux se sont engouffrés, en défendant le végétarisme éthique non pas au nom d’une position morale surplombante ou d’une exception humaine, mais au nom des relations constitutives – phylogénétiques et écologiques – qui nous unissent au monde animal.

En outre, les travaux de nombreux éthologues ont montré que les dispositions morales ne pouvaient plus être conçues comme des ruptures évolutives et comme une propriété exclusive des êtres humains8. Si nous sommes capables de faire preuve d’empathie à l’égard de nos semblables et de coopérer avec eux, ce n’est pas parce que nous avons vaincus une nature « bestiale », fondamentalement compétitive et sanguinaire, car ces capacités sont apparues à la faveur de processus évolutifs et sont présentes chez la plupart des espèces de mammifères. La moralité n’est pas le propre de l’homme, c’est une propriété émergente de l’évolution.

De ce point de vue, l’on peut considérer que le végétarisme éthique – soit l’abstention d’aliments carnés par égard pour la valeur de la vie des animaux eux-mêmes, et non pour de simples motifs de santé ou d’impact écologique – s’il marque bien une rupture avec certains aspects de notre nature, dans la mesure où il nous engage à renoncer à une alimentation carnée qui a joué un rôle déterminant dans le processus d’anthropisation (la chasse, et notamment la chasse par pistage, qui fut pendant des dizaines de milliers d’années le principal moyen de se procurer de la viande, pourrait notamment être à l’origine de certaines de nos aptitudes cognitives et émotionnelles les plus fondamentales9), porte également à son intensité maximale une qualité morale, l’empathie, qui fait elle aussi intégralement partie de notre nature. Il y a donc bien une singularité morale des êtres humains, car ceux-ci sont les seuls animaux omnivores/carnivores à pouvoir décider de renoncer à la consommation de chair animale, mais il n’y a pas d’exception humaine, car cette singularité elle-même peut aisément être conçue comme le prolongement d’une disposition naturelle, acquise au cours de l’évolution.

Zoopolis

Maintenant que nous avons écarté ces différentes objections qui ont été opposées à la théorie du droit des animaux, intéressons-nous aux conséquences pratiques que cette théorie implique. Pour de nombreux auteurs, renoncer à la mise à mort des animaux domestiques et leur offrir une vie bonne n’est pas suffisant, car les relations que nous entretenons avec eux sont intrinsèquement injustes, même lorsqu’elles ne reposent pas sur des pratiques d’exploitation (comme avec les animaux domestiques choyés). Les animaux qui ont été soumis au processus de domestication sont devenus dépendants des hommes et se sont « néoténisés » (la néoténie, en biologie du développement, désigne la conservation de caractéristiques juvéniles chez les adultes d’une espèce : museau aplati, goût pour le jeu, etc.) ; ils sont donc désormais condamnés à mener une existence diminuée et atrophiée, quelles que soient les conditions de vie qui leur sont offertes. Par conséquent, il est nécessaire de mettre un terme à l’existence même des animaux domestiques. C’est la position abolitionniste, parfaitement illustrée dans ce texte du philosophe américain Gary Francione :

« Nous devrions cesser d’assurer la reproduction des animaux domestiques. J’applique ce principe non seulement aux animaux que nous utilisons pour l’alimentation, l’expérimentation, les vêtements, etc., mais aussi à nos animaux de compagnie. (…) Nous devons bien évidemment prendre soin des non-humains dont nous avons déjà assuré la reproduction, mais nous devons également faire notre possible pour qu’il n’en vienne plus au monde. (…) il est insensé de dire que nous avons agi de manière immorale en domestiquant des animaux non-humains tout en affirmant que nous avons aujourd’hui l’obligation morale de permettre qu’ils continuent à se reproduire10. »

Nous pensons que la position abolitionniste est intenable dans une perspective écologiste, car l’impossibilité de recourir aux produits et au travail des animaux nous condamnerait à l’enfer d’une industrialisation intégrale de la société et à une dépendance accrue aux énergies fossiles, qui finiront de toute façon par s’épuiser. Énonçons le paradoxe suivant : s’il ne peut y avoir de libération animale sans sortie du capitalisme industriel, il ne peut y avoir de sortie du capitalisme industriel sans animaux11. Nous avons et nous aurons besoin des animaux, de leur énergie et de leurs produits, pour entretenir nos espaces ouverts, tondre nos pelouses, alimenter en engrais non chimiques nos cultures agro-écologiques, confectionner des vêtements non synthétiques (et donc libre d’hydrocarbures), et peut-être aussi, dans certaines limites, pour nous déplacer et pour cultiver la terre. Ce paradoxe explique que la théorie des droits des animaux et l’écologie politique anti-industrielle aient semblé jusqu’à une date récente incompatibles, tout au moins dans leurs implications pratiques.

C’est ce hiatus qu’est venu combler selon nous la proposition audacieuse et passionnante de Will Kymlicka et Sue Donaldson dans leur ouvrage intitulé Zoopolis12. Nous laisserons de côté la question de savoir s’il est véritablement pertinent d’octroyer aux animaux domestiques un statut de citoyens13, comme le proposent les auteurs, et nous nous concentrerons sur les arguments qu’ils avancent pour défendre la théorie du droit des animaux dans une perspective non-abolitionniste. Kymlicka et Donaldson opposent en effet cinq arguments principaux à la position abolitionniste :

  • Un argument stratégique : en faisant de la disparition des animaux domestiques la condition sine qua non de leur libération, les abolitionnistes risquent de porter préjudice à la cause animale, en perdant le soutien de tous ceux qui se sont ralliés à elle en raison de la richesse des liens qu’ils ont établis avec leurs animaux de compagnie.
  • Un argument factuel : l’idée selon laquelle la fin de la domestication mettrait un terme à toute forme de relation avec les animaux repose sur vision erronée des relations entre les hommes et les animaux, car elle part du principe que seuls les hommes recherchent la compagnie des animaux. Or, dans les faits, les animaux sont eux aussi des agents actifs des relations qu’ils engagent avec nous. C’est notamment l’enjeu de la catégorie « d’animal liminaire » introduite par les auteurs ; ni sauvages (car ils ne vivent plus à l’écart des communautés humaines, mais recherchent activement leur contact) ni domestiques (car il n’ont pas été soumis au processus de domestication), les animaux liminaires (rats, pigeons, corbeaux, ratons-laveurs, coyotes et renards dans certains cas, etc.) choisissent de vivre dans le voisinage des hommes, dans leurs villes et leurs maisons. Ils sont la preuve vivante que quand bien même cela serait souhaitable, il n’est pas possible d’établir une frontière stricte entre le monde des animaux et le monde des hommes.
  • L’abolition des animaux domestiques ne pourrait paradoxalement se faire qu’au prix d’une violation massive de leurs droits (stérilisation forcée, enfermement prolongé pour empêcher leur reproduction).
  • Ni la dépendance ni la néoténie ne sont des caractéristiques infamantes incompatibles avec une existence autonome, sans quoi les humains seraient les premiers êtres dont il faudrait assurer séance tenante l’extinction. A un niveau fondamental, nous sommes en effet constitués par nos relations sociales et écologiques, et à un niveau concret, nous traversons tous au cours de notre vie des périodes de forte dépendance (pendant notre enfance ou notre vieillesse, mais aussi lorsque nous sommes malades, etc.), sans que ceci ne remette en cause notre capacité à être des agents autonomes et responsables. En outre, les êtres humains, dont le processus d’évolution historique peut être vu comme un processus « d’auto-domestication », sont par excellence des animaux caractérisés par une forte néoténie. Par conséquent, la néoténie ne peut être perçue comme une caractéristique négative chez les animaux qu’au prix d’une séparation tranchée entre nature et culture, en opposant la « bonne » néoténie des humains qui ne peuvent se réaliser qu’en s’arrachant à la nature et la « mauvaise » néoténie des animaux domestiques qui ne peuvent mener une existence digne qu’à condition de ne pas s’écarter de leur nature.
  • Les aptitudes sociales de la plupart des  animaux ne répondent pas exclusivement à une « norme spécifique » : autrement dit, les animaux, en raison de leur flexibilité comportementale et émotionnelle, peuvent parfaitement s’épanouir dans des contextes sociaux très différents de ceux qu’ils auraient connu à l’état sauvage, avec d’autres membres de leur espèce.

Libérer les animaux, nous libérer du capitalisme

Il résulte de ces différents arguments que les animaux sont parfaitement capables de s’épanouir et de mener une existence pleine et autonome dans une société mixte humano-animale. Libérer les animaux, ce n’est pas nécessairement les libérer de la société humaine, ce peut être aussi les libérer dans la société humaine. Pour réparer l’injustice originelle de la domestication, il n’est pas nécessaire d’assurer l’extinction des animaux domestiques, mais il est en revanche indispensable de reconnaître qu’ils sont des membres à part entière de la communauté mixte qu’ils forment déjà avec nous, et de leur octroyer les droits qui correspondent à ce statut, lesquels leur offriraient notamment davantage de visibilité et de prendre en compte leur contribution active à la vie sociale humano-animale.

Les conséquences de cette position sont nombreuses. D’une part, elle permet de compléter l’existence de droits universels négatifs par des droits relationnels et positifs, déterminés par les différents types de relations que nous entretenons avec les animaux. Ce faisant, elle permet de perpétuer, en la redéfinissant dans une perspective de justice, une relation aux animaux qui a joué un rôle déterminant dans l’évolution de notre humanité (selon Paul Shepard, les animaux ont « fait de nous des hommes »). A un niveau pratique elle permet également d’envisager la collaboration et la coopération des animaux domestiques à la communauté mixte dont ils font partie, à condition que leurs droits fondamentaux à la vie et à la mobilité ne soient pas violés. Ils pourront par exemple, dans certaines conditions très strictes, continuer à nous fournir des œufs et même du lait14.

Du point de vue d’une écologie politique anti-industrielle, les implications d’une telle perspective sont considérables, car les animaux pourront également pâturer/tondre à la campagne comme en ville, garder et protéger des troupeaux, produire du fumier en abondance ou fournir de la laine pour fabriquer des vêtements sans que cela ne soulève nécessairement le spectre de leur exploitation15. Leur usage en tant que moyens de transport (de personnes ou d’objets dans le cas des animaux de bât) ou sources d’énergie (de labour, de pompage) est en revanche plus problématique car beaucoup plus contraignant, aussi faut-il espérer que des sources énergétiques renouvelables et démocratiques puissent se développer dans un futur proche, de sorte qu’il ne soit pas nécessaire d’employer les animaux à ces tâches.

Un usage des animaux n’impliquant ni leur mort ni leur exploitation ne serait bien sûr pas envisageable sans une profonde mutation de l’élevage. Dans la situation actuelle, il est évident que celle-ci est utopique, mais il ne faut pas oublier qu’elle n’aurait de sens que dans le cadre d’une transformation de la société dans son ensemble. Le cas échéant, nous pensons qu’elle deviendrait non seulement possible, mais qu’elle serait accueillie favorablement par de nombreux éleveurs. Car s’il y a bien un point où nous pouvons donner raison à Jocelyne Porcher, c’est celui-ci : la plupart des éleveurs aiment leur métier car ils aiment vivre avec les animaux et les voir vivre. Pour des raisons économiques, cette vie partagée n’est paradoxalement possible qu’à condition d’accepter la mort des animaux, dont les éleveurs finissent par intérioriser la nécessité, mais qui renvoie généralement à la partie la plus désagréable de leur travail. Nous pensons donc que de nombreux éleveurs seraient favorables à l’idée de redéfinir leur activité dans un sens non létal. Quelles formes précises pourraient prendre cet élevage et cette domesticité ne reposant ni sur la mort ni sur l’exploitation des bêtes, voilà ce qui reste encore à définir.

Si elle a peu à peu intégré la critique du racisme et du sexisme, la critique du capitalisme accorde généralement peu de place à la cause animale, qu’elle a eu traditionnellement tendance à mépriser, comme si la libération animale et l’émancipation humaine étaient incompatibles, voire même exclusives l’une de l’autre. Ainsi, Marx et Engels considéraient les végétariens comme des « réformateurs en chambre » soucieux de « consolider la société bourgeoise », Orwell s’en moquait et plus récemment, Slavoj Zizek les qualifiait de « dégénérés »16. Cette attitude nous semble regrettable, et nous pensons au contraire que la critique du spécisme doit devenir un élément indispensable de toute réflexion écologiste et anticapitaliste conséquente, en espérant que celle-ci pourra contribuer à l’avènement d’une société sans abattoirs ni boucheries.

Notes

  1. Pour plus de développements sur ces notions, voir Gérald Hess, Ethiques de la nature. PUF, 2013.[]
  2. Il n’est pas exagéré de dire qu’il serait aujourd’hui possible de remplir des bibliothèques entières d’ouvrage consacrés à la question animale. Nous n’entendons évidemment pas ici rendre compte de la richesse des débats passés et présents en éthique animale, mais simplement poser les jalons de ce que pourrait être une écologie politique reconnaissant l’existence de droits fondamentaux pour les animaux. Par ailleurs, c’est avant tout aux animaux d’élevage que nous nous intéressons ici, et non aux autres catégories d’animaux domestiques : de compagnie, de cirque, de thérapie, de recherche et de secours, etc[]
  3. Voir Corine Pelluchon, Les Nourritures. Paris, Seuil, 2016.[]
  4. Ibid.[]
  5. Kymlicha et Donaldson, Zoopolis. Paris, Alma, 2016.[]
  6. Dominique Lestel, Apologie du carnivore. Paris, Fayard, 2011[]
  7. Voir Hume, Traité de la nature humaine, III, I, I. []
  8. Franz de Waal, L’âge de l’empathie.[]
  9. Voir sur ce point le chapitre fascinant consacré au pistage par le philosophe Baptiste Morizot dans Les diplomates. Marseille, Wildproject, 2016. []
  10. http://fr.abolitionistapproach.com/2007/01/10/les-droits-des-animaux-et-la-domestication-des-nonhumains/ []
  11. Nous avons parfaitement conscience que l’exploitation des animaux ne commence pas avec le capitalisme industriel, et que le spécisme a des racines beaucoup plus anciennes, mais il va sans dire que l’industrialisation de l’élevage a entrainé une croissance sans précédent de la souffrance animale. []
  12. Tel n’est pas l’objectif premier de Zoopolis, mais telle est nous semble-t-il l’une de ses implications possibles.[]
  13. Sur ce point, voir la critique pertinente proposée par Pierre Charbonnier : https://traces.revues.org/6273. []
  14. Pour un compte-rendu détaillé des conséquences pratiques de la position non-abolitionniste de Kymlicka et Donaldson, voir le chapitre 5 de leur ouvrage, en partie accessible en ligne : http://www.cahiers-antispecistes.org/author/suedonaldonetwillkymlicka/.[]
  15. Même s’ils devront évidemment autant que possible être libres de choisir leurs activités et pouvoir bénéficier de journées de repos, de congés et de retraites paisibles (aujourd’hui, les animaux sont généralement sacrifiés quand ils sont trop vieux pour être « utiles »). []
  16. https://comptoir.org/2014/10/11/peut-on-etre-socialiste-et-aimer-les-animaux/ []