À propos de :
Nelo Magalhães, Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures, La Fabrique, 2024
Armelle Choplin, Matière Grise de l’urbain. La vie du ciment en Afrique, MétisPresses, 2020
Anselm Jappe, Béton. Arme de construction massive du capitalisme, L’échappée, 2020
Alia Bengana, Claude Baechtold, Antoine Maréchal, Béton. Enquête en sables mouvants, Presses de la cité, 2024
Au cours des dernières années, le béton, ce matériau omniprésent dans nos infrastructures terrestres, a fait l’objet d’un intérêt inédit dans le champ académique et militant, à l’origine de publications et de mobilisations croissantes. Un week-end anti-béton a ainsi été organisé à l’automne 2023, soutenu notamment par les Soulèvements de la Terre afin d’alerter contre ce matériau et désarmer les acteurs qui le promeuvent comme l’ex multinationale Lafarge. En 2019, un célèbre article publié par Jonathan Watts dans le journal britannique The Guardian décrivait déjà le béton comme « le matériau le plus destructeur sur la Terre »1. Sa production est en effet passée de quelques millions de tonnes vers 1900 à plusieurs milliards au début du XXIe siècle. La production de ciment été multipliée par 4 depuis le début des années 1990 et était estimée à 4,1 milliards de tonnes en 2019.
Un chiffre frappe l’imagination et symbolise à lui seul notre condition terrestre à l’heure de la grande accélération : entre 2011 et 2013, la Chine a consommé 50 % de plus de ciment que les États-Unis durant tout le XXe siècle, alors que la « bétonisation » – mot apparu dans les années 1970 – s’étend inexorablement. La Chine est devenue le premier producteur avec 2,3 milliards de tonnes, suivie de l’Inde (320 Mt), de l’UE avec 182,1 millions de tonnes, puis les États-Unis (88,6 Mt). Depuis 2003, la Chine a coulé plus de béton tous les trois ans que les États-Unis pendant tout le XXe siècle, et aujourd’hui, ce pays utilise près de la moitié du béton mondial pour ses infrastructures et ses grands chantiers. Dans ce paysage mondial, la France est le deuxième producteur européen de ciment, juste derrière l’Allemagne2.
Longtemps vanté pour les prouesses architecturales qu’il rendait possible, ou comme un symbole des réussites du capitalisme à la française3, le béton fait désormais l’objet d’investigations plus attentives à ses ravages. Ceux-ci ne sont plus à démontrer, et les industriels eux-mêmes les reconnaissent. Les réquisitoires se multiplient contre cette matière massivement utilisée, considérée comme la condition de l’expansion, vantée comme magique, mais à l’origine de multiples problèmes révélés notamment par l’effondrement spectaculaire, le 14 août 2018, du viaduc du Polcevera à Gênes. L’essor du béton a accompagné celui des économies capitalistes mondialisées, il a donné naissance à l’une des industries les plus polluantes de la planète, responsable, selon les estimations, de 4 à 8 % des émissions mondiales de CO2, juste derrière le pétrole, le charbon et le gaz. Mais les ravages de ce matériau vont bien au-delà des seuls enjeux climatiques : ses poussières provoquent des maladies respiratoires, son extraordinaire consommation de sable fragilise les littoraux, l’absence de recyclage et de réutilisation impose la gestion de stocks considérables, sans parler de l’urbanisme brutal qu’il rend possible et de sa durée de vie limitée lorsqu’il est « armé », qui exige d’immenses coûts de maintenance.
Devenu un symbole des crises écologiques et des ambivalences de la société de croissance frénétique, le béton fait l’objet de plus en plus d’investigations par des historien·nes, des économistes, des géographes, des philosophes ou des urbanistes, qui s’attachent à dévoiler ses secrets bien gardés. Enquêtant sur le ciment en Afrique, la géographe Armelle Choplin s’était vue répondre par le PDG d’une cimenterie locale de Cotonou : « Je ne vais rien vous dire sur le ciment. Dans notre métier, on ne parle pas. Le ciment, c’est secret » (p. 51). Mais ce secret se fissure désormais grâce à des enquêtes de plus en plus nombreuses qui révèlent le mode d’existence de ce matériau, ses conditions de production comme ses impacts sociaux et écologiques. À la fois omniprésent et invisible, le ciment et le béton font en effet partie de ces évidences non questionnées, de ces environnements qui nous enserrent sans qu’on les remarque en dépit de leur poids massif. Extrait de la terre via les granulats et le sable qui le constitue, le béton est pourtant devenu un matériau extraterrestre en ce qu’il nous isole de plus en plus du monde sensible et façonne un environnement artificialisé inadapté à la poursuite de la vie sur terre.
De la “pierre artificielle” au “béton armé”
Le béton a longtemps fasciné et suscité l’enthousiasme, jusqu’à devenir un matériau populaire et presque miraculeux, symbole des prouesses industrielles et technologiques du XXe siècle. Les quatre ouvrages recensés ici s’attachent, chacun à leur façon, à comprendre les raisons de ce succès et à démythifier ses usages dans divers contextes contemporains. En Europe et aux États-Unis après 1945, puis dans l’ensemble du monde depuis les années 1980, la dépendance au béton s’est considérablement accrue. Comme l’observe Nelo Magalhães dans son enquête historique sur les infrastructures de transport en France, son succès s’explique d’abord par la grande accélération industrielle et par l’essor des politiques d’aménagement du territoire. Entre 1921, où sa consommation est encore réduite, et 1974, la production de ciment a été multipliée par 28 en France. Entre 1948 et 2020, le pays a consommé environ 12 milliards de tonnes de béton à lui seul.
Le succès de ce matériau composé d’un mélange de sable, de gravier, de ciment et d’eau tient à sa simplicité même, et à ce qu’il est adapté à une « conception mécaniste de l’espace » et à un imaginaire extractiviste qui s’étend au cours du XXe siècle. Ce qu’on appelle « ciment » et « béton » ne cesse par ailleurs de changer. Tous deux sont le fruit d’une longue évolution historique puisque dès l’Antiquité il était déjà fréquent de faire tenir ensemble des agrégats de minéraux avec un liant, composé d’argile ou de chaux, soit le principe du béton au sens large. Les Romains avaient par ailleurs ajouté à ce mortier une roche volcanique réduite en poudre, la pouzzolane, créant ainsi le caementum (mot latin signifiant « pierre brute »), dont la solidité a traversé les âges comme en attestent les restes des monuments antiques de Rome.
Lire aussi sur Terrestres : Collectif, « Contre Lafarge et le monde du béton », octobre 2023.
L’usage de ce matériau s’éclipse toutefois après la chute de l’Empire romain, et il faut attendre le XVIIIe siècle pour que des artisans parviennent à mettre au point le procédé permettant d’obtenir ce ciment si efficace, qui durcit avec de l’eau et que l’on peut mélanger avec des pierres concassées4. En France, au début du XIXe siècle, les recherches du polytechnicien Louis Vicat permettent d’obtenir la recette du ciment artificiel moderne, basée sur un mélange de calcaire et d’argile cuit à 1450°C, appelé « clinker », qui pourra désormais être produit de façon normalisée et à volonté. Dès le XIXe siècle, ce matériau appelé parfois « pierre artificielle » permet de réduire les coûts de construction alors que la demande de logements s’accroît et que l’urbanisation s’étend, tout en marginalisant le monopole détenu par les corporations du bâtiment. Les liants étaient jusqu’alors constitués soit de pâte d’argile, soit de chaux, et employés purs ou avec du sable. L’argile se trouvait en abondance et la chaux pouvait être aisément obtenue par la cuisson du calcaire à une température relativement peu élevée ; des milliers de chaufourniers la produisaient dans des fours répandus partout sur le territoire au milieu du XIXe.
Si le béton moderne résiste bien aux forces de compression, il supporte en revanche très mal les forces de traction, ce qui rend d’abord difficile la construction de grandes structures. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, des ingénieurs mettent donc au point le « béton armé » qui va permettre de construire des bâtiments et structures de grande dimension, créant la possibilité d’un usage démultiplié. Le succès de ce matériau tarde toutefois : le béton fait en effet l’objet de nombreux doutes et critiques. Il faut attendre les lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour qu’il s’impose réellement sur les autres matériaux de construction, alors que les besoins de logements sont immenses et qu’il faut tout reconstruire. Son usage connaît alors une forte croissance, comme le démontre l’étude magistrale de Nelo Magalhães, économiste de formation devenue historien de fait, centrée sur les infrastructures routières, symboles d’une nouvelle logique de production de l’espace débridée.
Loin de célébrer le miracle du béton à l’origine des progrès dans la construction, les enquêtes recensées ici pointent les nombreuses impasses et dégâts qui accompagnent son expansion au XXe siècle, longtemps invisibilisés. Que ce soit dans le lit des rivières, aux abords des carrières et dans l’atmosphère, les infrastructures et logements en béton artificialisent les sols et doivent sans cesse être réparés, étendus, dévorant la terre et l’argent public.
Forces sociales et bétonisation
L’ouvrage de Nelo Magalhães offre une remarquable vue en coupe de l’engrenage à la fois social, technique, économique et politique à l’origine de la bétonisation du monde après 1945. Derrière l’avènement et le succès de ce matériau, on trouve de multiples groupes sociaux et d’intérêts, des forces sociales bien réelles soutenues par des imaginaires et des promesses puissantes. L’hégémonie du béton dans les constructions d’après-guerre a ainsi été rendue possible par le rôle des avant-gardes artistiques ou architecturales. Dans son livre « Béton, arme de construction massive du capitalisme », le philosophe Anselm Jappe rappelle également combien le béton fut central dans les théories des futuristes italiens, qui vouaient un culte à la machine et aux matières artificielles, mais aussi chez ceux qui voulaient faire table rase du passé, comme au sein du Bauhaus en Allemagne ou encore chez l’architecte franco-suisse Le Corbusier. Tous voyaient dans ce matériau malléable et adapté aux grandes structures, la matière idéale et la condition d’un monde émancipé.
Parmi les forces sociales qui ont soutenu l’expansion du béton, il faut aussi évoquer les divers lobbys capitalistes comme le lobby routier, particulièrement important et longtemps mal connu. Nelo Magalhães exhume ainsi la figure de George Gallienne, ancien directeur du département poids lourds de l’entreprise Renault qui fut ensuite président de l’« Union routière de France » de 1946 à 1977, une association patronale pour qui « la circulation routière d’un pays constitue l’un des facteurs essentiels de son degré de civilisation » (cité par Magalhães, p. 123). Le béton ne s’est pas imposé par sa supériorité intrinsèque, il a été porté par des intérêts et des forces sociales qui continuent de se structurer pour s’imposer et transformer la nature, les sols et la solidité en marchandises valorisables.
Les producteurs de ciment jouent évidemment un rôle décisif, alors que les milliers de producteurs de chaux dispersés du XIXe siècle ont laissé la place à quelques géants globaux. Dans le monde du béton, la concentration fut en effet particulièrement rapide et spectaculaire depuis 50 ans, et la production mondiale est désormais assurée par quelques géants comme Holcim, Heidelberg ou Cemex. L’ancienne multinationale française Lafarge a quant à elle fusionné en 2015 avec le suisse Holcim, pour donner naissance à un nouveau champion baptisé LafargeHolcim, avant que le nom « Lafarge » soit effacé en 2021 suite aux révélations de financement d’organisations terroristes par l’entreprise pour maintenir en fonctionnement une vaste usine en Syrie. Car le monde du béton est devenu un enjeu stratégique global où se mêlent en permanence business, pouvoir et politique.
La géographe Armelle Choplin le montre également très bien à partir du cas africain où la demande explose au début du XXIe siècle. Au Nigeria, la consommation de ciment est ainsi passé de 5 à 23 millions de mètres cubes entre 2000 et 2014, soit une croissance de 400 %, qui se poursuit depuis. Alors que le ciment était d’abord importé et produit par les géants européens, des magnats locaux surgissent à l’image du nigérien Dangote, devenu en quelques décennies l’homme le plus riche d’Afrique, à la tête d’une immense compagnie intégrée contrôlant le cycle du ciment de la carrière jusqu’au consommateur. Symbole de réussite économique, les géants africains du ciment entretiennent des liens étroits avec les « présidents bâtisseurs » du continent et s’affirment comme des acteurs essentiels des collusions entre monde politique et secteur privé.
Le liant du monde : grande accélération et tournant matérialiste
Le ciment est d’abord un liant, c’est-à-dire qu’il sert à lier physiquement eau, sable et/ou granulats (gravier ou pierre) pour former le béton, ce matériau fondamental qui a façonné les sociétés industrielles contemporaines. Mais le ciment est aussi un liant au sens figuré et métaphorique car il permet de relier entre eux des mondes et des éléments souvent disjoints, des imaginaires, des modes de vie, des industries et des acteurs, tenus ensemble par ce matériau fondamental. « Bien qu’inerte, constate A. Choplin, le ciment joue véritablement son rôle de liant entre le monde urbain et le monde rural, hommes et femmes, jeunes et anciens, visibles et invisibles » (p. 185)
La diversité des approches et des études consacrées à ce matériau témoigne du tournant matérialiste des sciences sociales et de la philosophie contemporaines. Penser à partir du béton ouvre en effet des possibilités concrètes pour explorer les crises écologiques, la reconfiguration des rapports sociaux comme les enjeux géopolitiques globaux. Le philosophe et théoricien de la critique de la valeur Anselm Jappe s’est ainsi emparé du béton en proposant d’en faire le cœur de nos impasses socio-écologiques mais aussi un laboratoire pour lier la critique du capitalisme et celle de la société industrielle moderne. Jappe adopte une approche plus théorique en faisant d’abord du béton la « matérialisation parfaite de la logique de la valeur » (p. 186) : en s’imposant partout il anéantit la diversité architecturale et incarne le caractère fétichiste des rapports sociaux contemporains, l’uniformisation permanente du monde, il devient une manifestation de l’« obsolescence programmée » par sa durée de vie limitée (p. 187) qui permet d’accroître sa rentabilité. Cette critique philosophique du béton entendu comme matière fétiche du régime d’accumulation capitaliste, rejoint les nombreux constats sur les faiblesses de ce matériau : sa durée de vie limitée lorsqu’il est armé car l’acier s’oxyde et rouille, sa faible efficacité en matière d’isolation thermique, en bref il est un symbole de la fragilité de la puissance caractéristique des sociétés industrielles contemporaines.
Armelle Choplin a fait quant à elle du béton un observatoire pour explorer la fabrique de la ville contemporaine et les rapports sociaux ordinaires en Afrique. S’écartant des approches économicistes ou des analyses théorético-critiques trop abstraites, elle s’intéresse aux pratiques et aux discours des acteurs ordinaires, au sens qu’ils donnent au béton, aux affects et désirs dont ils l’investissent, et qui expliquent largement son succès massif… Si Nélo Magalhães adopte une approche comptable et chiffrée – disons « macro » – du matériau, particulièrement riche et efficace, et qui s’inscrit dans une histoire matérielle et environnementale en plein essor aujourd’hui, il néglige parfois les acteurs ordinaires derrière le processus. Son attention se porte d’abord vers les grandes infrastructures routières, soutenues par l’État et le capital afin de favoriser l’expansion économique. Armelle Choplin s’intéresse quant à elle davantage à la ville informelle et à l’échelle « micro » : plutôt que les rapports des ingénieurs et les bilans chiffrés, elle s’appuie sur des enquêtes ethnographiques et la collecte de témoignages pour penser les usages situés car le béton et le ciment n’ont pas partout et toujours la même signification.
Lire aussi sur Terrestres : Alain Damasio, « Ciment-Songe », mars 2021.
Si l’Afrique n’appartient pas aux principales zones de production du ciment et du béton, l’expansion de ces matériaux y est particulièrement spectaculaire et rapide aujourd’hui, notamment en Afrique de l’Ouest, au sein du vaste corridor littoral de 500 km entre Abidjan et Lagos où s’édifie une immense marée grise de béton. En Afrique, le matériau fut d’abord assimilé au colonialisme et à l’exploitation avant de devenir un symbole de l’identité africaine et de ses réussites entrepreneuriales contemporaines. D’abord importé d’Europe, la production locale de ciment sur le continent africain est relativement récente et ne s’engage que dans les années 1980. Depuis lors, le matériau est devenu une source de fascination et de désir permanent qui modèle les représentations sociales comme les modes de vie. L’une des forces de l’étude d’Armelle Choplin réside justement dans cette attention au sens que les acteurs donnent au ciment. Alors que les matériaux dits « traditionnels » comme la paille et le bambou sont connotés négativement, associés aux populations pauvres, le béton est devenu un signe de réussite mais aussi un marqueur identitaire, la manifestation d’un puissant désir de « chez soi », approprié collectivement par la population via un dense réseau de revendeurs et d’auto-constructeurs.
La vie sociale du béton est donc plurielle et prend des formes multiples dans les périphéries de Lagos, sur un chantier autoroutier européen ou dans les mégapoles asiatiques. Le roman graphique des architectes et du journaliste Alia Bengana, Claude Baechtold et Antoine Maréchal propose un autre mode de narration pour présenter le béton et ses mondes du point de vue des architectes. Le récit, très bien documenté et magnifiquement illustré, est l’adaptation de plusieurs enquêtes de terrains publiées en ligne sous forme d’articles dans un média indépendant Suisse5. Le récit suit l’évolution progressive d’Alia, une architecte originaire d’Afrique du Nord, formée à utiliser le béton mais qui prend peu à peu conscience de l’absurdité de ce matériau en découvrant les immenses foreuses utilisées pour extraire le sable en Suisse ou les cohortes de camions qui acheminent sur plus de 1 200 kilomètres le sable nécessaire à la fabrication du béton au Sahara. L’ouvrage, à la fois précis et didactique, suit les doutes d’une architecte confrontée à l’obsession du tout béton et qui se lance dans une grande enquête sur les enjeux de ce matériau.
Le rôle des architectes, à côté des industriels et des usagers ordinaires, est en effet essentiel. La question du béton a remodelé la profession : ce matériau l’a fascinée autant qu’il n’a cessé de la questionner, et les interrogations des architectes s’inscrivent en réalité dans une longue histoire oubliée d’alertes et de critiques à l’égard de l’industrialisation du bâtiment6. Resterait à suivre de plus près les controverses socio-environnementales autour du béton, la longue histoire des dénis des maladies professionnelles, les plaintes oubliées des riverains vivant à proximité des sites de production.
Tout au long du XXe siècle, en Europe puis dans le reste du monde, le béton n’a cessé d’être promu comme populaire, artisanal et hygiénique. Son bas coût et ses potentiels architecturaux en ont longtemps fait un produit miraculeux susceptible de résoudre les problèmes de logement et de multiplier les constructions spectaculaires. C’est cette image qui se fissure désormais, poussant de plus en plus d’industriels, de promoteurs et de politiques à engager une immense opération de communication afin de pouvoir continuer à bétonner comme avant.
Avenirs vert-gris
En 2021, alors qu’il était nommé à la tête d’une commission pour relancer la construction en France, le maire de Dijon François Rebsamen, confronté à des oppositions à l’égard de sa politique de bétonisation de la ville, l’a défendue en annonçant lors d’un « Facebook live » l’avènement du « béton décarboné ». Réaffirmant la nécessité de construire pour répondre à la demande de logements, il annonçait sans sourciller qu’« aujourd’hui, toutes les constructions sont aux normes environnementales réglementaires. Bientôt on aura du béton décarboné, donc sans ciment ! Donc on me dira “Vous êtes Monsieur béton !”, et je dirai “Je suis Monsieur béton décarboné !”. C’est ce que veulent les écologistes, et moi aussi, pour l’avenir de la planète7 ».
Lire aussi sur Terrestres : Nelo Magalhães, « Araser, creuser, terrasser : comment le béton façonne le monde », avril 2024.
Si ce matériau incarne les destructions du passé et les impasses du capitalisme industriel et des modes de vie actuels, il représente aussi parfaitement les promesses technosolutionnistes et les reconfigurations en cours du capitalisme à l’heure de son verdissement : sous la pression, l’industrie cimentière a en effet promis en 2021 d’engager sa transition écologique et de baisser de 25 % ses émissions de gaz à effet de serre à horizon 2030, et même de 80 % d’ici à 2050, mais sans vraiment savoir comment faire. C’est pourquoi les cimentiers, les professionnels du secteur et leurs relais médiatiques, n’ont plus désormais qu’un seul mot à la bouche : trouver des solutions « innovantes » et « bas carbone ». Ils annoncent leur conversion à l’écologie, assurent de leur prise de conscience, et promettent de tout faire pour réorienter leur production vers des « solutions vertes ».
Ces « solutions » sont nombreuses et relèvent très largement de la promesse hors-sol qui n’engage que ceux qui y croient. Ainsi, les cimentiers ont par exemple inventé le « béton de terre », décrit comme un substitut au ciment, qui inaugure la transformation de la terre – pensée comme un matériau local et durable – en produit industriel8. Les géants du secteur comme Lafarge multiplient les annonces sur la « transition » du secteur de la construction, promettant de réduire leur empreinte écologique en utilisant des solutions numériques « intelligentes ». Surtout, ils n’ont qu’un seul mot à la bouche : le béton « bas carbone », « vert » ou encore « décarboné », toujours décrit par ses promoteurs comme la « solution de demain pour réduire la pollution en respectant le plus possible les objectifs du développement durable9 ». Pour réaliser ce prodige, une multitude d’innovations sont mises en avant, pour améliorer les procédés de fabrication, substituer de nouveaux matériaux aux anciens, ou encore limiter la cuisson, principale source d’émission.
Certains proposent de remplacer l’extraction du calcaire et de l’argile par du laitier, c’est-à-dire le déchet de la fabrication de l’acier à la sortie des hauts fourneaux. L’une des difficultés est que la production de ce ciment continue évidemment d’émettre des gaz à effet de serre alors que le CO2 émis pour fabriquer le laitier n’est pas comptabilisé. Célébrant la science et l’innovation hexagonale dans un contexte de concurrence internationale exacerbée, des start-up largement soutenues par l’État voient également le jour pour développer ces « solutions », à l’image de l’entreprise Hoffmann Green Cement Technologies qui a inauguré en 2018 en Vendée un « site de production 4.0 respectueux de l’environnement et des principes de l’économie circulaire ». L’entreprise annonce dans sa communication la mise au point de liants dont l’empreinte carbone serait divisée par 5 par rapport au ciment classique. Labellisée parmi les programmes d’investissement d’avenir, elle a levé 75 millions d’euros en 2019 et annoncé l’ouverture de nouvelles usines pour atteindre une production de 550 000 tonnes par an d’ici 2024.
Dans une série de textes qui prolongent son analyse, Nelo Magalhães a montré combien les innovations vertes sont en réalité des promesses très anciennes :
À quelques détails techniques près, le ciment vert actuel existe depuis… 140 ans. Déjà massive dans l’entre-deux-guerres, l’utilisation de résidus dans les cimenteries grandit pendant le fordisme. En France, plus de 127,5 Mt de laitier granulé (et 100 Mt de laitier cristallisé) ont été valorisées entre 1948 et 1975, et 50 Mt de cendres volantes entre 1956 et 1980. Il y en a partout dans les travaux publics, des barrages aux pistes d’envol de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), en passant par des circuits automobiles et les routes. Le seul réseau routier aurait consommé 12 Mt de laitiers de tous types en 1975.
À partir des années 1970, l’usage des résidus a diminué avec la désindustrialisation. Et N. Magalhães de conclure :
On s’épuise à révéler les mascarades du greenwashing, qu’il soit colporté par des pouvoirs publics ou privés, alors même que la solution saute aux yeux : baisser drastiquement la production de ciment et les constructions neuves en général. Plus que son empreinte carbone par tonne, d’ailleurs plus faible que certains métaux ou briques, c’est la quantité absolue produite dans le monde qui est insoutenable10.
À l’inverse de ces promesses mirifiques du secteur du béton en quête des technosolutions pour maintenir ses profits, les auteurs et autrices des travaux présentés dans ce compte rendu s’attachent dans leurs conclusions à rouvrir le champ des possibles et des alternatives. Armelle Choplin revient ainsi sur le dynamisme des recherches et des expérimentations en faveur d’autres matériaux, moins destructeurs, plus locaux, même s’ils peinent encore à dépasser le stade de l’expérimentation ou de la niche pour quelques acteurs privilégiés. Comme en Europe, elle montre l’existence d’un « mouvement de retour à la terre » en Afrique (p. 207) à l’image de l’association La Voûte Nubienne qui œuvre depuis plusieurs décennies à la construction de logements populaires à partir de matériaux et savoirs faire-locaux ; l’enjeu est de « tropicaliser » la construction pour produire des environnements de vie adaptés à l’heure du changement climatique alors que les constructions en béton – associées à la climatisation généralisée – apparaît de plus en plus intenable.
De même, Alia Bengana, Claude Baechtold et Antoine Maréchal terminent leur enquête dessinée par un tour d’horizon des vertus de la pierre, du bois, de la paille et de la terre dans le domaine de la construction, déconstruisant les idées-reçues installées par un siècle d’hégémonie du béton. Ils suggèrent qu’un monde alternatif qui bâtirait avec une multitude de matériaux variés serait bien plus durable (du point de vue des constructions mêmes), mais aussi plus divers et bariolé, etc… Avec une durée de vie de moins d’un siècle, le béton armé est en effet bien moins durable que des murs en moellons et des maisons en bois (colombage et charpente) qui durent des siècles… Face à ce constat, comment désindustrialiser le BTP ou du moins se passer du béton dans bon nombre de constructions, au profit d’un habitat à base de matériaux terrestres comme le bois, la pierre, les briques de chanvre ou la paille ? Telle est la question qui anime de plus en plus de militants et devrait occuper les acteurs du secteur.
Dans une perspective plus politique, Nelo Magalhães conclut quant à lui sur la diversité des écologies en compétition aujourd’hui, dominée par les approches technocratiques et ce qu’il nomme « l’écologie postmoderne », fondée sur le tournant ontologique et jugée dépolitisante. Plaidant pour une approche à la fois matérielle et sociale, il se demande comment lever ce « verrou socio-environnemental redoutable » que constitue « l’accumulation de grandes infrastructures de transport » et défend une coalition de luttes et de mouvements sociaux en vue de « se réapproprier les conditions matérielles de vie au travers de l’espace physique ». Revendiquant une certaine forme de conflictualité assumée, il plaide pour une convergence des mouvements de reprise de terre avec la lutte des classes comme seul horizon possible d’une politique de construction réellement terrestre.
Photo d’ouverture : Ivan Bandura sur Unsplash.
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Notes
- https://www.theguardian.com/cities/2019/feb/25/concrete-the-most-destructive-material-on-earth[↩]
- Le ciment est un liant hydraulique et l’un des constituants essentiels du béton, mélange de ciment, de granulats, d’eau et d’adjuvants.[↩]
- Dominique Barjot, « Lafarge : l’ascension d’une multinationale à la française (1833-2005) », Relations internationales, vol. 124, no. 4, 2005, pp. 51-67.[↩]
- L’une des meilleures études historiques sur le matériau et ses évolutions reste celle de Cyrille Simonnet, Le Béton, histoire d’un matériau. Économie, technique, architecture, Paris, éd. Parenthèses, 2005.[↩]
- https://www.heidi.news/[↩]
- Voir la thèse d’Antoine Perron, La machine contre le métier. Les architectes et la critique de l’industrialisation du bâtiment, France, 1940-1950, 2 vol, thèse de doctorat, ENSAPB, 2024.[↩]
- « Trafics de drogue, arrivée d’Amazon… Le résumé du Facebook live de François Rebsamen », Le Bien public, 15 décembre 2021.[↩]
- Aldo Poste, « Le retour à la terre des bétonneurs », Terrestres, novembre 2020.[↩]
- Comme sur ce site de promotion du béton pour les particuliers : http://www.guidebeton.com/ciment-decarbone[↩]
- Nelo Magalhães, « Ciment vert. Économies du gaspillage et mascarades du greenwashing », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne], mis en ligne le 17/05/2024. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-42; voir aussi sa tribune : « La production de ciment n’a jamais été aussi verte qu’en… 1948 », Le Monde, 1er mai 2024.[↩]