Temps de lecture : 20 minutes

Cet extrait est tiré du roman Le Ministère du futur de Kim Stanley Robinson, traduit par Claude Mamier et publié chez Bragelonne en 2023.


Il faisait de plus en plus chaud.

Frank May quitta son petit matelas et s’avança jusqu’à la fenêtre. Murs et tuiles ocre, couleur de l’argile locale. Immeubles carrés, comme celui où il se trouvait, toits-terrasses occupés par des résidents qui y dormaient la nuit pour échapper à la chaleur des appartements. À présent, certains d’entre eux regardaient vers l’est par-dessus les garde-corps. Ciel du même ocre que les immeubles, teinté de blanc là où le soleil ne tarderait pas à apparaître. Frank prit une longue inspiration. Qui lui rappela aussitôt l’atmosphère des saunas alors que c’était le moment le plus frais de la journée. Il n’avait pas passé plus de cinq minutes de sa vie dans un sauna, faute d’apprécier la sensation. L’eau chaude, d’accord ; l’air chaud et humide, non. Pourquoi s’infliger une telle impression d’étouffement ?

Ici, impossible d’y échapper. Frank n’aurait pas accepté le poste s’il avait su. Cette ville était jumelée à la sienne, mais ce n’était pas la seule, de même qu’il existait d’autres structures humanitaires. Il aurait pu travailler en Alaska. Sans que sa propre sueur lui pique les yeux. Il était déjà trempé, son short aussi, le matelas aussi, là où il avait essayé de dormir. Il crevait de soif mais la bouteille près du lit était vide. Toute la ville résonnait du bruit des climatiseurs, qui bourdonnaient comme des moustiques géants.

Une ville ordinaire de l’Uttar Pradesh à 6 heures du matin. Il consulta son téléphone : 38 °C. Humidité aux alentours de trente-cinq pour cent. C’était cette conjonction le vrai problème.

Puis le soleil surgit sur l’horizon. Avec l’éclat d’une bombe atomique, ce qu’il était par définition. Le contre-jour assombrit champs et bâtiments dans cette direction, tandis que la tache lumineuse s’élargissait, devenait un croissant aveuglant. La chaleur qui en émanait gifla Frank. Les radiations solaires lui brûlaient la peau. Ses yeux baignés de larmes ne voyaient plus grand-chose. Tout était ocre ou beige ou d’un blanc insoutenable. Une ville ordinaire de l’Uttar Pradesh à 6 heures du matin. Il consulta son téléphone : 38 °C. Ce qui faisait en Fahrenheit – il pianota – 103°. Humidité aux alentours de trente-cinq pour cent. C’était cette conjonction le vrai problème. Quelques années auparavant, il se serait agi de l’une des plus hautes températures humides jamais enregistrées. Non pas d’un simple mercredi matin.

Des gémissements affligés montèrent du toit d’en face. Cris d’horreur poussés par deux jeunes femmes penchées sur le garde-corps, vers la rue. Quelqu’un sur ce toit ne se réveillait pas. Frank s’empressa d’appeler la police. Pas de réponse. Dur de savoir si la communication passait. Des sirènes retentirent, distantes, comme noyées. Avec l’aube, les gens trouvaient des dormeurs en détresse et ceux qui ne se réveilleraient jamais de cette longue nuit torride. Alors ils cherchaient de l’aide. Les sirènes indiquaient que certains appels avaient abouti. Frank vérifia de nouveau son téléphone. Chargé, connecté. Mais aucune réponse du poste de police qu’il avait déjà contacté plusieurs fois depuis son arrivée quatre mois plus tôt. Encore deux mois à tirer. Cinquante-huit jours, beaucoup trop. Le 12 juillet et toujours pas de mousson en vue. Il fallait se concentrer sur chaque journée, une à une. Avant de retourner à Jacksonville en Floride, ridiculement fraîche par comparaison. Frank aurait bien des histoires à raconter. Mais ces pauvres gens sur le toit d’en face…

Le bruit des climatiseurs cessa d’un coup. Provoquant d’autres cris d’horreur. Plus de connexion sur le téléphone. Plus d’électricité. Baisse de tension ou coupure totale ? Les sirènes beuglaient comme tous les dieux et déesses du panthéon hindou.

Les générateurs prirent le relais, engins braillards à deux temps. Carburant illégal – essence, gazole ou kérosène – gardé en réserve pour ce genre d’occasion, passant outre la loi qui imposait le gaz naturel liquéfié. L’air, déjà pollué, ne tarderait pas à s’emplir de vapeurs d’échappement. Autant se mettre le pot d’un vieux bus sous le nez.

Frank toussa rien que d’y penser. Il voulut s’abreuver mais la bouteille était toujours vide. Il l’emporta en bas, la remplit d’eau filtrée au bidon placé dans le réfrigérateur de la réserve. L’eau était encore fraîche malgré la coupure de courant et le resterait un moment dans la bouteille isotherme. Il y ajouta un comprimé d’iode pour faire bonne mesure puis vissa fort le bouchon. Le poids de l’eau le rassura.

La réserve de la fondation abritait en outre deux générateurs et assez d’essence pour tenir deux ou trois jours. Rassurant, là aussi.

Les collègues de Frank débarquèrent à la porte. Hans, Azalee, Heather, tous agités, les yeux rougis.

— Il faut partir, lui dirent-ils.

— Comment ça ? rétorqua Frank, troublé.

— On doit aller chercher de l’aide. L’électricité est coupée dans tout le district, on doit prévenir Lucknow. Ramener des médecins.

— Quels médecins ?

— Essayons quand même !

— Je reste, assena Frank sous les regards ahuris. Allez-y et laissez-moi le téléphone satellite. Je dirai que vous êtes en route.

Ils hochèrent la tête, mal à l’aise, puis se hâtèrent de partir.

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Frank enfila une chemise blanche qui se trempa aussitôt de sueur. Il sortit dans la rue. Les générateurs grondaient, sans doute pour alimenter les climatiseurs tout en crachant leurs gaz d’échappement dans l’air surchauffé. Il retint une nouvelle quinte de toux. Il faisait trop chaud pour tousser, sinon la bouffée d’air suivante semblait jaillie d’un four, ce qui faisait tousser encore plus. Entre l’absorption d’air chaud et l’effort de tousser, le corps ne cessait de monter en température. Des gens s’approchèrent, lui demandèrent de l’aide. Il leur répondit que les secours seraient bientôt là. Vers 14 heures. Là, ils pourraient venir à la clinique. Pour l’instant, vieillards et enfants devaient se mettre à l’abri dans des pièces climatisées. Dans les écoles, la maison du gouvernement. Il suffisait de suivre le bruit des générateurs.

À chaque entrée d’immeuble, des personnes en larmes attendant une ambulance ou un corbillard. Comme pour la toux, il faisait trop chaud pour gémir avec force. Le seul fait de parler devenait dangereux. Que dire, de toute façon ? Il faisait même trop chaud pour penser. Mais les gens venaient voir Frank malgré tout. « S’il vous plaît monsieur… » « À l’aide monsieur… »

Il leur enjoignait de venir à la clinique à 14 heures. Mais d’abord aller à l’école, à l’intérieur, un endroit climatisé. Pour les vieux et pour les gosses.

— Ça n’existe pas ! lançaient-ils.

L’idée lui vint d’un coup :

— Allez au lac ! Mettez-vous dans l’eau ! (Ils n’avaient pas l’air de comprendre.) Comme pendant Kumbh Mela, quand on se baigne dans le Gange. L’eau vous aidera à avoir moins chaud.

Un homme secoua la tête.

— Le lac est en plein soleil. C’est comme une baignoire. Pire que l’air.

Sortir au soleil revenait à être poussé devant un grand feu. Ne restait alors qu’à tituber vers la prochaine zone d’ombre.

Perplexe, inquiet, peinant lui-même à respirer, Frank se dirigea vers le lac. Les habitants se massaient hors des immeubles, dans les entrées. Certains le regardaient passer, d’autres non, perdus dans leurs sombres pensées. Leurs yeux écarquillés par la peur, rougis par la chaleur, la poussière, les gaz d’échappement. Les surfaces métalliques exposées au soleil ne pouvaient déjà plus être touchées ; des ondes de chaleur en émanaient comme d’un barbecue. Frank n’avait aucune force dans les muscles et seule une étincelle de terreur lovée dans sa colonne vertébrale lui permettait de tenir debout. Il voulait se dépêcher mais n’y parvenait pas. Il marchait le plus possible à l’ombre : en général, si tôt le matin, un côté de la rue était protégé. Sortir au soleil revenait à être poussé devant un grand feu. Ne restait alors qu’à tituber vers la prochaine zone d’ombre.

Une fois au lac, Frank constata sans surprise que de nombreuses personnes y étaient déjà plongées jusqu’au cou. Visages bruns grillés par la chaleur. La surface du lac scintillait. Il traversa la promenade bétonnée, puis s’accroupit et enfonça un bras dans l’eau. Aussi chaud qu’une baignoire, en effet, ou pas loin. Il tenta de déterminer si l’eau était plus ou moins chaude que son propre corps. Difficile à dire dans une telle étuve. Il finit par conclure que la surface du lac était à peu près à la température de son sang. Donc bien plus fraîche que l’air ambiant. Mais si elle s’avérait un tantinet plus chaude que son corps… eh bien, ça restait plus frais que l’air. Bizarrement, c’était dur à déterminer. Il jeta un coup d’œil aux baigneurs. Seule une petite zone du lac demeurait en sursis, à l’ombre matinale des arbres et des bâtiments. Ensuite, toute la surface serait exposée au soleil jusqu’à ce que les premières ombres apparaissent de l’autre côté, tard dans l’après-midi. Une perspective affolante même si tout le monde avait un parapluie. Se posait la question de combien de personnes pouvaient s’entasser dans le lac. Pas assez. La population locale tournait autour des deux cent mille. Une ville entourée de champs et de petites collines, ainsi que par d’autres villes situées à quelques kilomètres, dans toutes les directions, selon une disposition très ancienne.

Frank rebroussa chemin jusqu’à son immeuble. Traversa la clinique du rez-de-chaussée, gagna en haletant sa chambre au premier étage. Mieux valait s’allonger et patienter. Il tapa la combinaison du coffre-fort, en sortit le téléphone satellite. Batterie pleine.

Il appela le quartier général à Delhi.

— On a besoin d’aide, lança-t-il à la femme qui répondit. On n’a plus d’électricité.

— Nous non plus, lui annonça Preeti. Comme partout.

— Comment ça, partout ?

— La majeure partie de Delhi, l’Uttar Pradesh, le Jharkhand, le Bengale. Certains États de l’Ouest aussi : Gujarat, Rajasthan…

— Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Attendre les secours.

— Qui viennent d’où ?

— J’en sais rien.

— Que dit la météo ?

— La canicule va encore durer un moment. Après, l’air chaud montera pour laisser entrer de l’air marin plus frais.

— Quand ?

— Aucune idée. La zone de haute pression est bien installée. Coincée contre l’Himalaya.

— Il vaut mieux se mettre dans l’eau que rester dehors ?

— Bien sûr. Si l’eau est moins chaude que le corps.

Frank raccrocha et remit le téléphone dans le coffre-fort. Il consulta le détecteur de particules au mur : 1 300 ppm. Pour les particules fines de diamètre inférieur à vingt-cinq nanomètres. Il ressortit dans la rue, à l’ombre des immeubles ; plus personne ne se risquait au soleil. L’air était d’un gris de fumée. Trop chaud pour avoir une odeur, donnant juste la sensation de respirer des flammes.

Brancher la rallonge, redescendre dans le bureau, brancher le climatiseur, l’allumer. Bourdonnement de l’engin. Un vague souffle d’air. Bon Dieu, ça ne marchait pas.

Retour dans le bâtiment. Frank récupéra la clé de la réserve dans le coffre-fort, en sortit un générateur et un bidon d’essence. Au moment de remplir le réservoir du générateur, il s’aperçut que celui-ci était déjà plein. Une fois le bidon rangé, il emporta le générateur près de la fenêtre où se trouvait le climatiseur. Lequel, avec son petit câble, était branché à une prise juste en dessous. Impossible de faire fonctionner le générateur dans une pièce, à cause des gaz d’échappement. Impossible aussi de le mettre dans la rue, sous la fenêtre, car des gens désespérés s’empresseraient de le voler. Donc… Frank retourna à la réserve et y dénicha une rallonge. Monta ensuite sur le toit-terrasse entouré de garde-corps et situé quatre étages au-dessus de la rue. Mais la rallonge s’arrêtait un étage trop bas. Frank redescendit, délogea le climatiseur de la fenêtre du deuxième étage et entreprit de le hisser à son tour. Il crut un instant s’évanouir dans l’escalier, puis la sueur lui piqua les yeux, lui offrant un regain d’énergie. Il installa l’engin dans le bureau du quatrième, sur le rebord de la fenêtre, baissant la vitre jusqu’au-dessus de l’appareil et tirant sur les panneaux latéraux en plastique afin d’obturer les parties encore ouvertes sur l’extérieur. Sur le toit, il démarra le générateur. L’écouta crachoter son rythme à deux temps. Après le gros jet de fumée initial, le gaz d’échappement demeurerait invisible. Mais le bruit s’entendrait de loin. Frank en percevait de semblables autour de lui. Brancher la rallonge, redescendre dans le bureau, brancher le climatiseur, l’allumer. Bourdonnement de l’engin. Un vague souffle d’air. Bon Dieu, ça ne marchait pas. Si, ça marchait. La température baissa rapidement de cinq ou dix degrés Celsius. Ce qui en laissait bien trente à encaisser. Mais c’était tenable à l’ombre, même avec l’humidité. À condition de ne pas bouger. Et l’air frais descendrait par l’escalier, refroidissant tout l’immeuble.

Au deuxième étage, Frank tenta de refermer la fenêtre qui avait accueilli le climatiseur. Coincée. Il tapa dessus avec ses poings pour la faire descendre, à deux doigts de briser le verre. Elle céda enfin dans une ultime secousse. Puis Frank sortit du bâtiment en fermant bien la porte à clé. Direction l’école. Une petite échoppe sur le chemin vendait en-cas et boissons aux élèves et à leurs parents. L’école était fermée, le magasin aussi, mais des gens étaient là malgré tout. Frank en reconnut certains.

— La clinique a l’air conditionné. Venez avec moi.

Un groupe le suivit en silence. Sept ou huit familles, dont les propriétaires de l’échoppe. Ils essayaient tous de rester dans le peu d’ombre disponible. Les maris précédaient les épouses, lesquelles tentaient de faire avancer les enfants en file indienne pour les garder à l’ombre. Ça parlait awadhi ou peut-être bhojpuri. Frank ne connaissait que quelques mots d’hindi ; ces gens le savaient et utiliseraient cette langue s’ils voulaient s’adresser à lui, ou bien trouveraient un locuteur de l’anglais. Il ne s’était jamais habitué à aider une population avec laquelle il ne pouvait pas converser. Honteux, il surmonta sa gêne et leur demanda en mauvais hindi comment ils allaient, où étaient leurs familles, s’ils avaient quelque part où aller. Enfin il crut le leur demander. Il n’obtint en réponse que des regards curieux.

Frank ouvrit la clinique et laissa entrer les gens. Sans plus d’indications, ils s’engagèrent dans l’escalier, gagnèrent la pièce climatisée où ils s’assirent par terre. L’endroit ne tarda pas à se remplir. Frank se posta devant la porte de la clinique, accueillant les passants intéressés. L’immeuble se retrouva vite plein comme un œuf. Frank rentra et ferma la porte à clé.

Les gens étouffaient malgré la relative fraîcheur des pièces. Frank consulta le tableau de bord de l’ordinateur : 38 °C au rez-de-chaussée. Peut-être un peu moins dans la pièce du climatiseur. Soixante pour cent d’humidité. C’était bizarre, inhabituel, d’avoir à la fois de fortes températures et une forte humidité ; durant la saison sèche de la plaine indo-gangétique, de janvier à mars, il faisait plus frais et moins humide, puis la température montait mais pas l’humidité, jusqu’à ce que le déluge de la mousson fasse de nouveau baisser le thermomètre, avec des nuages omniprésents qui protégeaient du soleil. Mais cette canicule-ci était différente. Grosses chaleurs, pas de nuages, beaucoup d’humidité. Un mélange très dangereux.

La clinique disposait de deux salles de bains. Dont les toilettes cessèrent vite de fonctionner. Sans doute les égouts menaient-ils à un centre de traitement des eaux usées marchant bien sûr à l’électricité mais sans générateurs pour prendre le relais. Difficile à croire, néanmoins il fallait faire avec. Frank laissa sortir les gens qui avaient des besoins pressants afin qu’ils se soulagent quelque part aux alentours, comme dans ces villages perchés du Népal qui n’avaient jamais vu de toilettes. Frank avait été choqué de découvrir cette réalité. Depuis, il ne préjugeait plus de rien.

Lorsque quelqu’un se mettait à pleurer, d’autres se rassemblaient pour le réconforter. Des vieillards en détresse. Ou de jeunes enfants. Quelques accidents sur les besoins pressants. Frank installa des seaux dans les toilettes, qu’il sortait une fois pleins afin de les déverser dans le caniveau. Un vieil homme succomba ; Frank aida quelques adultes à monter le corps sur le toit, où ils l’enveloppèrent d’une bande de tissu fin, peut-être un sari. Le pire se produisit quelques heures plus tard lorsqu’il fallut faire de même pour un gamin. Tout le monde sanglota tandis que le petit cadavre était évacué vers le toit-terrasse. Frank s’aperçut que le générateur allait bientôt manquer de carburant ; il prit un bidon dans la réserve et remplit le réservoir.

Sa bouteille d’eau était vide. Les robinets ne coulaient plus. Le réfrigérateur contenait deux gros bidons d’eau, dont il omit de révéler la présence aux occupants de la clinique. Il remplit la bouteille à l’un d’eux, dans le noir ; l’eau était encore vaguement fraîche. Puis il se remit au travail.

Quatre autres personnes moururent cette nuit-là. Au matin, le soleil se leva une fois de plus, cet horrible four, brûlant la terrasse et sa sinistre cargaison de corps emmaillotés. En ville, chaque toit-terrasse et, en se penchant sur les murets, chaque trottoir semblait s’être changé en morgue. La ville entière n’était plus qu’une morgue écrasée par une chaleur encore plus atroce que la veille. Le thermomètre indiquait à présent 42 °C et soixante pour cent d’humidité. Frank contempla son écran d’un air morne. Il avait dormi environ trois heures, par intermittence. Le générateur poursuivait sa percussion irrégulière ; le mauvais climatiseur continuait à vibrer. À l’extérieur retentissait le bruit d’autres générateurs et d’autres climatiseurs. Qui ne résoudraient rien.

Frank descendit, ouvrit le coffre-fort et rappela Preeti sur le téléphone satellite. Après vingt, peut-être quarante sonneries, elle décrocha enfin.

— Écoute, on a besoin d’aide, lui dit-il. On est tous en train de crever.

— Qu’est-ce que tu crois ? lâcha-t-elle, furieuse. Que vous êtes les seuls ?

— Non, mais on a besoin d’aide.

— Comme tout le monde !

Frank tenta d’analyser cette phrase. C’était dur de réfléchir. Preeti vivait à Delhi.

— Comment ça va de ton côté ?

Pas de réponse. Preeti avait raccroché.

Les yeux de Frank le piquaient de nouveau. Il les essuya, remonta s’occuper des seaux dans les toilettes. Ils se remplissaient moins vite désormais ; les gens s’étaient vidés. Sans eau, ils allaient tous devoir quitter cet endroit à brève échéance.

Lorsqu’il ouvrit la porte pour rentrer dans la clinique avec les seaux vides, un coup dans le dos le propulsa à l’intérieur. Trois jeunes hommes l’immobilisèrent au sol, l’un d’eux muni d’un pistolet anguleux aussi gros que sa tête. Le regard de Frank plongea dans la gueule du canon, seule partie ronde de cette étrange arme noire. Le monde se résuma soudain à ce petit cercle. Frank sentit son corps se tendre. Le sang battait dans ses veines tandis que la sueur inondait ses paumes et son visage.

— Ne bougez pas, ordonna l’un des autres types. Sinon vous êtes mort.

Les cris provenant des étages supérieurs permettaient de suivre la progression des intrus. Les sons étouffés du générateur et du climatiseur cessèrent brusquement. Le brouhaha de la ville pénétra par la porte restée ouverte. Des passants observaient la scène, curieux, puis s’éclipsaient. Guère nombreux de toute façon. Frank s’efforça de respirer aussi doucement que possible. Son œil droit le piquait violemment, mais il se contenta de le fermer et de détourner l’autre du pistolet. Le devoir lui commandait de résister, sauf qu’il voulait vivre. Il avait l’impression de se contempler depuis l’escalier, loin de son corps, loin de tout sentiment ou sensation, à l’exception de la douleur dans son œil.

Ces gens s’inquiétaient pour lui, craignaient une blessure. Leur sollicitude le bouleversa. Les larmes atténuèrent l’irritation de ses yeux.

Les jeunes voleurs redescendirent d’un pas lourd, portant générateur et climatiseur. Ils disparurent aussitôt dans la rue. Les hommes qui maintenaient Frank à terre le relâchèrent.

— On en a plus besoin que vous, expliqua l’un d’eux.

Celui qui tenait le pistolet se renfrogna à ces mots. Il pointa l’arme vers Frank une dernière fois.

— C’est votre faute, ce qui nous arrive.

Puis ils partirent à leur tour en claquant la porte derrière eux.

Frank se releva, se frotta les bras là où ses agresseurs l’avaient empoigné. Son cœur battait la chamade. Son estomac se soulevait. Une poignée d’occupants de l’immeuble descendirent lui demander comment il allait. Ces gens s’inquiétaient pour lui, craignaient une blessure. Leur sollicitude le bouleversa. Écrasé par une émotion soudaine, il s’assit sur la première marche de l’escalier et se cacha le visage dans les mains. Les larmes atténuèrent l’irritation de ses yeux.

Au bout d’un moment, il parvint à se lever.

— Il faut aller au lac, leur dit-il. Il fera plus frais. Dans l’eau et sur la rive.

Plusieurs femmes froncèrent les sourcils.

— Peut-être, mais il y a trop de soleil, protesta l’une d’elles. Attendons la nuit.

— C’est vrai, admit Frank en hochant la tête.

Il retourna à la petite échoppe en compagnie du propriétaire. Il se sentait à la fois faible et nerveux. L’impression d’être dans un sauna s’abattit de nouveau sur lui. Malgré cela, il réussit à faire six voyages avec des sacs de boissons et de nourriture. En dépit de son épuisement, il se comptait encore parmi les plus costauds du groupe. Même si certains autres semblaient capables de poursuivre cette tâche toute la journée. Personne ne parlait durant les trajets. Personne ne croisait son regard.

— On reviendra plus tard, finit par dire le propriétaire.

La journée s’écoula avec lenteur. Les cris de désespoir se changèrent peu à peu en gémissements. Les gens avaient trop chaud, trop soif pour s’agiter, même quand leurs enfants mouraient. Des yeux rouges au fond de visages bruns regardaient Frank tituber tandis qu’il aidait à monter de nouveaux cadavres sur le toit, où ils rôtissaient au soleil. Les corps risquaient de pourrir mais pouvaient aussi se dessécher à force de cuire. Aucune odeur ne se propageait sous une telle chaleur à part celle de l’air brûlant lui-même. Ou peut-être que si : des relents soudains de viande avariée. Plus personne ne s’attardait sur le toit-terrasse. Frank y dénombra quatorze cadavres enveloppés, adultes et enfants. Il aperçut au loin des gens engagés dans le même ouvrage, pressés, graves, les yeux baissés. Il était le seul à prendre le temps d’observer les alentours.

À l’intérieur, nourriture et boissons étaient déjà épuisées. Frank compta les occupants de l’immeuble, au prix d’un gros effort. Environ cinquante-deux personnes. Il s’assit dans l’escalier un long moment, puis se rendit à la réserve et étudia ce qu’elle contenait. Il remplit sa bouteille, but avec avidité, la remplit de nouveau ; l’eau n’était plus fraîche mais pas encore chaude. Le bidon d’essence permettrait de brûler les corps s’il fallait en arriver là. Quant au second générateur, il n’avait plus rien d’utile à faire fonctionner. Le téléphone satellite était chargé mais qui contacter ? Frank songea un instant à appeler sa mère. « Salut Maman, je suis en train de crever. » Non, mauvaise idée.

Le jour s’étira, seconde par seconde, jusqu’à sa dernière heure. Frank s’adressa alors au propriétaire de l’échoppe et à ses amis, qui marmonnèrent leur accord : le moment était venu d’aller au lac. Ils secouèrent les autres, leur expliquèrent le plan, aidèrent ceux qui peinaient à se lever et à descendre l’escalier. Certains n’y parvinrent pas, ce qui posa un sacré dilemme. Quelques vieillards affirmèrent vouloir se reposer encore un peu, aller au lac plus tard ; ils dirent au revoir à ceux qui partaient, comme si tout était normal, mais leurs yeux les trahissaient. Beaucoup de gens pleuraient en quittant la clinique.

Ils progressèrent ensemble dans les ombres de la fin d’après-midi. Il faisait plus chaud que jamais. Personne dans la rue ni sur les trottoirs. Aucun cri en provenance des immeubles. Quelques bruits de générateurs, de climatiseurs, étouffés par l’air torride.

Une fois au lac, ils découvrirent une scène de désolation. D’innombrables têtes en parsemaient la surface, près des rives mais aussi là où l’eau était plus profonde, corps appuyés sur un quelconque radeau improvisé. Sauf qu’il y avait des morts parmi les baigneurs. Des miasmes s’élevaient du lac, une odeur de viande pourrie perceptible même par des narines brûlées de chaleur.

Le groupe convint qu’il serait mieux, dans un premier temps, de s’asseoir au bord de l’eau et d’y plonger les jambes. Il restait un peu de place disponible là où la promenade s’achevait ; ils s’y rendirent d’un pas lourd et s’assirent en rang d’oignons. Sous leurs fesses, le béton recrachait la chaleur absorbée durant la journée. Ils suaient tous, sauf ceux qui n’y parvenaient plus, la peau d’une rougeur incandescente au sein des ombres. Tandis que le crépuscule s’installait, il fallut soutenir ces personnes, les aider à mourir. L’eau du lac était aussi chaude que celle d’une baignoire, à l’évidence plus chaude qu’un corps humain. De l’avis de Frank, plus chaude qu’à son premier passage dans la matinée. Logique, malheureusement. Il avait lu que si toute l’énergie du soleil frappait la Terre au lieu d’être repoussée en grande partie, la température monterait au point de faire bouillir mers et océans. Facile à imaginer : l’eau du lac ne semblait qu’à quelques degrés de l’ébullition.

Pourtant, lorsque la nuit remplaça le crépuscule, ils décidèrent tous d’entrer dans l’eau. La sensation était meilleure. Leur chair le réclamait. Ils s’assirent sur une langue de terre immergée, la tête hors de l’eau, tentant de supporter la chaleur.

À côté de Frank se trouvait un jeune homme qui avait joué le rôle de Karna dans une pièce lors de la mela locale. Frank sentit de nouveau l’émotion l’étreindre, comme lorsque ses compagnons s’étaient inquiétés de lui. Il se rappelait l’instant où Arjuna, ayant vaincu Karna en lui jetant un sort, s’apprêtait à le tuer ; le voisin de Frank s’était alors écrié d’une voix triomphante : « Ce n’est que le destin ! » avant de périr sous l’épée de son ennemi. À présent, le jeune homme buvait de petites gorgées d’eau du lac, les yeux écarquillés par la peur et le chagrin. Frank détourna le regard.

La chaleur lui monta peu à peu à la tête. Il s’imagina bondir hors du lac en quête de ce bain d’eau glacée qui devrait jouxter tous les saunas, sentir la morsure bénie du froid lui expulser l’air des poumons, comme il s’y était essayé une fois en Finlande. Les habitués conseillaient de maximiser l’écart de température, de voir ce que ça faisait d’encaisser un différentiel de 50 °C en une seconde.

Accepter l’eau chaude dans son estomac signifiait qu’il n’y avait plus de refuge nulle part, que le monde était à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, dans les deux cas bien plus chaud que la température normale d’un corps humain.

Mais de telles pensées rendaient la situation encore moins tenable. Frank goûta l’eau du lac, chaude, fétide, gavée de matières organiques d’origine inconnue. Il souffrait d’une soif inextinguible. Accepter l’eau chaude dans son estomac signifiait qu’il n’y avait plus de refuge nulle part, que le monde était à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, dans les deux cas bien plus chaud que la température normale d’un corps humain. Les baigneurs se faisaient pocher dans le lac. Frank but discrètement à sa bouteille ; l’eau était tiède, pas trop chaude, et pas sale. Son corps en avait tant besoin qu’il avala tout d’un coup.

Autour de lui, les gens mouraient de plus en plus vite. Toute forme de fraîcheur avait disparu. Les enfants étaient déjà morts, de même que les vieillards. Les autres marmonnaient ce qui aurait dû être des clameurs endeuillées ; ceux qui pouvaient encore bouger sortaient les cadavres de l’eau ou les poussaient vers le centre du lac, où ils flottaient tels des troncs d’arbre avant de couler.

Frank ferma les yeux et tenta de ne pas écouter les voix qui l’entouraient. Il posa sa nuque sur le rebord en béton, puis s’enfonça dans la boue jusqu’à s’y figer, ne laissant qu’une partie de sa tête exposée à l’air brûlant.

La nuit s’écoula peu à peu. Seules les étoiles les plus brillantes étaient visibles, lueurs floues en surplomb. Une nuit sans lune. Des satellites passaient parfois, d’est en ouest ou d’ouest en est, une fois même du nord au sud. Donc des gens observaient, sachant ce qui se produisait. Sachant mais n’intervenant pas. Ne pouvant pas. Ne voulant pas. Rien à faire, rien à dire. Pour Frank, cette nuit dura des années. Lorsque le ciel s’éclaircit, s’affichant d’abord gris, comme voilé de nuages, puis d’un bleu éclatant, Frank s’efforça de bouger. Le bout de ses doigts était fripé. Il avait été poché, oui, cuit et recuit à petit feu. Dur de soulever la tête ne serait-ce que d’un centimètre. Il risquait pourtant de se noyer. Cette idée le força à remuer. Il s’appuya sur les coudes, se redressa. Ses muscles semblaient n’être que des spaghettis trop cuits collés aux os, mais ses os s’occupaient de tout, de leur propre chef. Il parvint à s’asseoir. L’air demeurait plus chaud que l’eau. De l’autre côté du lac, il vit les premiers rayons de soleil frapper le sommet des arbres, qui parurent s’enflammer. Tournant très doucement la tête, Frank scruta le lac. Tout le monde était mort.

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