Baro d’evel, c’est une compagnie franco-catalane, dirigée par Camille Decourtye et Blais Mateu Trias. Elle a pratiqué le cirque itinérant, les chapiteaux et les plateaux des salles de théâtre, elle a décloisonné et fluidifié les pratiques artistiques, le cirque, la danse, le théâtre, le chant, les règnes humains et non humains, les genres.
Baro d’evel, en langue manouche, c’est à la fois un juron, « nom de Dieu », et une prière adressée à ce qui nous dépasse. Mazùt. Bestias, La Cachette, Là, Falaise, ce sont les noms de leurs spectacles et de notre saisissement.
Nous publions ici les bonnes feuilles de leur livre, Les beaux gestes1 C’est une trace de leurs expériences multiples, avec des photos et des textes et entretiens entre Camille Decourtye, Blaï Mateu Trias et Barbara Métais-Chastanier2.
Le chapiteau, les chevaux, les roulottes, la route, l’exil, la vie entre la France et la Catalogne. Cela se poursuit, cela se creuse. Les genres, les registres, les règnes. Tous ces binarismes, ces boîtes dans lesquelles on voudrait vous ranger, ces cases auxquelles on voudrait vous assigner. Les déborder, les tordre, les transformer. Cela ne s’explique pas, cela se vit : métamorphoses, mondes en mouvement, hybridations, greffes et passages. Comme une invitation à habiter les frontières, à en vivre l’épaisseur plutôt que la séparation. (Baro d’evel, Barbara Métais-Chastanier)
Barbara Métais-Chastanier : Je me souviens de la première fois où je suis venue voir Bestias. C’était à Rennes, en 2016. Je ne connais pas cette ville, je déambule dans ses rues, que je trouve propres et policées –comme le sont aujourd’hui tous les centre villes –et brusquement je tombe sur un village d’obstiné·es qui fait comme un trou dans la ville : le chapiteau occupe toute la place, les caravanes, les roulottes sont tout autour, les chiens et les enfants galopent entre elles. Et je me souviens très bien de cette sensation de beauté, de cette beauté que porte l’utopie de la route, du nomadisme, du chapiteau, et de la force que cela avait de l’emmener en plein centre-ville, là tout a été nettoyé de ses aspérités, là où la plupart circulent ou s’arrêtent à leur guise, quand partout les nomades et les migrants sont, eux, condamnés aux marges et aux périphéries. J’ai vraiment perçu l’importance qu’il y avait à préserver cette part inattaquable du possible, du sauvage, du nomade au cœur de ces machines que sont devenues nos villes.
Blaï Mateu Trias : L’utopie de trimballer une troupe sur les routes est un rêve commun qu’on portait de nos familles. Se retrouver en tournée, avec les familles, avec les animaux, avec un spectacle qui nous rassemble et qui nous tient, c’est un rêve que l’on est fier de colporter.
Camille Decourtye : Ce qui m’a amenée à vouloir faire du cirque, c’était ce rêve premier d’une vie nomade. J’ai toujours adoré partir en tournée avec ma roulotte, mes chevaux. Ça a aussi forgé ce désir d’un art qui s’immisce dans la vie, dans le quotidien, dans la ville. Ça nous a beaucoup guidés pour faire naître Baro d’evel. Je me suis toujours sentie reliée à ce monde qu’on connaît dans les films de Pierre Etaix, à cet imaginaire des gens du voyage que l’on voulait garder en vie, sans que ce soit nostalgique.
Blaï M. T.: Sans que ce soit nostalgique ou esthétisant…
Camille D.: Oui, mais d’une certaine manière, on vient aussi de ce fantasme, un peu idéalisé ou esthétisé. Pour moi, les artistes nomades doivent être encore nomades. Se relier à cet essentiel : voyager avec sa caravane, s’installer, mettre une petite table dehors, une petite chaise et faire village dans un pré. En quelques gestes, son chez soi s’est reproduit, sans être conquérant, sans être colonisateur. C’est quelque chose qui n’abîme rien et c’est une aventure de vie tellement riche : tournée vers la rencontre, vers le hasard, vers la découverte de nouveaux endroits. Ce qui réunit une troupe autour de projets comme ceux-là demande un engagement profond et intense. Alors il faut que le spectacle –qui est le rendez-vous ultime de toute cette mécanique, de toute cette organisation –soit aussi à la hauteur de cette utopie : c’est l’exigence de cette cérémonie qui génère la beauté de l’énergie du groupe sur la route. Et l’autre forme nécessaire, induite par le nomadisme et la troupe itinérante, c’est qu’elle ne met pas la vie entre parenthèses pour aller dans un théâtre : les enfants sont là, les animaux sont là, la famille est là, les ami·es aussi. Les limites sont beaucoup plus poreuses entre l’acte artistique et la vie intime. Et donc ça réenchante en permanence les vies, nos vies.
Blaï M. T.: C’est justement ce qui manque dans les théâtres actuellement : de la vie vingt-quatre heures par jour, c’est-à-dire un endroit où les gens sont et font.
Camille D.: Mais cet enchantement comporte aussi un potentiel de danger, d’épuisement. C’est un engagement important, de prendre le risque d’un rapport très intense, d’aventures humaines qui vont aux limites de la fatigue…
Blaï M. T.: Et de la fusion.
Camille D.: Après il ne faut pas trop idéaliser tout ça. Il y a des vases communicants en permanence entre la vie privée et la vie de la troupe. L’équilibre y est très ténu, très précaire. C’est la vie en chapiteau qui révèle, petit à petit, une intelligence de groupe : la troupe sait que, pour que cette aventure ait lieu, il y a une exigence très aiguë sur le respect de chacun·e et sur l’épanouissement de chacun·e puisque tout le monde y a mis beaucoup. C’est le piège et le cadeau. Ceci dit, dans les dix années d’itinérance qu’on a vécu, il y a eu des moments difficiles, mais je crois pouvoir dire très franchement que nous avons vécu toute cette aventure comme un cadeau.
Barbara M.-C.: Ce qui me frappe dans votre travail, dans la recherche qui guide chaque spectacle de Baro, c’est à quel point le geste commence d’abord par brouiller les frontières, par déborder les cadres, les codes : qu’ils soient esthétiques –entre le cirque, la danse, la musique, la peinture, le théâtre –, de registre –dans une écriture de la bascule, de la transformation ou du contre-point –, d’espace, de genre, de règne voire même de fonction: chez Baro, les interprètes travaillent aussi au montage du décor, à l’installation du chapiteau, l’administrateur·rice s’occupe des sérigraphies, les technicien·nes rejoignent le groupe de musique qui s’improvise après le spectacle, bref, les frontières y sont malmenées. Ce refus des frontières, qui parle aussi de la composition de la troupe où cohabitent souvent plusieurs langues, plusieurs nationalités, de quoi est-il le nom ? Que met-il en jeu ?
Blaï M. T.: Pour concevoir nos œuvres, on part toujours de ce qu’on a vécu avant et, en même temps, on prend l’espace comme point de départ. Ça vient souvent d’une envie de nouveau et d’une envie de dépassement. C’est en lien avec la rythmique, avec la bascule d’un monde à un autre : ça joue beaucoup avec la temporalité, avec le temps. Parce que pouvoir basculer d’un registre à un autre, d’un code à un autre, c’est aussi pouvoir raconter la complexité du monde. C’est ce que le clown permet. Mais c’est aussi notre façon de composer. Quand on s’assoit dans un endroit, quand le plateau commence à devenir trop clair, trop droit, trop établi, on cherche par tous les moyens à basculer dans quelque chose d’inconnu, quitte à plonger parfois dans son contraire. C’est comme le nom de la compagnie : Baro d’evel, c’est à la fois un juron et une prière.
Camille D.: On part toujours de notre curiosité à générer une forme de croisement entre les choses. Ensuite, on peut avoir des visions de scènes ou de mondes qui se croisent, des intuitions qui seront suivies d’une longue exploration concrète. On sait que ce n’est pas l’idée qui va primer. L’idée est toute petite. Et on n’attend que ça d’ailleurs : qu’elle soit toute petite à côté de ce qui va avoir lieu. On sait qu’il n’y a pas de frontière entre rire et pleurer : c’est quelque chose qui arrive naturellement. Mais ça arrive naturellement quand on va au bout d’un état. Quand on va au bout d’un état de corps, d’espace. C’est ça que l’on cherche : ce terme d’un état où l’on bascule dans la complexité, où ce qui n’a rien à faire a précisément à y faire. Car, pour moi, dire : « Je bâtis une pièce, un monde, dans lequel on puisse dire mais ça, ça n’a rien à y faire», ça ne m’intéresse pas. Dans un monde, il y a toujours du « ça n’a rien à y faire ». Il n’y a pas de hors-sujet. Ce qui est hors-sujet, c’est précisément ça le sujet.
Barbara M.-C.: Ces jeux de renversements, ils se retrouvent à tous les niveaux de l’écriture, mais il me semble qu’ils sont plus largement constitutifs d’une manière de penser le travail et l’organisation de la compagnie. Souvent, quand je retrouve la grande troupe de Baro, j’ai en moi ces vers de Michaux : «Toi, ne te hâte pas vers l’adaptation, toujours garde en réserve de l’inadaptation», comme l’utopie d’un contre-monde qui saurait protéger le bizarre ou le fragile en chacun·e de nous.
Blaï M. T.: Brouiller les pistes, faire à partir de ce qu’on ne sait pas faire, de nos maladresses, c’est quelque chose qui nous constitue depuis le début. À l’école de cirque, quand on essayait de faire des acrobaties, moi, je n’étais pas fort et Camille n’était pas légère. C’était difficile pour nous. Au bout d’un moment, on a compris que c’était ça notre sujet : essayer, en jeu, de devenir autre, de faire avec la fragilité et avec la métamorphose.
Camille D.: On était en difficulté dans ces parcours virtuoses d’artiste-acrobate. Et on s’est vite confronté à cette notion de normalité : qu’est-ce que répondre à des critères qui t’attendent pour te dire si tu es performant·e ou pas ? Finalement, ce refus nous a permis d’assumer nos singularités : ces circulations entre masculin et féminin, entre guider et être guidé·e, entre tragique et burlesque. Et ces choses-là, on les a mises en jeu parce qu’on avait du mal à trouver notre identité dans notre école de cirque. Cette manière de douter, de remettre les choses en question, elle permettait aussi de se défaire de visions du monde un peu binaires : il y a un clown blanc et un auguste, alors que tout le monde a en lui ces dimensions.
Barbara M.-C.: Quand on regarde le fonctionnement de la compagnie, qui est basé sur la souplesse et la curiosité pour d’autres tâches que celle de sa compétence propre, on pourrait vous dire–par provocation–que faire circuler les gens à des postes, c’est aussi une manière de faire des économies.Mais je sais qu’il y a dans cette circulation, la recherche d’autre chose: parce qu’arriver sur scène en ayant monté la scénographie ou conduit le semi-remorque, ça ne place pas dans le même état de jeu et de relation à la troupe qu’arriver en TGV pour interpréter sa partition. Qu’est-ce que vous cherchez alors avec ces places qui circulent de l’un à l’autre ?
Blaï M. T.: C’est une tentative politique de pouvoir se dire qu’on va changer quelque chose, qu’on peut ne pas se cantonner à une seule spécialité, à une expertise. Pour nous, cela offre une connexion entre les gens, comme entre les langages, qui est très singulière et très précieuse. Qui est très importante aussi dans la synergie de la compagnie : pour que ça circule, il est important qu’il y ait ces dépassements, qui permettent la souplesse de pouvoir s’entraider sur des choses qui ne sont pas que de l’ordre de la création, mais aussi dans la technique, dans la production, dans l’administration, dans la scénographie, etc. C’est constitutif de ce qui fait troupe.
Camille D.: Et puis, cela donne du sens à notre recherche, cela remet de la poésie dans notre quotidien. La dimension humaine de l’aventure artistique, elle a lieu si on reste conscient et attentif à la justesse de la dimension des choses. C’est très en lien avec le fait de ne pas sectoriser, de ne pas se décharger de certaines responsabilités de secteur : tout le monde doit mettre en œuvre une intelligence alerte de l’ensemble du processus et les tâches ingrates ne doivent pas être prises en charge par les mêmes. Alors évidemment, dans la compagnie, on a des spécialités : on a des gens qui se consacrent à la technique, à l’administration. Mais ça n’empêche pas la fluidité. Les gens doivent pouvoir exister pour ce qu’ils sont. Quand des savoirs tentaculaires s’auto-organisent, c’est aussi une façon de laisser la place à la singularité de chacun·e, de préserver des poches de sens à investir. Aujourd’hui, dans les théâtres, on ne veut plus prendre ce risque. Cette ultra-législation du code du travail, des fiches de poste, elle a une nécessité:elle est importante parce qu’elle protège les salarié·es, mais elle étouffe aussi tous les potentiels de débordement, ceux des parages et des surprises. Elle fait prendre le risque d’une force qui se meurt de l’intérieur.
Faire monde, former des mondes faits d’écoute et d’attention extrêmes, rapprocher ce qui s’éloigne et ce qui sépare, rapprocher: humains et non-humains, rue et plateau, le bas et le haut, jusqu’au vertige, jusqu’à la chute, jusqu’à l’égarement, tricoter des liens, des collaborations, des enchevêtrements, mélanger personnes, bêtes, dispositifs et géographies, aller voir ailleurs si nous y sommes, ça peut même être là oui pourquoi pas ?, faire des nœuds, des nœuds d’attachement, des nœuds d’histoire qu’on se raconte, des nœuds qui respirent et des nœuds qui relient, des nœuds lâches et souples, ou parfois plus serrés, des nœuds d’amour et des nœuds d’amitié, former des mondes, former des nœuds qui tiennent entre les mondes, des nœuds qui tiennent le chap’, des nœuds de matières et des nœuds de mouvements, des nœuds qui rapprochent, des nœuds pour broder des fictions, pour les rendre possibles, pour tendre une nouvelle toile sur celle qui fait monde, pour jouer des apparitions comme des disparitions, des nœuds pour faire venir le visible et l’invisible, pour saisir cette trame sur laquelle l’invisible se décolle, une manière de soigner l’interminable douceur, une manière de se tenir au bord, sur le bord, prêt à l’inattendu, prêt à l’inachevé, prêt à ce qui échappe, toujours, et célébrer la tendresse, cette qualité de tendresse. (Baro d’evel, Barbara Métais Chastanier)
Barbara M.-C.: Je repense à cette fonction qui existait dans l’antiquité et que je trouve fascinante: celle des augures qui dessinaient dans le ciel une surface au sein de laquelle ce qui avait lieu n’avait plus le même sens: un oiseau passe dans le ciel, mais en cet endroit du monde, le vol de l’oiseau nous dit autre chose que lui-même. Sans aller jusqu’à dire, que vous jouez aux devins, j’ai l’impression qu’il y a quand même quelque chose de ce dessin, de cette découpe où le réel de la scène prend une toute autre dimension.
Camille D.: Oui, c’est comme si on fabriquait notre propre rituel, notre propre cérémonie.
Blaï M. T.: Mais, dans le travail, on essaie de ne pas trop se poser cette question-là, de ne pas donner une importance trop forte à ce qu’on fait. On part du quotidien, des choses normales et, de là, on y invite des accidents, qui nous donnent des signes et qui nous font prendre un autre chemin.
(…)
Barbara M.-C.: Pour moi cela fait écho à cette importance du seuil qu’ont conservé certaines cultures et anthropologies orientales: le judoka salue le tatamis et, ce faisant, il salue ce qui sera possible dans ce lieu, il prépare aussi son corps à changer d’état. J’ai l’impression que vous accordez une grande importance à ces seuils-là, à la préparation du voyage.
Camille D.: Oui, par exemple, dans Bestias, les gens parcouraient un labyrinthe dans lequel Bonnefrite avait dessiné toutes les scènes du spectacle, quelque chose évoquait les peintures rupestres… Savoir que les gens arrivent avec une journée derrière euxsuppose de pouvoir préparer les corps, de préparer ce qui viendra de loin. À l’entrée comme à la sortie du spectacle. Pour que toute cette cérémonie puisse s’organiser, avoir lieu avec nous, dans la capacité à générer cette recherche de transcendance. Et paradoxalement, traiter l’avant et l’après, c’est aussi une manière de se convaincre que ce que l’on fait est très simple, car ce qui nous relie ce sont des antihéros, des fragilités, plutôt que des divinations ou des combats.
Blaï M. T.: Pour moi, c’est très lié aux savoir-faire. À la cérémonie, mais sans cérémoniel. On arrive à la cérémonie pas pour elle-même mais parce qu’on veut vivre le moment intense. Avec le temps, on se rend compte que c’est un geste politique fort parce que ça déborde, parce que sans cela le théâtre se réduit à une consommation de produits, qu’on enchaîne, qu’on jette, qu’on évalue. Avec cette dimension, on retrouve quelque chose du début du théâtre, de ces cérémonies qui donnaient des émotions puissantes et qui s’inscrivaient dans la vie des gens tout en les emmenant radicalement ailleurs.
Barbara M.-C.: Vous me faites l’impression de pisteurs ou de guetteurs qui, par tous les moyens possibles, tenteraient de garder plus vive l’intensité du regard et l’ouverture au présent.
Camille D.: C’est qu’il y a cette chose paradoxale qui consiste à chercher ce qui nous permet de décoller du présent du plateau et pourtant on travaille avec des non-humains chez qui on ne peut pas changer une intention. Comment Gus3 ressent la scène ? Comment Txapakan4 vit le moment présent? Le fait d’être aguets, d’être connecté à l’autre, c’est une chose qui se travaille tout le temps. Avoir comme partenaires des êtres qui n’ont pas le même mode d’expression suppose de toujours garder ouvert en nous la possibilité de ce qui peut avoir lieu à n’importe quel moment. Et étonnamment, ça induit une qualité de relation très agréable. Cette espèce de tension, elle est passionnante à maintenir vive parce qu’elle se rejoue chaque soir. Les spectacles sont toujours ciselés et précis pour pouvoir permettre des moments de liberté : si ce soir, on a besoin d’être plus intense dans ce passage-ci, plus lents et doux dans cet autre, dilater d’une longue minute ce moment, on le fait, on est à l’écoute. Ça suppose de rester toujours à l’affût pour voir la surprise qui se présente ce soir-là et explorer un terrain qu’on n’avait pas découvert. Le fait que tout le monde dans la troupe sache que c’est possible, déploie une vraie exigence de la représentation : pour rester aux aguets des cadeaux d’aujourd’hui.
Blaï M. T.: Et tout ça, ce sont des choses qui s’additionnent au présent. Encore une fois, ce sont des additions et des connaissances qui rendent possibles la souplesse et le bon état d’accueil ou de réception de l’imprévu.
Barbara M.-C.: Je repense à cette phrase de Tàpies qui dans l’un de ses carnets notait: «Il faut redécouvrir le beau». Comme s’il fallait profondément en redéfinir les coordonnées. Alors quelle serait la direction de ce beau, inattendu, inacceptable peut-être, qui vous guide?
Blaï M. T.: Les œuvres, quand elles te percutent d’une façon presque violente et inattendue, pour moi, c’est une expérience de la beauté. Comme la découverte d’une beauté dont tu ignorais l’existence, la puissance, et qui te ramène à la nécessité.
Camille D.: Ça me fait penser à ce que tu disais Barbara : ce qui compte ce n’est pas devenir, mais de revenir. La beauté a souvent à voir avec quelque chose que l’on retrouve, ou qui s’est arraché, qui rappelle que ça a bien eu lieu ou que ça pourrait avoir lieu. C’est une tension. Un appel. Une harmonie mais traversée de lutte, de combat, de résistance. Comme une fleur qui repousse: il a bien fallu qu’elle fasse le chemin pour en arriver là. Derrière ça, l’obscurité n’est pas bien loin, le signe qu’elle donne au milieu du sombre, c’est une lumière fragile qui nomme l’énigme des choses.
Barbara M.-C.: La beauté serait-elle reliée à l’expérience du mystère?
Camille D.: Quand tout est dit, quand tout est expliqué, quelque chose s’écrase et se dessèche. Nicolas Grimaldi parle de ça à propos de l’amour : quand on tombe amoureux, on tombe amoureux de la qualité de l’attente à la vie de l’autre, c’est la qualité de cette attente qui fait écho en nous. C’est une conception qui a beaucoup guidé Mazùt et qui continue à nous guider dans l’écriture. Après, dans notre manière de travailler, dans l’histoire de Baro et de cette équipe, on a un besoin viscéral de douceur. On a besoin de convoquer le plus possible le meilleur en nous. De tenter. Ou d’être honnête dans notre incapacité provisoire à ça. On partage souvent cette citation de Camus: «Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres.» On prend le risque d’essayer de faire des choses ratées, hésitantes, imparfaites : alors tout le monde a besoin d’être valorisé dans ce qu’il offre, dans ce qu’il est, pour pouvoir se livrer. Un climat de bienveillance doit toujours primer, même dans le conflit ou l’incompréhension. Et c’est vrai que dans nos premiers spectacles, il y avait ce rapport à la douceur qui pouvait être perçu comme quelque chose de léger mais dont on mesure maintenant la valeur politique : reconnaître la place de la fragilité, de la douceur et de nos manières de prendre soin collectivement. Surtout quand on implique dans ces aventures, nos familles, nos ami·es, nos enfants et que dans cette troupe évoluent et vivent des non-humains où il est nécessaire de rester à l’écoute d’autres rapports de communication.
Barbara M.-C.: Il y a d’ailleurs beaucoup de scènes dans vos spectacles qui tournent autour du prendre soin, de l’aide, de l’entraide, de la solidarité, de l’attachement. Comme si chacun·e, au sein de ces mondes que sont vos pièces, tentait du mieux qu’il peut d’accompagner l’autre.
Camille D.: Parce qu’on retrouve dans la pièce ce même besoin de pouvoir être ensemble. C’est aussi physique: on vient du cirque, de l’acrobatie, de la prise de risque. On a passé nos dix-huit à vingt ans, qui sont des âges où on est très centré sur soi, à se rattraper les uns les autres. Cette habitude dans nos corps permet de se réconcilier avec la chute parce que l’on sait, dans nos chairs, qu’on sera rattrapé. Et ça, c’est une des sources de grand plaisir du travail en équipe : rouler les uns dans les autres pour construire un magma, faire des petits pas en sentant qu’on est réuni par une seule et même respiration. Ce sont des émotions qui sont très fortes et qui nous donnent le courage d’aller ensemble dans la fatigue pour offrir cette puissance ensuite dans le spectacle.
Blaï M. T.: Il y a une douceur qui, je crois, se dégage de notre monde, de nos œuvres. Parce qu’on essaie de vivre les questions plutôt que les réponses.Même dans les récits: dans les moments où Camille se retrouve avec Txapakan, par exemple, le rapport entre l’homme et le cheval est fait d’incompréhensions. On laisse voir une douceur, une tentative.
Camille D.: Prendre soin, ça peut être aussi accepter que pendant un moment quelqu’un ait besoin, pendant plusieurs semaines, d’utiliser la colère. Parce que c’est ce qu’il doit vivre pour trouver un autre territoire, pour trouver autre chose, ça peut prendre plusieurs formes. La question, c’est le non-jugement. Pour moi, prendre soin, c’est aussi ne pas juger, laisser ouvert dans le rapport à l’autre.
Les non-humains sont les garants de la survie de ce qu’il y a de fragile dans l’humain. L’humain n’est dans son humanité que parce qu’il trouve des garde-fous. (Camille Decourtye)
Barbara M.-C.: Sans dire qu’on reçoit en héritage une expérience de la beauté, il est quand même certain que des lignes de force s’y dessinent profondément. J’ai l’impression que ton enfance, Camille, est marquée par quelque chose de l’ordre d’une résistance à un ordre établi, d’un certain sens du sauvage. Comment parlerais-tu de cette beauté qu’on t’a léguée?
Camille D.: J’ai eu la chance d’avoir été invitée à grandir dans un monde marqué par une culture de résistance, celle de mai 68, celle de l’anarchie, un monde qui préférait l’expérience, les portes ouverte set les rencontres dans une véritable diversité, plutôt qu’un monde de service, de garantie et d’expertise. J’ai aussi baigné dans des aventures de groupe, avec des énergies très structurantes, avec des enfants et des adultes venus d’un peu partout, de la DAS, de l’hôpital psychiatrique, des foyers d’enfants…Tout cela marque profondément ce que je cherche, je crois, dans l’expérience de la beauté.
Barbara M.-C.: De la même manière, Blaï, j’ai l’impression que ton enfance pose très tôt ce nœud entre beauté, rire et résistance. Comment s’entrelacent pour toi ces dimensions?
Blai M. T.: À un moment donné, cela faisait quelques années que j’étais en France et je me suis demandé: « Qu’est-ce que je cherche exactement? Pourquoi je le fais?».Après avoir fait mon école de cirque, j’avais en moi la sensation de refaire le chemin de mes parents. C’est à ce moment-là que j’ai créé le projet Ï, autour de l’identité et de l’exil des républicains espagnols. En montant ce projet avec des inspirations de Chaplin, en mêlant la projection vidéo, des boucles sonores, à une plongée dans ce passé de résistance, j’ai peu à peu nourri un clown. Je crois que cette histoire résume assez bien la perception que je peux avoir de la beauté : cette rencontre entre rire et résistance. Et en faisant ce projet-là, je me suis rendu compte que mon père et ma mère avaient commencé à rentrer dans le monde de l’art, dans le clown, par cette résistance. Les premières choses qu’ils ont faites, c’était par exemple des actions comme peindre des mots en catalan sur des poules qu’ils lâchaient dans les Ramblas face à la Guardia Civil qui tentait de les attraper. Parce que ce n’était pas possible que des poules circulent dans les rues de Barcelone avec du catalan. C’était à la fois beau et drôle. Cette alliance de la résistance et de l’humour est quelque chose qui marque encore très fortement notre travail et qui, pour moi, se noue vraiment dans l’enfance.
(…)
Camille D.: Pour moi, faire des mondes, c’est aussi faire une place pour que l’inattendu ait lieu. Souvent, à la fin des spectacles, on entend des mots comme « époustouflant » ou « incroyable ». C’est quelque chose qui nous rattache au cirque. On a le goût de tenter des choses impossibles et de savoir qu’elles pourront avoir lieu. C’est lié à beaucoup de savoir-faire, à tous les métiers qui tournent autour du spectacle vivant. Mais c’est aussi le goût du risque. On a passé notre temps à mettre notre corps en danger en faisant des voltiges, des sauts, des chutes, pas pour s’y brûler les ailes mais parce qu’on y cherchait une intensité.
Barbara M.-C.: Ça me fait également penser à ce que vous appelez parfois « l’électromécanique de la ficelle », pour parler de la complexité des dispositifs techniques que vous utilisez, mais qui sont mis au service de la simplicité d’une émotion.
Camille D.: La poésie suppose une forme de décence. Le vertige de l’innovation, celui de la surprise, ce ne sont pas des choses qui nous nourrissent. La technique, les mécanismes, les trouvailles arrivent, mais ils doivent s’effacer. Ils agissent en secret pour étayer le monde. Car pris isolément, ils n’ont rien à en dire.
Blaï M. T.: C’est aussi l’émerveillement de la matière et de la transformation, de l’inversion, de l’observation, de l’essai et du jeu. Pour moi, il n’y a pas que le cirque derrière l’inattendu, il y a la transformation de l’espace, l’apparition et la disparition, la prouesse mais prise dans sa fragilité.
On peut avoir la persévérance d’aller chercher des chemins vers des choses dites impossibles. Souvent, elles continuent à être impossibles. Mais d’autres choses se présentent sur la route. Comment on va vers un nouveau monde ? On le cherche, en mouvement. (Blaï Mateu Trias)
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