Plus proche des luttes et des expériences politiques radicales que des partis institués, la revue Terrestres s’est longtemps davantage intéressée aux contestations du capitalisme et à l’invention d’alternatives concrètes. Ces formes d’opposition et de confrontation avec l’ordre social s’expriment dans deux tactiques de rupture puissantes et pleinement légitimes : la fuite (hors des espaces dominés par le capitalisme) et la résistance (contre les institutions et les effets du capitalisme).
Or, voici que nous sommes frappé·es par une situation politique qui nous force à considérer ce que nous avons délaissé, à savoir la politique sous sa forme électorale. Car à côté de la fuite et de la résistance, d’autres tactiques de rupture lente participent également au mouvement révolutionnaire de ce que le sociologue Erik Olin Wright appelait « l’érosion du capitalisme1 ».
Domestiquer
Il y a tout d’abord la tactique de domestication de certains pans du capitalisme. Elle passe par le jeu électoral et institutionnel, et par l’existence de forces de gauche puissantes, aussi radicales que possible. Cette part du travail politique, même impure et souvent frustrante, n’est peut-être pas à négliger. En réformant le droit et en tordant la loi vers la gauche, elle peut faciliter d’autres tactiques — de l’approfondissement des réglementations environnementales, qui complètent l’occupation d’une Zad, à la défense d’acquis sociaux, de contrats aidés ou d’un revenu décent pour les paysan·nes qui, malgré toutes leurs imperfections, sont susceptibles d’ouvrir, dans le mur de la violence économique et étatique, des trous de souris vers d’autres vies.
Démanteler
La seconde tactique que l’on pourrait activer et investir est celle du démantèlement. Chez Wright, le terme ne désigne pas les actions de « désarmement » d’infrastructures, mises en œuvre par des mouvements comme les Soulèvements de la terre, mais renvoie au travail politique qui protège et approfondit les brèches existantes, les déjà-là, ces espaces où le capitalisme a été partiellement démantelé et où d’autres manières de faire monde commun existent d’ores et déjà au sein de l’ordre dominant. On pense en premier lieu à toutes les sécurités sociales historiques, comme autant de conquis sur le marché, à défendre et à actualiser dans le présent. Mais cette tactique invite aussi à créer et inventer de nouvelles brèches institutionnelles dans l’ordre capitaliste, à démanteler des marchés et des institutions.
Pour Wright, une organisation socio-économique n’est jamais pure et toute révolution réussie consiste en l’actualisation d’un maillage de contre-institutions qui lui préexistent, à différentes échelles, que ces institutions participent de la fuite, de la domestication, de la résistance ou du démantèlement. Ne pas défendre certaines de ces contre-institutions, n’est-ce pas se priver collectivement d’un outil politique puissant pour ancrer nos propositions et nos réflexions politiques ? L’actualisation écologiste des institutions de la Sécurité sociale de 1946, pour ne citer qu’un exemple, ne serait-elle pas une revendication ajustée aux exigences et aux angoisses du présent ? Quoi de plus convaincant aussi, y compris dans une perspective électorale et programmatique ? Dans cette perspective, s’inscrire dans le combat du démantèlement implique notamment de lutter contre toute capture de l’idée même de sécurité commune par ceux et celles qui n’en défendent que l’acception xénophobe, autoritaire et policière.
Composer
Ne faut-il pas chercher à mieux faire exister les liens entre ces quatre stratégies ? Ce serait aussi une manière de remédier à la décorrélation entre la scène électorale, toujours plus à droite, et l’évolution effective de la société, dont politistes et sociologues disent qu’elle penche malgré tout vers plus d’inclusion et d’égalité2, à commencer par une prise de conscience de l’urgence écologique. Peut-être avons nous trop agi et pensé en gardant avec le vote et les programmes une distance presque sanitaire, comme si le champ électoral et le travail politique qu’il suppose étaient réservés aux bureaucraties partisanes.
Nous ne perdons pas de vue le pouvoir préfasciste et les grands médias bollorisés, qui ont une responsabilité criminelle dans les évènements de ces derniers jours. Ni même la gauche partidaire, qui s’est décrédibilisée à chaque fois qu’elle a occupé le pouvoir, et qui est largement responsable de son propre effacement.
Pour autant, il paraît également important de réfléchir aux limites de nos tactiques lorsqu’elles s’isolent des composantes de la gauche plus institutionnelle, notamment syndicale. Après l’amertume des résultats et le vertige provoqué par l’odieux coup de poker de l’exécutif, il est fondamental que les forces de gauche relèvent la tête ensemble. Défendre l’union donc, ne serait-ce que comme mesure d’hygiène politique élémentaire. Comme le rappellent utilement nos camarades de la revue Contretemps, cette « unité est un combat3 », dont l’objectif peut et doit être de « reconstruire une gauche de masse sur des bases radicales », en initiant des institutions politiques plus en phase avec la société et les mobilisations.
Autrement dit, défendre l’union implique aussi de rappeler perpétuellement à l’ensemble de la gauche son horizon révolutionnaire — c’est-à-dire écologiste, féministe, antiraciste, décolonial, décroissant et anticapitaliste. Ce qui implique également de garder en tête qu’avant de lutter pour des idées, nous luttons pour désarmer les bases d’un monde guerrier, inégalitaire, autoritaire, marchand, avec les plus vulnérables et pour l’émancipation de toutes, humains et non-humains.
Après la « convergence des luttes », et la « complémentarité des tactiques », intéressons-nous à l’articulation des stratégies, et aux possibilités de composer sans se compromettre. Tout en continuant à mener nos luttes en dehors du cadre des partis et de la politique institutionnelle, il nous faut prendre acte de la nécessité d’agir largement et urgemment pour éviter une catastrophe électorale, quitte à renouer, en parallèle de nos autres engagements, avec des pratiques politiques auxquelles nous avions parfois renoncé de longue date — du simple vote jusqu’à la participation active à une campagne électorale. L’antifascisme se mènera autant dans les urnes que dans la défense concrète et auto-organisée des territoires menacés par la prédation capitaliste.
Au sein de la rédaction de Terrestres, nous entendons bien poursuivre et amplifier – quoi qu’il advienne – notre contribution, même modeste, à relier les savoirs intellectuels et les savoirs pratiques, les enquêtes et l’engagement que nous menons depuis plus de 5 ans. Un travail lent, patient, exigeant, parfois cruellement inactuel lorsqu’il est mis en regard de l’urgence et du tragique de l’actualité. Mais un travail de fond, que nous espérons utile et que nous entendons élargir pour penser et nourrir dès à présent tous les combats contre l’administration capitaliste de la catastrophe, qu’ils se mènent dans les parlements, les syndicats, les Zads, les fermes ou les cités.
Un spectre de résistance pour continuer à dire ensemble,
¡ No Bassaran, No Macadam, No Pasarán !
Crédit de la photographie de couverture – Wilhelm Gunkel / Unsplash
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Notes
- Erik Olin Wright, Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle, La Découverte, 2020, chap. 3[↩]
- « À rebours de la rhétorique du RN, les enquêtes de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, année après année, montrent que l’acceptation des minorités et des immigrés progresse depuis trente ans, portée par le renouvellement générationnel, la hausse du niveau d’études, la diversité croissante de la société. Mais elle ne se traduit pas dans les urnes. Pas plus que les attentes en matière de justice sociale et de dignité au travail dont témoignaient les mobilisations massives contre la réforme des retraites. En France comme dans toutes les vieilles démocraties, la participation électorale est déclinante et socialement biaisée. (…) Au bout du compte, les votes émanent d’un corps électoral réduit, plus âgé, plus aisé, moins issu de la diversité et plus à droite que l’électorat potentiel. Il y a là une source de frustration et un potentiel électoral immense qui, remobilisé, pourrait changer la donne. », Nonna Mayer, Tribune, Le Monde du 10 juin 2024, https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/06/10/le-succes-spectaculaire-de-la-liste-rn-ne-signifie-pas-pour-autant-que-les-jeux-sont-faits-pour-les-elections-a-venir_6238492_3232.html. Dans le même ordre d’idée, voir également Vincent Tiberj, Le Mythe de la droitisation française, Presses universitaires de France, à paraître en septembre[↩]
- « L’unité est un combat. Éditorial de la revue Contretemps », 11 juin 2024, https://www.contretemps.eu/unite-combat-antifascisme-alternative/[↩]