Ce texte est une version largement remaniée et augmentée de l’introduction au livre de Manuel Quintín Lame, Les Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes, traduit et présenté par Philippe Colin et Cristina Moreno , Wildproject, Marseille, 2023.
[…] car ni les choses passées ne passent ni les choses futures n’adviennent
Manuel Quintín Lame
Qu’un lecteur français puisse aujourd’hui tenir entre ses mains Les pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes n’a rien d’une évidence, tant les forces de l’ordre néocolonial, sous ses formes étatiques, religieuses ou économiques, se sont employées à taire et à proscrire son auteur et à reléguer son œuvre et sa mémoire dans l’insignifiance.
La persistance de sa pensée ne doit pourtant rien au hasard. Elle est le résultat de la résistance opiniâtre des communautés autochtones du centre et du sud de la Colombie qui, dans des circonstances radicalement adverses, ont prolongé et sans cesse réactualisé sa puissance politique. Des luttes pour la récupération des territoires des années 1930 et 1940 à la reconnaissance constitutionnelle de la diversité ethnique du pays au début des années 1990, en passant par l’émergence d’organisations politiques autochtones dans les années 1970, la trajectoire de la mémoire collective de Manuel Quintín Lame épouse celle des luttes autochtones depuis la deuxième moitié du XXe siècle. La permanence dans la mémoire des communautés de celui qui se faisait appeler, dans un geste de revendication de l’insulte, « l’Indien-loup », n’a pourtant rien d’une mythification révérencieuse : sans cesse investie de nouvelles significations en fonction du présent des luttes, elle appartient à une mémoire vivante dans laquelle se déploient les attentes, les anticipations et les aspirations décoloniales des peuples autochtones du sud de la Colombie. C’est dans les sédimentations profondes et complexes de ces luttes politiques et culturelles, que ce traité, empreint de messianisme, de religiosité populaire, de théologie savante et de cosmovisions nasas, nous invite à nous immerger.
La figure de Manuel Quintín Lame (1880-1967) a de quoi désorienter. À rebours de « l’Indien hyperréel » – cet indien abstrait fait à l’image de ce que les Blancs voudraient qu’il soit -, auquel nous a trop souvent habitué une littérature militante, Lame est un personnage complexe, impur, qui déjoue toutes les définitions essentialistes de l’indianité1. N’étant pas né dans un resguardo2– il n’était pas, selon la taxonomie étatique, un « indigène »; il ne parlait pas nasa yuwe, la langue de ses ancêtres, mais espagnol ; il a vécu la plus grande partie de sa vie loin des territoires nasas ; il savait lire et écrire ; il a fréquenté intensément les bibliothèques et les archives. Il a été, sa vie durant, un catholique fervent tout en développant une lecture hérétique de la Bible. Un temps compagnon de route du Parti Socialiste Colombien, il s’est ensuite rapproché du Parti Conservateur avant de rejeter toute politique partisane ; il prônait la séparation d’avec les Blancs tout en s’identifiant à la patrie colombienne ; il déniait toute légitimité au droit positif colombien mais y eu systématiquement recours pour faire avancer sa cause.
Cet enchevêtrement d’expériences, d’identités, de loyautés croisées ou contradictoires ne relève pourtant pas d’une singularité propre à Lame : il rend compte de la manière dont les autochtones ont dû en permanence, depuis la Conquête, remodeler leur identité, s’approprier les codes de la culture occidentale et se réinventer pour résister à la brutalité de la domination raciale et à la dislocation de leur monde, assailli par les assauts successifs de l’accumulation capitaliste et de l’État moderne.
Comme beaucoup de Nasas, Lame est né et a passé son enfance dans une hacienda3. Ses parents étaient des terrajeros (métayers), qui devaient payer l’usage d’un lopin de terre en travaillant pour le compte du propriétaire de l’hacienda. Jusqu’au début du XIXe siècle et la dislocation de l’empire espagnol, les communautés autochtones du sud de la Colombie étaient parvenues à conserver une autonomie relative face au pouvoir central. Réfugiées dans les hauteurs de la cordillère depuis leur défaite militaire face aux envahisseurs espagnols au XVIIe siècle, elles habitent des terres concédées par le pouvoir colonial (resguardos) et gardent une structure communale. Ces espaces jusque-là négligés et apparemment sans valeur de la cordillère centrale sont arraisonnés par l’économie capitaliste à la fin du XIXe siècle et marque le début d’une seconde colonisation, mue par les booms successifs de l’économie agro-exportatrice et extractiviste4.
L’avancée de la grande propriété et de l’élevage sur les hautes terres longtemps inaccessibles de Tierradentro constitua un point de rupture, contraignant de nombreux membres des communautés, dépossédés des moyens de subsistance, à quitter les resguardos et à survivre, comme la famille de Lame, comme péons-métayers dans les haciendas environnantes. Ce processus de dépossession foncière put compter sur le soutien, actif ou passif, des autorités régionales et nationales. Il réalisait en effet, sur le terrain, ce qui constituait, par-delà les affiliations politiques, l’un des projets centraux de la République : la liquidation, au nom de la nécessaire modernisation du pays, de la communauté autochtone sous ses formes politiques, éthiques et territoriales. Dans la grammaire de l’État-nation, la séparation de l’Indien d’avec son resguardo, impliquait nécessairement un basculement catégoriel : il devenait ipso facto un ex-indien, un paysan métis.
C’est dans cet univers social étroit, marqué par l’aliénation, la sujétion radicale et l’emprise de la territorialité coloniale, qu’a grandi Manuel Quintín Lame. La trajectoire de Lame bifurque lors de la guerre des « Milles Jours » (1899-1902), une guerre civile dans laquelle s’affrontèrent les deux grands partis historiques du pays : le parti conservateur, alors au pouvoir, et le parti libéral. En 1901, il est enrôlé dans les troupes conservatrices et envoyé dans le département de Panama pour combattre l’armée libérale. L’élargissement de l’horizon social que lui apporte la conscription va lui permettre de se dégager de la logique de l’isolement qui régit le monde de l’hacienda. À son retour dans le Cauca, avec l’aide d’avocats affiliés à l’aile radical du parti libéral, il se plonge dans l’étude du droit et commence à élaborer une critique radicale du régime foncier en vigueur, adossée à une conception renouvelée de l’indianité. Pour Lame, les terres des haciendas revenaient de plein droit aux Indiens dépossédés en vertu d’un « droit supérieur » (« derecho mayor ») – celui de l’ancestralité de l’habitation des territoires. A contrario, il renvoie le régime d’occupation de l’espace en vigueur, défini par la logique de la propriété privée, à la violence originelle de la Conquête dont ce dernier est l’héritier.
À partir de 1910, armé de cette interprétation à rebrousse-poil de l’histoire dominante et du droit, Lame entame un travail pédagogique auprès des terrajeros de la région, multipliant les mingas5 où il expose l’illégitimité fondamentale de l’occupation coloniale des terres et prêche la révolte contre les grands propriétaires blancs6. Ses harangues prononcées en espagnol – devenu la lingua franca des communautés autochtones de la région – lui permettent de construire un large mouvement anticolonial panindien qui transcende les identités ethniques. Manuel Quintín Lame, dont l’aura et la réputation d’invincibilité se répandent partout dans les communautés nasas, est désigné en 1914 « chef, représentant et défenseur général » des communautés autochtones du Cauca. C’est le début de la Quintiada, le premier et plus vaste soulèvement autochtone de l’ère républicaine en Colombie. Occupations de terres, pillage d’haciendas, prise de hameaux, harcèlement des forces de l’ordre, pendant six ans les rebelles multiplient les actions de résistances. La peur se répand chez les propriétaires blancs qui agitent le spectre d’une « guerre des races » et appellent à la militarisation de la région. La capture de Lame et de ses principaux lieutenants en 1917, après une traque de plusieurs mois, et la campagne de terreur menée par l’armée et les milices locales contre les militants lamistes sonne le glas de la première phase de la rébellion lamiste.
Devenus persona non grata dans le département du Cauca, Lame et ses plus proches collaborateurs s’installent en 1922 plus au nord, dans le département du Tolima, où vivaient quelques communautés pijaos qui luttaient pour défendre leurs terres communales contre les assauts des grands propriétaires. Si, dans un premier temps, Lame tente de construire les bases d’une démocratie autochtone directe et autonome – en créant, notamment, un organe délibératif et exécutif, le Conseil Suprême des Indes – la violence de la répression orchestrée par les grands propriétaires et les autorités locales le contraignent à adopter une stratégie légaliste et à négocier directement avec les autorités nationales.
Malgré les persécutions incessantes que subissent Lame et ses partisans, cette stratégie s’avère payante : elle aboutit à la reconstitution et à la reconnaissance officielle du resguardo d’Ortega et Chaparral par l’État colombien en 1939. La victoire fut cependant de courte durée : la région est submergée à la fin des années 40 par une vague de violence politique qui débouche sur la dispersion du mouvement lamiste et le déplacement des communautés. Jusqu’à sa mort le 7 octobre 1967, Lame poursuit son travail de défense des territoires, prêtant son expertise juridique aux communautés en lutte. Le bannissement de Lame, qui avait passé plus de dix-huit années de vie en prison, s’étendit au-delà de sa mort : les autorités d’Ortega refusèrent qu’il fût enterré dans le cimetière municipal. Sa dépouille fut ensevelie par une poignée de militants sur le sommet d’une colline à l’extérieur de la ville.
Si le long combat de Lame fut finalement écrasé sous la violence de la répression, la mémoire du vieil Indien et de ses mingas a continué à irriguer souterrainement les communautés et les mouvements autochtones de la région. En 1970, le sociologue et théologien de la libération Gonzalo Castillo lance un travail de recherche militante en collaboration avec le cabildo – le conseil communal autochtone – d’Ortega. Conformément aux méthodes et aux objectifs du groupe La Rosca dont il fait partie, le travail de Gonzalo-Castillo vise à co-produire un savoir critique pratique immédiatement mobilisable par les communautés dans les luttes agraires locales. Au cours de son séjour de recherche-action, Gonzalo Castillo participe avec une cinquantaine de « patriotes indiens » à un pèlerinage sur la tombe de Manuel Quintín Lame7.
Lors de la cérémonie d’hommage, Castillo est saisi par la puissance politique des textes lus par les militants. Il acquiert progressivement la conviction qu’ils se rattachent à un corpus plus vaste, auquel la communauté se réfère en parlant de « la doctrine et la discipline ». Six mois plus tard, des membres du cabildo lui présentent un manuscrit de 118 pages in folio, « à moitié consumé par le temps et les mites », qui avait été enterré pendant 30 ans. Il affiche sur la première page un titre puissamment suggestif : Los pensamientos del indio que se educó en las selvas colombianas (Les pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes) Avec l’accord du cabildo, Castillo le retranscrit et, dans le cadre de la politique éditoriale de promotion des savoirs populaires et militants menée par La Rosca, le publie sous le titre En defensa de mi raza (Pour la défense de ma race)8.
La publication du texte en 1971 coïncide, dans un contexte de radicalisation des luttes paysannes dans tout le pays, avec le deuxième grand moment des luttes autochtones dans le sud de la Colombie : l’émergence d’une puissante organisation autochtone supra-ethnique, le CRIC (Conseil Régional Indigène du Cauca) qui, dans son programme, reprend presque points par points les mots d’ordre formulés par Manuel Quintín Lame, cinquante ans plus tôt. Alors que l’image de l’Indien-loup semble s’évanouir, la constellation des événements l’arrache une nouvelle fois au passé historique et le ramène dans le présent des luttes : Les pensées circulent de main en main parmi les militants du CRIC et font l’objet d’intenses débats lors des assemblées politiques.
En 1984, alors que les luttes pour la récupération des terres basses au nord du Cauca s’exacerbent et que la répression décime les dirigeants du CRIC, un groupe de militants nasas décide de répondre à la violence par les armes et fonde le Mouvement Armé Quintín Lame (MAQL). Très différent des guérillas de gauche qui opèrent alors en Colombie, le MAQL, placé sous le commandement des cabildos, reste jusqu’à sa démobilisation en 1990 une structure militaire fondamentalement communautaire, orientée vers l’autodéfense, la protection de l’autonomie et le combat contre l’occupation coloniale des territoires ancestraux.
Si la constitution multiculturelle de 1991 a posé les bases d’une autonomie politique, culturelle et juridique des peuples autochtones et afro-descendants du pays, l’institutionnalisation des politiques de la reconnaissance a aussi été une stratégie de capture et de cooptation des mouvements. Le cadre légal de la reconnaissance des resguardos n’a pas apaisé les luttes territoriales, qui demeurent d’une tragique actualité dans le sud-est de la Colombie. Face au clientélisme et à la corruption qui cherchent à démanteler les droits consacrés par la constitution, face aux exactions des milices paramilitaires qui agissent souvent de concert avec l’agrobusiness, les communautés font plus que jamais appel à cette double stratégie lamiste qui consiste en une savante articulation entre action directe et combat juridique.
Depuis 2005, des communautés nasas du nord du Cauca, regroupées au sein du Mouvement des Sans Terre – Petits-fils de Quintín Lame (MST-NQL), ont lancé le processus de « Libération de la Terre Mère », par lequel ils entendent non seulement récupérer les territoires ancestraux dont ils ont été expulsés mais aussi questionner les rapports au vivant induits par les régimes de la plantation propres à l’extractivisme néocolonial. L’action combine occupations de terres, éradications des monocultures légales (canne à sucre) et illégales (coca, marihuana), reforestation et protection de la Terre Mère (Uma Kiwe) biodiversité afin de rendre à la terre sa fonction nourricière et de défendre la vie9.
En parallèle, afin d’enrayer les logiques nécropolitiques à l’œuvre, les communautés autochtones du Cauca se sont dotées d’un réseau de protection communautaire composé d’hommes et de femmes non-armés. La guardia indígena, dont la figure tutélaire est Quintín Lame,s’attèle à débusquer, sanctionner – selon ses propres modes d’exercice de la justice – et à expulser les groupes armés illégaux10 et les militaires des territoires des communautés.
L’histoire a donné tort à tous ceux qui, jusqu’il y a peu, ont fait de Lame et de sa pensée un reste anachronique, l’ultime spasme d’une pré-modernité moribonde. Si Les pensées font aujourd’hui l’objet d’un intérêt académique renouvelé, dépassant l’approche ethnologique longtemps dominante, elles se sont surtout disséminées au sein des communautés autochtones du sud de la Colombie sous des formes qui excèdent sa simple textualité : lues et discutées dans des assemblées politiques, des ateliers d’éducation populaire, elles font aujourd’hui partie intégrante du présent vécu des résistances autochtones11. Cette métabolisation dynamique d’une pensée d’un autre temps, vient nous rappeler que le temps de l’histoire linéaire, ce temps successif qui s’épuise dans le présent, est un temps mutilé, et que des trajets issus d’autres temporalités, dès lors qu’ils retrouvent leur territorialité fondamentale, peuvent non seulement se mettre à parler mais contribuer à remettre « la parole en marche »12.
Le projet de traduction en français des Pensées est né d’une conviction13 : la puissance d’interpellation de la parole de Lame – sa capacité de résurgence et de recomposition –- tient autant à la manière dont elle a été pensée et agie en des temporalités et des contextes différents qu’à la manière dont elle pense notre monde ; autrement dit, à son aptitude à problématiser et à éclairer, depuis son altérité radicale, notre présent. Car le différend qu’articule Lame porte à la fois sur le problème – la spoliation coloniale des terres ancestrales – et sur la manière dont la chose fait problème – le rapport à la terre et au savoir que suppose l’ordre colonial du monde. Aussi, face aux reconfigurations du régime capitaliste à l’ère républicaine, Les pensées cherchent-t-elles à élaborer les conditions d’une décolonisation intégrale, conçue comme inséparablement politique, épistémique et métaphysique.
Ce projet décolonial est fondé sur un maillage dense qui articule à la fois la matérialité du territoire et les forces souterraines et supraterrestres qui y font signe. Pour Lame, la pensée n’est pas une pure cognition mais un trajet spatial et temporel qui, en parcourant inlassablement les lignes d’habitation tracées à même le territoire, permet d’entrer en relation avec les entités tangibles et invisibles que la violence coloniale a cherché à effacer :
(…) la colère des siècles et des âges n’a pas pu détruire ou effacer les légendes qui scellent les cimetières de notre préhistoire, ces cimetières qui se trouvent aujourd’hui dans le ventre de la terre ou dans les profondeurs des lacs et qui servent de dépôt aux grandes richesses de nos ancêtres souverains, ceux qui régnaient auparavant sur les foules (…)14.
L’immersion de Quintín Lame dans les forêts et les montagnes de la Cordillère n’a rien d’une introspection vers une hypothétique origine. Elle se présente plutôt comme un travail de mise en relation, de nouage d’une multitude de lignées, d’histoires, de significations qui se nichent dans les plis même du territoire vivant. La réactualisation de cette mémoire latente, interrompue par le déplacement forcé de ses habitants, implique un travail de tissage qui ne peut s’opérer qu’à travers un intense arpentage territorial :
La fumée est le signe naturel du feu, et la trace, celle de l’homme qui est passé par la vallée, de celui qui, du haut des sommets, a écrit accompagné de ce miroir qui ne s’est jamais voilé car il était porté par cette mystérieuse image ; cette même image qui m’a accompagné dans le cachot, qui m’a aidé à supporter les fers et qui me parlait de l’intérieur pour m’indiquer le présent et l’avenir du lendemain15.
L’arpentage ne permet pas seulement à Lame d’éprouver ce qu’il appelle la « climatologie glaciale de ma race proscrite » : tout comme les traces de pas dessinent de nouvelles lignes sur le territoire, le sujet incorpore tout au long du trajet la texture de l’espace parcouru. Cette expérience est constitutive du mouvement de réexistence, c’est elle qui permet de recomposer une identité disloquée, rendue obscure par la violence raciale et la répression des mémoires subalternes. Aussi, le cheminement – ce que les nations nasas et misaks appellent aujourd’hui el andar – ne constitue-t-il pas simplement une opération de déplacement d’un lieu à un autre : c’est par sa pratique toujours renouvelée que le territoire devient l’espace d’une cosmo-mémoire dynamique qui relie le passé, le présent et le futur et garantit la persistance communautaire16.
Ce cheminement physique et métaphysique, scandé par une série de révélations épiphaniques, permet d’enrichir la compréhension du passé, d’en interpréter l’importance et de se le figurer avec un regard nouveau. Il génère l’ouverture simultanée d’un horizon d’attente – sous la forme de l’utopie émancipatrice – et du passé :
Juché sur ce chêne, à l’âge de 6 ans, j’ai aperçu un arbre immense dont la cime fière et insolente couronnait les forêts vierges qui m’ont vu naître, ainsi que mes aïeuls, avant et après le 12 octobre 1492. (…) Une pensée m’est venue, c’est à cette hauteur que devaient être placées mes idées, une fois descendu de la montagne dans les vallées pour défendre ma race indienne, ma race proscrite, persécutée, méprisée, volée et assassinée par les non-Indiens17.
Le surgissement d’un passé et d’un futur rêvés, le poussent à parcourir le pays et à franchir les frontières socio-raciales qui séparent les espaces de relégation où survit la communauté nasa et ce que Lame appelle « la vallée de la civilisation » blanche-métisse. Car Lame ne se déplaçait pas seulement au sein des communautés indigènes de la cordillère centrale : contraint d’ouvrir des voies de dialogue avec la société majoritaire – les juristes, fonctionnaires et responsables politiques régionaux et nationaux – il allait et venait à travers des mondes et des manières de « faire monde » distincts. Dans ces voyages entre les mondes, il expérimenta dans sa chair, la violence des frontières qui séparaient les hautes terres et la « vallée de la civilisation ». Mais ce sont aussi ces traversées, faites de réappropriations et de traductions multiples, qui lui permettent de renverser la géographie morale dessinée par la fracture coloniale, et d’instituer un écart au sein même des représentations eurocentrées de la modernité.
Tout au long de son testament politique, Lame oppose explicitement la sagesse cultivée le long des sentiers qui l’ont conduit de la montagne à la vallée, à la pensée abstraite produite dans les institutions éducatives modernes :
Il n’est pas vrai que seuls les hommes qui ont étudié quinze ou vingt ans, seuls ceux qui ont appris à penser pour penser, ont une vocation parce qu’ils se seraient élevés de la vallée à la montagne. Car moi, je suis né et j’ai grandi dans la forêt, et de la forêt je suis aujourd’hui descendu dans la vallée afin d’écrire cette œuvre18.
Pour Lame, les intellectuels de la « civilisation colombienne », ceux qui ont été formés dans les « cloîtres de l’éducation », ont vieilli en lisant des livres sans jamais avoir appris à penser. En redonnant chair au discours savant, en rendant visible sa localisation concrète, Lame problématise les conditions de production et d’énonciation du savoir légitime, marquées par la staticité, la clôture et la coupure radicale d’avec le monde. Contre ce savoir enclos, Lame affirme la supériorité d’une sagesse ancrée et dynamique, d’une sagesse-trajet se déployant en spirale dans l’arpentage des territoires. Cheminer en « Indien-loup », c’est sillonner les montagnes, parcourir les forêts, aller à la rencontre de la Terre-mère, et recevoir de cette dernière l’enseignement qu’elle délivre : celui « des discussions interminables des ruisseaux ». Présentée tour à tour comme un abri, une divinité et une maîtresse, la nature est pour Lame, cette école de vérité où se dévoilent à l’Indien « les lois sacrées de la Nature humaine ».
C’est la pensée d’un montagnard, qui a connu son inspiration dans la montagne, qui s’est éduqué dans la montagne et qui a appris à penser pour penser dans la montagne19.
En renversant la cartographie symbolique de la colombianité et les hiérarchies raciales qui lui sont attachées, Quintin Lame affirme un différend radical entre le savoir d’occupation produit dans la vallée (fruit d’une coupure radicale entre le mouvement et la cognition, entre le sujet connaissant et l’objet connu), et le savoir d’habitation, ce savoir sans objet issus de la montagne. « Apprendre à penser pour penser dans la montagne », c’est faire de l’acte de pensée une activité fondamentalement située ; une activité qui prend acte du fait qu’elle ne peut s’abstraire de ce qu’elle cherche à penser.
Penser en Indien, c’est aussi avoir accès à une mémoire collective des vaincus, à un espace-temps profond qui est inscrit dans la texture du territoire et qui contient, en puissance, le mouvement même d’une future libération. Contrairement à l’histoire hégémonique, marquée par la linéarité et la nécéssité, la narration lamiste est une histoire faite de constellations spatio-temporelles qui relient le passé, le présent et le futur. Ainsi, la date pivot du 12 octobre 1492, scandée pas moins de 22 fois les Pensées, marque un déjointement dans le déploiement linéaire du temps historique. Si l’événement catastrophique que dit cette date est bien échu, il n’est nullement révolu : pour Lame, l’autrefois de la catastrophe s’actualise sans cesse dans l’à-présent violent des rapports coloniaux. Le 12 octobre 1492 est le nom d’une logique structurelle de domination, d’une conquête qui n’a jamais pris fin :
Aujourd’hui le pauvre petit Indien se trouve à l’intérieur de l’enceinte édifiée avec mes larmes et mon sang, versés à cause de l’avidité et de l’orgueil de l’Espagnol, qui est arrivé dans notre pays le 12 octobre 1492 pour s’enrichir, et qui nous a traité et nous traite encore comme des bêtes de somme20.
Pour Lame, l’histoire est la poursuite par d’autres moyens de la nécropolitique coloniale amorcée le 12 octobre 1492 :
Beaucoup d’historiens manquent de discernement et s’appuient sur une science qui est ennemie de l’histoire et qui lui a fait la guerre jusqu’à nos jours, car, comme dans la forêt, le renard s’acharne sur la poule, le grand poisson sur le petit (…). C’est ainsi que le Blanc de la Colombie m’a fait la guerre, car face à l’Indien Quintín Lame, ma personne, il se considère comme le seul homme de science, le seul à disposer de hautes connaissances21.
Pour autant, Lame n’appréhende pas cette histoire vécue d’oppression multiséculaire sous le signe de la fatalité historique : intriquée dans les vies, les corps et les pratiques quotidiennes des sujets colonisés, elle constitue avant tout un processus et une praxis continus dans lesquels l’émancipation future et la rédemption du passé d’oppression sont déjà à l’œuvre.
L’histoire profonde sédimentée dans l’expérience indienne du territoire nourrit le messianisme prophétique. Par messianisme prophétique, il faut entendre cette interprétation du temps qui brise la croyance au progrès, fait voler en éclat toutes les figures modernes de la nécéssité – la civilisation, le progrès, la citoyenneté – et, qui, finalement, retourne l’histoire elle-même. Pour Lame, les lieux et le passé inscrit dans les lieux ne sont pas seulement des lieux de mémoire : ils sont porteurs d’une plainte qui exige réparation. L’arpentage des territoires ancestraux consiste précisément à faire émerger le passé latent que conservent ces lieux et à le relier au présent.
Le cheminement territorial – en tant que politique de l’émergence et de la reconnexion –, s’inscrit dans un temps-spirale. Cette conception alternative du temps et de l’historicité déploie une temporalité qui n’est ni statique, ni fermé sur elle-même. Le temps comme spirale est un temps du passage dans lequel le passé peut succéder au présent et le présent au futur. En ouvrant une brèche vers cet inframonde qui demeure invisible aux Blancs, le temps-spirale permet d’entrevoir l’imminent retournement du monde :
Ainsi, de nombreuses familles indiennes firent leurs lugubres demeures dans le ventre de la terre pour échapper à la lame des malfaiteurs qui se jetaient tels des loups voraces sur le peuple indien colombien en 1502, 1503 et 1509. Ce crime est occulté, messieurs ; mais la justice viendra ; l’Indien colombien retrouvera son trône, etc., etc22.
Si le messianisme de Lame peut être rattaché à une conception eschatologique judéo-chrétienne, elle s’enracine aussi dans l’imaginaire culturel andin et sa conception cyclique du changement qu’illustre la notion aymara – mais très largement répandue dans les Andes – de pachakuti. Le mot associe l’espace-temps dans sa dimension cyclique (pacha) à l’idée de retournement, de changement radical (kuti). Le pachakuti décrit tout à la fois une révolution (au sens cosmique) et une rénovation du monde. Loin d’être une simple tabula rasa, ce grand retournement est plutôt un processus de réémergence au cours duquel l’espace-temps intérieur, enseveli par l’espace-temps de l’occupation colonial, affleure et resurgit. Il est, très littéralement, une subversion du pouvoir et de l’ordre existant : ce qui est dedans sort à la lumière et ce qui dehors rentre dans l’obscurité.
La montée en humanité ne se résout ni dans l’intégration à la communauté nationale, ni dans la reconnaissance : elle implique la remontée, depuis les profondeurs de la terre, d’un nouveau monde ; un espace-temps libéré des logiques de la domination coloniale et du rapport au monde propre à la modernité occidentale ; un monde au sein duquel resurgiraient les formes de vies laissée en déshérence et où seraient restitués la dignité et la souveraineté politique des communautés. Ce « Nouveau Monde », Lame l’appelle Guanahani23.
Photo d’ouverture : Ariel Arango, du collectif Entrelazando.
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Notes
- Alcida Rita Ramos, « the hyperreal Indian », Critique of Anthropology, vol. 14, n°2, p. 153–171, 1994.[↩]
- Le système des resguardos est inséparable de la constitution, par les autorités coloniales, de pueblos de indios, villages dans lesquels furent regroupés et sédentarisés les Indiens d’une région, à des fins de ségrégation et de contrôle social. L’institution du resguardo garantissait aux communautés autochtones la propriété collective et la jouissance inaliénable de ces terres. Perçue comme une institution coloniale archaïque et contraire à l’universalisme républicain, elle fut abolie par le gouvernement colombien en 1821. La dissolution des resguardos déboucha sur la spoliation des communautés autochtones. La défense par Lame d’une institution coloniale n’est pas conservatrice : le recours à la tradition vise à remettre en cause l’ordre politique injuste et à créer les conditions d’une autonomie culturelle et politique ancrée dans le territoire.[↩]
- Les latifundios ou haciendas désignent des propriétés qui se caractérisent par leurs grandes tailles et leurs activités productives. Leur prégnance témoigne de la très grande concentration des terres entre les mains de quelques-uns en Amérique latine. Au début du 20e siècle, l’expansion des latifundios dans les hautes terres des Andes met en péril les resguardos restants. Une partie des autochtones, déliés de ces derniers, sont attachés aux haciendas par le biais du terraje, qui consistait en l’octroi d’un petit terrain en usufruit en échange de la force de travail.[↩]
- Comme partout ailleurs dans le sous-continent, l’avènement de l’état-nation colombien (1819) sur l’ancien territoire de la vice-royauté de Nouvelle-Grenade ne fut pas le résultat d’une décolonisation, mais de l’atomisation de l’empire espagnol et du transfert de l’administration du pouvoir aux descendants des colons européens.[↩]
- Le terme, d’origine quechua, désigne un travail collectif en vue d’un objectif commun.[↩]
- Julieta Lemaitre (dir.), La Quintiada (1912-1925), La rebelión indígena liderada por Manuel Quintín Lame en el Cauca: recopilación de fuentes primarias, Ediciones Uniandes, Bogotá, 2013.[↩]
- Gonzalo Castillo-Cárdenas, Liberation theology from below. The life and Thought of Manuel Quintín Lame, Orbis Books, New York, 1987, p. 1.[↩]
- Manuel Quintín Lame Chantre, “En defensa de mi raza”, Rosca de Investigación y acción social, Bogotá, 1971.[↩]
- Dans un texte collectif publié en 2022, le mouvement en appelle à « débarbeler matériellement et symboliquement chaque parcelle et chaque corps happé par la voracité de l’agrobusiness, arracher ce qui étouffe la terre (la canne à sucre) et semer un présent vivant qui s’oppose au cauchemar industriel qui bâillonne Uma Kiwe ». Voir : Proceso de Liberación de la Madre Tierra, «Tierra y horizonte del wët wët fxi’zenxi (buen vivir) » (juin 2022), https://liberaciondelamadretierra.org/norte-del-cauca-colombia-hasta-cuando-el-imperio-de-la-cana-que-extermina-la-vida/[↩]
- En Colombie, deux types d’organisations armés non-étatiques se livrent une guerre sans merci pour le contrôle des territoires : les groupes paramilitaires – auxquels l’État colombien délègue le « sale boulot » du contrôle social par la violence – et les dissidences armées de gauche. Prises depuis des décennies entre les feux croisés des différents acteurs du conflit, les communautés autochtones du Cauca rejettent la présence de groupes armés dans leurs territoires. A cet effet, la guardia indígena (kiwe thegna) assurent une surveillance permanente des territoires à travers des rondes de garde et des postes de contrôle aux accès. Composée de femmes, d’hommes, de personnes âgées et même d’enfants, elle agit à la fois comme une force d’interposition et de dialogue, et une force spirituelle garantissant la vitalité du lien au territoire.[↩]
- Joanne Rappaport, « Manuel Quintín Lame hoy », dans : Manuel Quintín Lame, Los pensamientos del indio que se educó en las montañas colombianas, Universidad del Cauca, Popayán, 2004, p. 51-101.[↩]
- L’expression « mettre la parole en marche » (caminar la palabra), employée par les organisations politiques des peuples nasa et misak, décrit le processus par lesquels les militants vont à la rencontre des communautés, des institutions et des alliés de la société majoritaire pourporter leurs revendications et tisser des liens politiques.[↩]
- La première traduction de l’œuvre de Manuel Quintin paraît en mai 2023 aux éditions Wildproject sous le titre de Les Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes.[↩]
- Manuel Quintín Lame, Les Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes, traduit et présenté par Philippe Colin et Cristina Moreno, Wildproject, Marseille, 2023, p. 120. [↩]
- Ibid., p. 65.[↩]
- Chaque année, le peuple nasa célèbre le rituel de revitalisation de la Terre Mère appelé Sauukelu Kiwe Kame. Au cours de ce rituel, les nasas parcourent les différents lieux sacrés de la région de Tierradentro en transportant le tronc d’un chêne qui est dressé, en offrande à la Terre Mère, au sommet d’une montagne. Les offrandes qui sont attachées au mât visent à féconder, équilibrer et protéger le territoire et la communauté.[↩]
- Ibid., p.64.[↩]
- Ibid., p.184.[↩]
- Ibid., p.39.[↩]
- Ibid., p.166.[↩]
- Ibid., p.138-139.[↩]
- Ibid., p.58-59.[↩]
- Guanahani était le nom donné par les Taïnos à l’île de l’archipel des Bahamas sur laquelle débarqua Christophe Colomb, le 12 octobre 1492. Dans Les Pensées, ce terme renvoie autant à un espace géographique qu’à l’historicité commune des peuples originaires d’Amérique, tous marqués par la continuité de la domination coloniale. Par l’usage de « Guanahani, Lame rejette la nomination occidentale et revendique son appartenance à une terre ancestrale d’avant la conquête. Dans un geste similaire, les peuples autochtones du continent ont décidé d’adopter depuis 1992 le terme d’origine kuna « Abya Yala » (« terre en pleine maturité ») pour désigner l’ensemble du continent.[↩]