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« Our success should be measured by whether or not we are stronger when the action is over ».
Citation de militantes écoféministes des années 80, que l’on pourrait traduire comme suit : « Notre réussite se mesure à l’aune de notre puissance, accrue ou diminuée, une fois notre action terminée ».
Salut à tou·tes les personnes qui lisent ces mots,
Nous1 écrivons pour parler de l’action contre les méga-bassines qui s’est déroulée fin mars à Sainte Soline. Ce texte arrive peu après l’évenement, peut-être avec trop peu de recul, tant tout est encore brûlant. Dans les médias et au ministère de l’intérieur d’une part, mais surtout pour toutes celleux qui se relèvent difficilement de cet événement. Nous adressons particulièrement notre solidarité et notre soutien aux personnes encore à l’hôpital, à leurs proches, à toutes les personnes qui liront ce texte et qui dorment mal ou qui ne dorment plus, à toutes les personnes blessées physiquement et psychologiquement2.
C’est dans une intention de solidarité que nous avons rédigé ce texte. Nous souhaitons tirer des apprentissages de ce qui s’est passé, partager nos expériences et contribuer aux réflexions en cours. Cette lettre s’appuye sur divers vécus de ce week-end de mobilisation, depuis la perspective de personnes n’ayant pas pensé l’organisation de cette action, et ayant cherché à s’organiser à partir des informations données. Cette lettre ouverte veut participer à analyser ce qui s’est passé depuis une perspective de soin politique, d’autonomie, d’inclusivité et de tactique d’action de masse.
Si écrire ce texte critique est un besoin très fort pour nous ; nous voulons préciser que nous ne nous trompons pas de cible. Notre rage va aux institutions policières, au gouvernement, au ministre de l’intérieur, à tou·tes les agent.es de la répression, qui instrumentalisent les images et les discours pour criminaliser les gens et nos luttes. C’est effectivement la préfecture qui a bloqué les secours, le commandement de la gendarmerie qui a décidé de tirer autant de grenades et de noyer nos corps dans les gaz. C’est le ministre de l’intérieur qui ment de manière effrontée devant les médias pour protéger une idéologie et des institutions mortifères, qui poussent à la dissolution. Nous avons aussi conscience qu’il est plus facile de faire des critiques quand on n’a pas pris part à l’organisation de la logistique et de l’action, rétrospectivement. Ayant posé cela, nous souhaitons malgré tout apporter une contribution à un débrief collectif plus grand que nous, une parole et des questions qu’on a besoin de faire entendre et qui, on espère, trouveront des échos ailleurs. Ce qu’on exprime, dans cette lettre, nous ne sommes pas les premièr·es à l’avancer3 ; ces débats sont vieux, ils méritent d’être renouvelés et réactualisés constamment.
Nous sommes revenu·es en colère et choqué·es de l’action de Sainte Soline. En colère contre les forces de l’ordre évidemment, mais aussi dans une incompréhension des choix tactiques qui ont été faits, ou du moins de la manière dont ils ont été (ou n’ont pas été) communiqués. Pour comprendre, nous avons du beaucoup échanger entre nous, ainsi qu’avec des personnes partageant d’autres perspectives. Le questionnement qui nous anime est celui de la place qui fut donnée aux questions de soin et d’autonomisation collective dans les choix tactiques réalisés.
Avant d’avancer, nous souhaitons insister sur le travail qui a été réalisé par la base arrière (regroupant les medics, la legal team, le pôle de soutien psychologique et émotionnel, le pôle dévalidisme, le pôle bambins, le pôle de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, le groupe qui a organisé la création de groupes affinitaires sur place). Pendant des semaines, cette base arrière s’est organisée afin de s’assurer que les participant·es soient informé·es et soutenu·es durant l’action. Nous voulons vraiment célébrer cette volonté de faire de la place aux enjeux de soin de manière transversale et coordonnée, en s’appuyant sur l’existant et en testant de nouvelles choses. Nous sommes certain·es que cela continuera à nourrir nos pratiques.
Premier constat : l’intrusion dans la bassine comme objectif principal
Vendredi soir et samedi matin, des assemblées générales ont été organisées au camp éphémère, afin de rappeler les enjeux politiques de notre présence, refaire un brief de la base arrière et donner des informations concernant l’action en elle-même. L’objectif principal que nous avons entendu et qui nous a été répété était simple et puissant : entrer dans la bassine. D’autres objectifs furent évoqués (prendre soin les un·es des autres, se sentir fort.es ensemble, désarmer du matériel de canalisation par exemple…), mais ce fut surtout l’objectif de rentrer dans la bassine qui fut mis en avant. Si plusieurs actions et événements eurent lieu le vendredi et le samedi (arrivée du convoi des tracteurs de la Confédération Paysanne, moment très fort le vendredi ; action de plantage de haie de la Confédération Paysanne le samedi), ils furent mis au second plan dans les prises de parole et la communication. Une hypothèse, c’est que ce choix traduisait la volonté de reproduire la tactique mise en place lors de l’action antérieure à Sainte-Soline en octobre dernier, et représentait donc un enjeu symbolique très fort.
Pourquoi est-ce important pour nous d’en parler ? A posteriori, cette invisibilisation des autres événements est beaucoup due aux biais de sélection médiatiques, et au besoin de sensationnalisme. Mais les discours prononcés le vendredi soir et le samedi matin donnaient malgré tout l’impression d’une certaine hiérarchisation des modes d’action. Or, le fait d’avoir un discours très axé sur l’objectif d’entrer dans la bassine nous a limité.es en termes de tactiques (limite sur laquelle nous revenons plus loin dans le texte) et nous a imposé une idée très étroite de ce que serait la « victoire ». En effet :
Pendant l’action : la police et la gendarmerie ont concentré toutes leurs forces autour de la bassine. Un groupe de plusieurs centaines de personnes a tenté de passer le barrage de la police et des gendarmes afin de rentrer dans la bassine, dans une logique de confrontation poussée. Les autres participant·es (à savoir au moins 70% des gens) se sont retrouvé·es à n’être que spectacteur·ices de l’affrontement. Certain·es cherchaient à soutenir cette tactique, d’autres attendaient que l’action se passe, sans trop savoir quoi proposer d’autre. Notons d’ailleurs que les jets de grenades de la police et des gendarmes visaient précisément à couper la manifestation en deux.
Après l’action : chacun·e ayant cet objectif principal en tête (rentrer dans la bassine), l’action a été évaluée en fonction de ce seul critère. D’où le ressenti partagé par beaucoup de participant·es à la fin de la manif d’échec et d’inutilité — avant même d’avoir saisi l’ampleur du ravage humain. Outre le risque de démobilisation, rappelons que la perte de sens de nos actions et le sentiment d’inutilité, sont des facteurs de traumatismes post-action.
D’autres manières de faire auraient été envisageables.En termes de stratégie annoncée et de discours, il nous semble crucial de poser un objectif général qui permette à des tactiques différentes de vivre et de se compléter (chose qui a été faite le vendredi, avec l’arrivée des convois de tracteurs). Le plus important, aurions-nous aimé entendre, c’est d’être là ensemble, solidaires dans nos luttes, imprévisibles et déterminé·es. Déjouer le dispositif répressif – ne pas mesurer notre puissance à l’aune de la sienne. Aussi : bousiller le concept de victoire militaire. Si l’esprit collectif avait été moins unilatéralement concentré sur la conquête de la bassine à tout prix, peut-être que nous aurions pu développer plus de spontanéité en réalisant que l’intrusion ne serait pas possible. Par exemple, après avoir constaté l’entrée dans la bassine impossible, axer notre énergie sur des actions de désarmement, nasser la bassine et la police, faire preuve de créativité sur place, faire du bruit, du son, pourquoi pas la fête… Pendant l’action, face au dispositif répressif massif déployé, nous aurions aimé entendre et sentir que c’était déjà une immense réussite de manifester à 30 000, alors que 3 200 gendarmes sont mobilisé·es et que la manifestation est interdite, que nous étions fort·es.
Sur quoi repose la survalorisation de l’intrusion dans la bassine par rapport à d’autres options que nous avions ? Dans le cas du 25 mars, la dualité (et la hiérarchisation) entre action « directe » et action « symbolique » nous semble partiellement factice. Rendons-nous à l’évidence : l’objectif annoncé, à savoir rentrer dans la bassine, était lui aussi symbolique. Dès lors, on se pose la question : la valeur d’une action doit-elle se mesurer à l’ampleur de l’affrontement direct avec les forces armées ?
Deuxième constat : une survalorisation des tactiques offensives (« les plus courageux iront devant »)
Les tactiques offensives visant au désarmement ont été mises sur un piédestal dans les discours en amont de la manif. A titre d’exemple, nous avons entendu des discours qui survalorisaient les personnes en première ligne (« les plus courageux iront devant »). L’action nous a aussi été présentée sous forme d’un jeu. Chacun des trois cortèges étant une équipe dont l’objectif était d’entrer avant les autres dans la bassine. Ce sont des mots de compétition et de concurrence qui ont donc servi à décrire l’action (« avancez plus vite, on va quand même pas se faire dépasser par le cortège turquoise »).
Dans l’absolu, ces tactiques offensives ont un intérêt politique et stratégique qu’il faut continuer à défendre. Dans le cas présent, cet intérêt n’était pas clair du tout, et cette tactique a d’après nous pris beaucoup trop de place dans la stratégie globale. L’intérêt du bloc en vue d’un usage défensif dans des contextes urbains et/ou d’occupations de terrains a été prouvé par le passé. Les usages offensifs de ces techniques ont également montré une grande efficacité lorsqu’ils étaient clandestins et mobiles. En revanche, dans un contexte rural, découvert, et face à des murs militaires, la tactique du bloc offensif n’est pas une tactique qui va de soi. C’est d’autant plus vrai quand on agit à plusieurs milliers, qu’il y a des inégalités d’équipements et d’expériences de confrontation entre les manifestant·es, qu’on est stagnant·es.
De nouveau, les discours ont des conséquences concrètes sur les individus : sentiment d’être faible et moins important·es si on n’est pas devant dans l’affrontement, de ne pas être utile, sentiment de compétition entre cortèges, plutôt que de solidarité. Sentiment que la seule action possible est le recours à la confrontation, ne laissant pas de place à d’autres choses. En dehors des blocs qui faisaient leur travail offensif, le reste de la masse n’a pas eu la possibilité de prendre un rôle valorisant. Ne sachant que faire, la grande majorité de la manif est restée apathique à regarder les affrontements.
Plusieurs scénarios ont-ils été envisagés pour l’action, en fonction du niveau de répression et des choix de la police ? Probablement, mais nous n’avons pas eu l’impression d’avoir de plan B face à ce mur armé protégeant la bassine : ça passe ou ça casse.
Comment faire plus de la place à la diversité des tactiques et à la spontanéité dans un tel contexte ?
– Penser les enjeux d’inclusion. Inviter 25 000 personnes partageant des cultures politiques et d’organisation différentes implique de penser cette « diversité » et s’appuyer dessus. C’est une force, à condition qu’on lui donne les informations et les moyens nécessaires pour se déployer.
– Laisser place à la créativité. Cette action présentait notamment deux grandes forces : notre nombre et une importante présence médiatique. Nos tactiques auraient pu chercher à plus s’appuyer là dessus, par exemple en tournant en ridicule le dispositif de répression le samedi (nasser la police et la bassine avec etc). Comme nous l’avons déjà mentionné, certaines actions différentes ont été organisées durant le week-end (plantage de haie par la Confédération paysanne par exemple), elles auraient gagné à être plus nombreuses et/ou surtout, à être plus visibilisées, sans hiérarchie.
– Le contournement. Les mots de contournement ont été régulièrement employés dans des propositions de tactique lors d’actions de masse, par exemple au camp-action des Rayonnantes en 2021 à coté de Bure. Dire que l’on souhaite au maximum contourner la police plutôt que l’affronter permet de décaler le focus de l’action : l’objectif n’est pas la police mais ce qu’elle protège. La tactique du contournement fait la part belle à la ruse, à la surprise, à l’inattendu. Parfois elle échoue et on sait qu’on réessaiera une autre fois, parfois elle réussit et on se grise d’avoir mis la police en échec.
Concernant l'(im)possible anticipation du dispositif policier : anticiper aussi précisément que possible la répression, faire des scénarios multiples, nous paraît vital. Face à l’échec du dispositif mis en place la fois passée à Sainte Soline (plusieurs barrages à travers la campagne), face à l’escalade de violence dans le cadre du mouvement social contre la réforme du gouvernement et la posture de plus en plus sécuritaire de ce même gouvernement, il nous semble que plusieurs scénarios pouvaient être explorés, notamment ces trois-là : 1) les flics nassent le camp, 2) les flics mettent en place des barrages à travers les champs, 3) les flics se concentrent autour de la bassine. Le matin du samedi, quelques heures avant de partir du camp il nous semble qu’il était possible de constater que c’était la 3e option qui avait été choisie.
Plus globalement, le dispositif policier aurait pu être mieux pris en compte : il avait été annoncé par l’Etat. 3200 gendarmes mobiles, c’est 1/3 des effectifs mobilisés sur tout le territoire français durant les journées de mobilisation contre la réforme des retraites.
Troisième constat : une autonomisation manquée des manifestant·es
Depuis notre expérience, trop peu de choses ont été mises en place pour que tou·tes les manifestant·es puissent être autonomes et se sentir puissant.es durant la manif. Certes, il y eu peu de prise d’initiative le samedi, alors que nous étions si nombreux·ses, et face à un évènement d’une telle ampleur, tout ne peut pas reposer sur quelques personnes ayant pensé en amont une organisation d’action. Le fait que la manière initiale dont l’action est pensée soit débordée est aussi largement normal à nos yeux.
Cependant, il nous semble possible de déployer cette prise d’initiative en l’anticipant, et cela nécessite des moyens et du partage d’information. La question de l’autonomisation rejoint des enjeux de consentement : pour nous, il s’agit de mettre en place un maximum d’éléments afin que chacun·e puisse prendre des décisions sur son action et son niveau d’engagement. D’autant plus lorsque la décision est prise d’aller vers une confrontation significative avec les agent·es de la répression.
Selon nous, l’objectif principal limitait les prises d’initiatives. Ensuite, si des consignes ont effectivement été données aux cortèges via quelques mégaphones, elles ont été très peu audibles (certaines personnes avec qui nous avons discuté ne les ont jamais entendues) et souvent très directives, sans donner d’éléments d’explication. Nous notons aussi que les cortèges ne semblaient pas disposer des structures suffisantes pour prendre des décisions autonomes. Nous n’avons constaté aucun espace de discussion et d’organisation collective. Si les enjeux de surveillance et de répression sont évidemment un obstacle majeur au partage d’information, le manque d’espace de coordination, les conditions matérielles précaires et l’absence de lieux calmes pour se parler et s’entendre ont rendu compliqué cette autonomisation collective.
Nous ne sommes pas des pions et ne voulons pas en être. Nous avons déjà participé par le passé à des actions qui ont « échoué » face à l’objectif initial que nous avions (ne pas avoir réussi à rentrer dans le lieu visé, subir la répression de la police, etc.). Mais malgré ces échecs nous nous sentions tout de même émancipé·es, grandi·es, car nous avions lutté collectivement de manière créative, en prenant soin les un·es des autres. L’autonomie politique s’apprend et se construit aussi dans les actions sur le terrain.
Face à ce constat, plusieurs réflexions nous traversent, visant à encourager l’autonomisation et le soin des participant·es, en vue d’atteindre un objectif général commun et en acceptant que tout ne se passe jamais trop comme on l’a prévu initialement.
– Préparer des structures de cortège suffisamment conséquentes et expérimentées pour pouvoir s’organiser en autonomie et de manière coordonnée, autour d’un objectif général commun. Proposer aux cortèges de s’autonomiser en ayant la possibilité d’adapter leurs objectifs et niveaux d’engagement.
– Laisser du temps la veille et le matin de l’action pour que les cortèges s’organisent, mettre de l’énergie pour s’assurer que des espaces matériels le permettent.
– Proposer aux cortèges de prendre des décisions avant, pendant et après la manif. Des systèmes de prises de décision existent, y compris au sein de cortèges de 1 000 à 2000 personnes. Il aurait été possible de démultiplier le nombre des cortèges, avec encore plus de force de frappe (cela implique plus de personnes de confiance prêtes à se coordonner).
– Mettre plus de moyens sur les enjeux de communication au sein des cortèges (plus de mégaphones, s’entrainer à répéter les informations, utiliser des systèmes de signes de main, qui sont répétés par les manifestant.es, et permettant de savoir quand ralentir, quand accélérer, quand rester soudés, quand faire bloc, etc). Eventuellement, s’entrainer en faisant des exercices de déplacement collectif en amont.
Concernant le nombre de participant·es, il est évident que l’échelle est un obstacle de taille, elle s’est déjà posée dans d’autres contextes (les contre sommets contre le G20, les actions de masse passées contre le nucléaire et les énergies fossiles en France et en Europe…). Cela nécessite une énorme organisation en amont (prévention, logistique, passation des informations etc). En terme de préparation, nous avons nous-mêmes expérimenté la possibilité d’organiser des ateliers de déplacement collectif (en faire plusieurs en simultané, plusieurs fois par jour), s’assurer que certaines consignes sont répétées à de nombreuses reprises (insister sur l’importance des drapeaux à suivre, que les messages des mégaphones soient répétées par toustes etc), s’assurer qu’il y a un nombre suffisant de matériel de communication (mégaphones, talkies, téléphones, personnes de confiance pour faire ce travail), répartir des rôles structurants dans les cortèges, en s’appuyant sur les réseaux militants de confiance. S’appuyer sur des cortèges qui s’autonomisent et sont capables de prendre des décisions collectives sur leurs objectifs et le niveau de confrontation qu’ils souhaitent.
Cela demande évidemment un très grand niveau de personnes ressources et coordonnées… et nous interroge quant à la possibilité ou non de faire des « actions » avec autant de personnes, en ayant très peu de temps pour l’organiser (clairement, s’organiser en deux-trois mois dans un contexte d’urgence et de répression n’est pas la même chose que de s’organiser pendant un an). Il est clair que c’est un défi majeur d’organiser ces structures pour une action de plusieurs dizaines de milliers de personnes. D’un autre côté, s’il est relevé, ce défi peut se transformer en une immense source de puissance collective.
Quatrième constat : peu de place laissée à la tristesse et à l’humilité au retour de l’action
Le bilan humain de l’action est douloureux et connu. 200 blessé·es, dont de nombreux très graves, les proches des personnes blessé·es, leur famille, leur groupe affinitaire, leurs camarades en état de choc. Des médics surchargé·es, devant s’organiser dans un contexte anxiogène, avec trop peu de moyens et de soutien, et avec des obstacles politiques (quand le SAMU ne vient pas car la police lui a donné l’ordre de ne pas venir). L’impact psychologique de ces violences sur de très nombreu·ses participant·es, n’en croyant pas leur yeux de ce déferlement de violence de la part de la police.
Le soir même à Melle, plusieurs concerts étaient organisés, afin de se rassembler, de célébrer notre présence, nos idées et nos luttes politiques communes, notre refus d’une industrie et d’un gouvernement écocidaires. Ces concerts ont occupé tout l’espace (sonore) du centre de Melle. Quelques discours ont été faits, avec notamment 30 secondes de silence pour les blessé·es. Puis la fête a repris. Le dimanche, les activités ont continué et le démontage a commencé, tandis que beaucoup de personnes repartaient chez elles et que la base arrière s’activait à soutenir les très nombreuses personnes en détresse. Les jours suivants, la bataille médiatique s’est accentuée, autour de la question des violences policières et de la menace de dissolution des Soulèvements. Des premiers éléments critiques ont été publiés (de soutien ou non aux choix tactiques par exemple).
Dans ce contexte, quelle place fut laissée à la tristesse et la rage des conséquences humaines de cette action (les impacts physiques et psychologiques) et à l’humilité après l’action du samedi ? Le soir, certaines personnes en détresse sont allées à l’infirmerie psychologique, d’autres sont parties directement après l’action, d’autres sont allées aux concerts. Certaines ont essayé tant bien que mal de se mettre à l’écart du son pour prendre soin d’elles. Il n’y a pas eu d’espace de débrief collectif, si ce n’est un debrief psychologique en interne le dimanche pour les médics. Trop compliqué à cause du nombre, à cause des possibles conséquences psychologiques des prises de parole.
Si les prises de parole ont bien parlé de la violence de la répression et ont demandé un temps de silence pour les blessé·es, des paroles publiques ont aussi ré-activé l’imaginaire du sauveur (« vous êtes des héros »), associé à des comparaisons douteuses (« il n’y avait jamais eu un tel niveau de violence policière depuis 79 »). Cet imaginaire guerrier a continué à être diffusé, prenant le risque de mettre de côté celleux pour qui la confrontation fut juste violente, et au risque de rejouer des hiérarchies déjà existantes (sur les enjeux d’action directe offensive et de validisme par exemple).
Bien sûr, nous pensons que personne dans l’organisation de l’action et de cette soirée n’avait envisagé un tel scénario. Le retour devait être festif. Bien sûr, les personnes qui ont fait les discours étaient très probablement elleux mêmes en état de choc, devant prendre la parole publiquement en sortant tout juste de l’action, sûrement sans avoir une vue d’ensemble de la situation.
Face à la violence de la répression et le sentiment d’effroi en rentrant de l’action, nous aurions aimé qu’il y ait de la place pour les différentes émotions qui nous traversaient, individuellement et collectivement4. La décharge euphorique et festive est une manière de gérer cette violence ; il y en a d’autres, qui peuvent potentiellement mieux convenir à certaines personnes. Nous pensons qu’il est important que la décharge festive ne prenne pas toute la place. Laisser de la place à la tristesse, la colère, l’incompréhension, la peur, cela aurait peut-être aussi signifié accepter de changer le programme, ré-organiser les choses prévues pour laisser de la place à tout ce qui change à cause de cette violence. Facile à dire après coup. Nous espérons que pour les prochaines fois, nous saurons collectivement mieux comment nous soutenir suite à l’action.
Nous voudrions conclure sur deux éléments.
Le premier, c’est que l’action de Sainte Soline nous a donné l’impression qu’un fossé existait entre une base arrière qui promeut et met en oeuvre des dynamiques de soin, et le manque important de réflexion à ce sujet, en termes d’organisation d’action et de tactique.
Voyant le travail énorme réalisé par la base arrière les semaines précédents l’action, tout le travail de prévention, de coordination visant à ce qu’un maximum de personnes se sentent en confiance pour participer ; nous avons été très surpris·es (jusqu’à l’incompréhension) de ce que nous avons compris des choix stratégiques et tactiques (objectifs, choix, esthétique, discours etc).
Deuxième élément : les Soulèvements de la Terre sont composés de groupes ayant différentes cultures politiques et mode d’organisation. C’est à la fois une force immense bien sûr (construire des alliances) mais aussi une source de difficulté. Les Soulèvements de la Terre ont réussi quelque chose de formidable : réunir ces différentes composantes autour d’objectifs et de stratégies communes. C’est le fruit d’énormément de temps, d’échange, de compromis. Nous aurions aimé que ces enjeux et valeurs de soin et d’inclusivité soient vraiment défendus haut et fort comme étant une priorité, et pas uniquement par les personnes de la base arrière. Que ce soit prioritaire et donc décliné en termes d’organisation d’action, de communication, de logistique de camp et de soirée etc. Ce travail nous parait d’autant plus fondamental que ne pas le faire peut mener à des risques réels d’instrumentalisation des différentes composantes de la lutte (sentiment qu’il pourrait exister une hiérarchie en terme de ce qui politiquement utile ou non par exemple), dynamiques évidemment nocives sur le long terme.
Nous arrêtons ce texte ici, en espérant qu’il viendra nourrir des discussions, tout en sachant que cela nécessitera du temps. Nous espérons avoir bientôt plus d’informations pour complexifier ces bouts d’analyses et envisager des réponses. Il y a des urgences actuelles qui nécessitent de l’organisation et de la solidarité massive rapide (soin des personnes blessé·es, travail légal et médiatique contre la vague brutale de répression politique à laquelle les Soulèvements de la Terre font face etc). Nous rappelons que la priorité va à la lutte contre cette répression et contre l’instrumentalisation de nos combats à des fins autoritaires et capitalistes. Même s’il est difficile de savoir quand le temps de l’urgence prendra fin, il nous paraît fondamental que du temps collectif soit dédié à ces discussions avant l’organisation de prochaines actions.
Nous rêvons d’actions de masse puissantes, qui cherchent un équilibre entre tactiques qui se complètent et se respectent ; inclusivité, autonomisation, soin collectif, avant, pendant, après, tout le temps. Ces réflexions ne sont pas nouvelles. Ces valeurs ne sont pas nouvelles. Confrontons nos expériences, apprenons des luttes passées et présentes, faisons preuve de créativité et d’offensive. Peut-être alors, notre vision de ce qu’est une victoire politique sera différente et peut-être alors serons-nous toujours plus nombreu·ses à lutter. Peut-être serons-nous plus puissant·es, fièr·es et déter·res ensemble.
Des ami·es
Illustration principale : https://www.facebook.com/flinteverein/.
Notes
- C’est qui ce nous ? C’est plusieurs personnes ayant participé à l’action de fin mars. Un groupe affinitaire qui s’organise depuis un moment ensemble et qui s’est beaucoup retrouvé autour d’actions de masse en Europe ces dernières années, tel que Ende Gelände, Code Rood, les luttes antinucléaires aussi. Nous avons mis de l’énergie dans l’organisation d’actions de masse, notamment à l’endroit des questions d’inclusivité, d’intersectionnalité et d’anti-répression. Certaines personnes de ce groupe ont d’ailleurs mis de l’énergie dans la dite « base arrière » de Sainte Soline.[↩]
- On se permet de renvoyer à différentes ressources pour qui pourraient être utiles post-action (ressources du site des Soulèvements de la Terre, du pôle de soutien psy-émotionnel) : brochure « soutenir une personne en détresse » ; brochure « trauma et blessures » ; trame de debriefing psychologique et organisationnel ; une FAQ de soutien psy post-action ; une brochure interne « posture d’écoute active » ; Un podcast de Avis de tempête, qui reprend la brochure « trauma et blessures » [↩]
- Quelques textes des dernières années auxquels on a pensé en écrivant (liste non exhaustive): « Au dela de la violence et de la non violence », Starhawk; Pink Bloc vs Black Coal, réflexion sur Ende Gelande, par le collectif féministe Pied de Biche ; Retours d’expérience des Rayonnantes : « Nous rayonnons plus fort – Bure, août 2021, un camp autogéré contre le nucléaire et son monde », La revue Z + « un compte rendu de la journée d’action » sur Bure Bure Bure ; Retours d’expérience des Bombes Atomiques : Sorcières vénères antinucléaires ; un livre de Juliette Rousseau : Lutter ensemble, Pour de nouvelles complicités politiques, Éditions Cambourakis, 2018.[↩]
- Un des facteurs d’aggravation ou de création des traumatismes psychologiques agit après l’événement traumatisant. Lorsque la situation environnante ne permet pas à la personne ayant subi un choc ou un stress intense de reprendre le contrôle sur les choses immédiates ; cela génère un second stress intense. Passée la surprise, le corps enregistre potentiellement que la situation est toujours menaçante et maintient son état d’alerte. Le contrôle sur les choses immédiates peuvent passer par plusieurs choses comme : un environnement sonore calme (la possibilité d’y avoir accès), la considération de l’expérience vécue et des présences attentionnées, l’expression de ses émotions notamment de tristesse, de colère, de rage ou d’autres, une sécurité vis-à-vis de la nourriture, du sommeil, de la chaleur.[↩]