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Un point de prudence avant de commencer…

La pandémie de Covid-19 et sa gestion, à la croisée des sciences et de la politique, ont suscité des débats nombreux, parfois violents. Nous connaissons tou·tes des groupes, des familles, des collectifs qui ont été déchirés par ces désaccords, aboutissant à une fragmentation toujours plus nette du tissu social en France. Tout cela est la conséquence directe de la politique d’un gouvernement qui fabrique le séparatisme comme l’envers stratégique du consentement, rendant encore plus difficile toute tentative de penser la situation autrement que sur le mode du clash.

Au sein du collectif de rédaction de Terrestres, ces désaccords existent aussi et ils ont donné lieu à des discussions parfois vives entre nous. Pour autant, nous avons toujours tenté de faire vivre ces dissensus, en les envisageant non pas comme des motifs de scission, mais plutôt comme les signes d’une vie intellectuelle et démocratique intense, dont nous essayons aussi de témoigner dans nos colonnes.

Revendiquer la fécondité de ces dissensus pour mieux faire émerger une description juste et plurielle de la situation contemporaine, voilà aussi le signe d’un attachement à ce qu’Isabelle Stengers appelle l’irréduction, c’est-à-dire la méfiance à l’égard de toutes les thèses qui impliquent, plus ou moins explicitement, « le passage de “ ceci est cela ” à “ ceci n’est que cela ” ou “ est seulement cela1 ” ».

Tenir ainsi à l’irréduction contre la réduction d’une situation à une explication définitive, c’est aussi résister à tout ce qui cherche à se draper dans la pureté de l’évidence, c’est-à-dire d’une vérité dévoilée. Ainsi, examiner la manière dont une thèse peut en faire balbutier une autre, la compléter, l’infléchir ou en renforcer la pertinence, voilà une toute autre affaire que de chercher une thèse officielle ou alternative qui révèlerait enfin le vrai d’une situation — et de préférence tout le vrai.

C’est pour ces raisons que nous avons collectivement décidé de continuer à publier une variété de textes sur la situation pandémique. Des textes qui ne reflètent pas forcément le point de vue de l’ensemble des membres du collectif de rédaction. Des textes avec lesquels certain·es d’entre nous sont même parfois en franc désaccord. Mais des textes qui nous semblent à même, par leur diversité et les rencontres qui en procèdent, d’esquisser ensemble un tableau analytique de la situation pandémique et politique.

La tâche n’est pas facile, mais nous essayons de faire de notre mieux, en respectant la temporalité qui est celle de la revue : celle du recul et de la réflexion, plutôt que celle de la réaction et de la polémique. Aussi, n’hésitez pas à nous suggérer des textes qui pourraient contribuer à ce travail lent et patient de description et d’éclairage du présent.

Bonnes lectures dans les méandres !

Le collectif de rédaction de Terrestres


Depuis l’été 2021, nous avons vu, sidéré·es, se succéder la mise en place d’un passe sanitaire puis d’un passe vaccinal, jusqu’à sa suspension en mars 2022. Durant neuf mois, les allées et venues quotidiennes de la population française se sont pliées à un dispositif de contrôle reposant sur le « Quick Response Code ». Si ce dernier est désormais levé, il reste en vigueur aux frontières, dans les établissements de santé, les maisons de retraite, et les institutions pour personnes handicapées. Surtout, rien ne dit qu’il sera définitivement suspendu. Bien au contraire. Il y a fort à parier que cette technologie numérique puisse être réactivée à la moindre « flambée épidémique », ainsi que l’a annoncé Emmanuel Macron début avril 20222, tandis que dans un avenir proche, il n’est pas absurde de penser que d’autres applications pourraient voir le jour – à l’instar de ce qui se pratique déjà en Chine avec le « crédit social » instauré à l’aide de l’intelligence artificielle3.

C’est dire combien il est crucial de revenir sur le passe vaccinal et la société qu’il érige, en pointant les raisons de s’y opposer : imposition dissimulée, discrimination, surveillance, occultation des véritables causes de la crise, solutions technologiques accélérant la catastrophe environnementale et injonctions permanentes à l’adaptation. Paradoxalement, la contestation n’a pas pris d’ampleur, se faisant même abondamment caricaturer. Elle a été délaissée par les partis de gauche et les organisations syndicales, hormis quelques exceptions. D’ailleurs, afin de lever tout malentendu, précisons d’emblée que nous mesurons bien la dangerosité du Covid-19, en particulier pour les personnes âgées et/ou présentant une santé fragile. Ce virus ne saurait être comparée ni à une « grippette » ni à la peste. Nous n’avons également aucune objection de principe contre la vaccination en général.

Le droit bafoué de disposer de nos corps

Sous couvert d’incitation – d’un « coup de pouce » comme l’ont euphémisé les médias – le passe incarne une obligation vaccinale qui ne dit pas son nom, ainsi que l’ont admis certain·es responsables politiques. De fait, de nombreuses personnes ont « choisi » de se faire vacciner « pour avoir la paix », sans approuver une telle mesure. Faire passer la vaccination rapide et massive des Français·es pour une adhésion à la politique sanitaire fut une grossière malhonnêteté du pouvoir, relayée par la plupart des médias. D’autant que les travailleur·euses au contact du public durent céder à un chantage à l’emploi rendant bien difficile toute résistance, comme en témoignent les mobilisations isolées des personnels de la santé ou de la culture – telles les infirmières de Guadeloupe ou les bibliothécaires de Grenoble. Les tensions secouèrent aussi les familles, où l’obtention d’un passe pour les adolescent·es fut le prix à payer pour leur éviter une année de collège et de lycée en dents de scie, et ne pas leur fermer les portes de leur vie sociale.

Dès lors, les cas de conscience autour de la vaccination des jeunes dépassèrent de loin les seules raisons sanitaires. Pour combien d’entre eux fut-elle vécue sur le mode de la soumission ou de la résignation aux injonctions gouvernementales ? N’est-ce pas là le comble de la désappropriation de notre santé, que d’obliger l’ensemble de la population, fût-ce de manière déguisée, à se faire vacciner ou à faire vacciner ses enfants alors qu’elle n’y consent pas4 ? La première raison politique de s’opposer au passe est donc qu’il constitue une véritable entorse au droit de disposer de son corps, comme le rappellent plusieurs textes fondamentaux5.

Loin d’une critique libérale de cette gestion sanitaire, nous soutenons qu’une critique émancipatrice du passe doit prendre en compte le droit inaliénable à l’intégrité physique. Nous affirmons que combat politique collectif et garantie des libertés individuelles doivent s’articuler. Que dirait-on d’un État qui prive ses membres de leurs libertés individuelles au prétexte d’un intérêt général qui ne rimerait pas avec les intérêts de tout un chacun ? La loi de 1902 autorise certes l’obligation vaccinale à toute la population en fonction d’un certain nombre de critères – notamment la gravité de la maladie et l’efficacité du vaccin. Mais cela paraît fort discutable dans le cas du Covid-19 puisque ce dernier s’est montré indéniablement dangereux pour des catégories de populations bien précises. Que dire en outre de mesures choquantes prises en Grèce, en Italie et au Québec, pénalisant financièrement les non-vaccinés, et les contraignant au confinement comme en Autriche ? Sans compter qu’en France, l’idée de rendre payant leur accès aux soins fut proposéepar le directeur de l’AP-HP, provoquant un tollé.

Quel que soit le degré d’absurdité ou de coercition que ces mesures ont pu nous faire ressentir au quotidien, il n’en reste pas moins que le pouvoir a pu compter, des mois durant, sur notre capacité collective à jouer le jeu. En dépit des résistances mentionnées précédemment – localisées mais qui n’en sont pas moins à saluer –, nous avons obéi, en portant le masque en extérieur, en ne buvant plus le café accoudé au comptoir et, en déclinant notre identité aux quidams à chaque présentation de notre passe vaccinal. C’est dire combien fut grande notre sidération collective et combien la démocratie autour des enjeux de santé publique fut mise à mal6.

Peinture diane de bournazel
Crédit : Diane de Bournazel

Une technologie discriminatoire inédite

Du jour au lendemain, l’accès à de nombreux espaces publics s’est réduit à des systèmes immunitaires conformes, à des taux d’anticorps et des doses de vaccination validés. Ce passeport intérieur confronte les individus à la rupture du secret médical, en abolissant la séparation fondamentale en démocratie entre espace privé et public. Il produit une nouvelle normalité fondée sur le tri des personnes selon leur situation de santé.

Le laisser-passer est bien une technologie ségrégative au sens où, comme l’indique l’article 225-1 du code pénal, « constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement […] de leur état de santé ». Cet article adopté dans le contexte d’épidémie de SIDA en 1990 avait notamment pour but de ne pas produire une délation généralisée7. Alors que cette maladie avait en grande partie remis en question le paternalisme médical, le Covid le réhabilite. Au nom de la sacro-sainte défense de la Santé, un autoritarisme discriminatoire se déploie, au mépris de l’autonomie et de l’égalité des citoyens.

Ainsi, en accordant des droits à certain·es, le passe vaccinal a confisqué à d’autres le remboursement des tests, la libre circulation dans les lieux clos, les voyages ou encore, dans certains cas, le droit à travailler. Ces dispositifs de ségrégation sans précédent étendent les inégalités en fonction du statut vaccinal, tout en accentuant celles déjà existantes. Que l’on pense par exemple aux infirmières, et aux autres travailleur·euses des services, les plus exposé·es à l’obligation vaccinale. Sans parler de l’absurdité même de cette dernière instaurée sur un territoire national quand des pans entiers de la population mondiale n’ont pas accès au vaccin, rendant un tel impératif injuste mais aussi inefficace en raison des perpétuelles re-contagions. D’autant que le passe ne saurait en soi constituer un moyen de protéger les personnes fragiles.

Dès lors, accepter ces dispositifs de contrôle contribue à banaliser les inégalités et l’arbitraire quotidiens. Une telle banalisation s’inscrit dans le prolongement de restrictions des libertés publiques qui ont été justifiées à plusieurs reprises ces dernières années par un « état d’urgence » s’installant dans la durée, à l’image de la lutte contre le terrorisme8.

L’efficacité sécuritaire au prix d’une surveillance généralisée

Le passe vaccinal instille au sein de la population de la confusion et de la sidération. Il incarne un pas de plus dans la société de surveillance, en étendant toujours plus le contrôle numérique de nos vies. Le passe conforte la tendance globale de nos sociétés à recourir aux technologies de surveillance9 telles que la biométrie, la vidéosurveillance, les Big Data ou le QR-Code dans bien des domaines (circulation, logistique, consommation, élection, assurance, éducation, loisirs, et désormais santé).

Devant un tel emballement numérique, la posture « aquoiboniste » règne en maître. Elle objecte : « à quoi bon s’opposer au passe si nous sommes déjà surveillés tous les jours par nos téléphones, GPS et fournisseurs d’accès ? ». Si l’on suit ce raisonnement, alors, l’air et l’eau étant déjà largement souillés, « à quoi bon » vouloir encore préserver quelque chose ? Le passe contribue en outre à la fabrication d’un ennemi intérieur : les non-vaccinés qui refusent d’obtempérer. S’érige une société de la méfiance du voisin, de la surveillance des corps, de la délation des réfractaires, comme dans ce village du Tarn et Garonne où a été menée une véritable chasse aux citoyen·nes désobéissant·es10 ou encore le maire de Nice réclamant une « tolérance zéro » à l’égard de non-vacciné·es en estimant qu’ils devraient être confiné·es et se voir retirer leur assurance chômage11. En invalidant tout débat sur la pertinence des mesures choisies, une société oppressante s’érige, commettant des dégâts sociaux, physiques et psychologiques qui viennent s’adjoindre à ceux du virus lui-même12.

En définitive, le numérique représente une véritable voie de salut pour le pouvoir. En témoigne un récent rapport sénatorial admettant avec cynisme que « plus la menace sera grande, plus les sociétés seront prêtes à accepter des technologies intrusives, et des restrictions plus fortes à leurs libertés individuelles – et c’est logique13 ». Le motif sanitaire a permis de justifier des mesures produisant de la division, de la docilité et de la peur.

document ancien passe confinement
Passe datant de 1611, permettant au détenteur de se déplacer librement, en dépit des quarantaines et d’autres restrictions mises en places en réponse à la peste.

Diviser pour mieux éluder les causes de la crise

Les discours officiels de ces derniers mois ont alimenté des tensions entre vacciné·es et non-vacciné·es, entre possesseur·es de passes et ceux qui s’en passent : le gouvernement ne serait responsable de rien, les non-vacciné·es coupables de tout, comme l’a laissé entendre Emmanuel Macron en confiant à un journal de façon offensante qu’il avait « très envie de les emmerder ». Ainsi, les fermetures de lits dans les hôpitaux sont passées sous silence, de même que les réductions continues d’effectifs, l’introduction d’outils de gestion comme la tarification à l’activité, et l’épuisement professionnel des soignant·es14.

En opposant les individus entre eux, les dirigeant·es politiques détournent le projecteur des causes réelles de la situation, à commencer par la destruction programmée du système de santé publique. Dénoncée depuis plusieurs décennies, elle fut l’objet de mobilisations et de luttes bien avant la crise du Covid. Et s’il est avéré que la vaccination a permis de réduire substantiellement les cas les plus graves, elle n’a pas empêché la diffusion du virus, chez les vacciné·es et les non-vacciné·es, comme l’a montré l’explosion du variant Omicron l’hiver dernier, ainsi que la permanence des contagions15 et des hospitalisations16.

Si bien que l’horizon de l’immunité collective par le biais de la vaccination apparaît de plus en plus comme une chimère17. Pour autant, le pouvoir conçoit encore et toujours le vaccin comme la panacée pour endiguer la pandémie. Bref, le passe est résolument le faux-nez pratique de l’instauration « tout-en-douceur » d’une société de flicage généralisé via les nouvelles technologies.

Des solutions technologiques au désastre écologique

Cette politique sanitaire n’est qu’un nouvel épisode d’une confiance aveugle accordée aux solutions technologiques. Celles-ci vont de l’application « Tous anti-Covid » aux vaccins, en passant par la déferlante quotidienne de données anxiogènes. Depuis le début de la crise en mars 2020, le « solutionnisme technologique18 » repose sur la croyance profonde en une technologie sauveuse de l’humanité. En adoptant une vision court-termiste, ce sont les racines de l’épidémie qui sont occultées.

Or, qu’il provienne d’un laboratoire ou d’une zoonose, ce virus est le produit d’un monde qui s’artificialise, en cherchant à maîtriser toujours plus le vivant, en s’urbanisant ou en défrichant tous les milieux de vie19. À une époque où progresse la prise de conscience des destructions massives de l’environnement par une activité humaine débridée, comment des gouvernements peuvent-ils encore faire le choix de dispositifs de contrôle s’appuyant largement sur des technologies (smartphones, tablettes numériques) dont on sait de plus en plus qu’elles sont hautement polluantes et énergivores20 ? Les solutions technologiques prônées par les « pro-passes » ne font qu’alimenter cette artificialisation. Plus il y a de gadgets numériques, plus le coût écologique de ce monde virtuel devient élevé.

S’adapter à un monde invivable

Les autorités font preuve d’arrogance en pensant éradiquer ce virus par des solutions de courts termes tout en approuvant le système qui le produit. Elles ne cessent de légitimer une économie accélérant à marche forcée la croissance des flux de toute sorte et la standardisation du vivant21. Le pouvoir instaure de manière permanente les principes de « mise en péril » et d’ « état d’urgence ». Sa gestion de la crise sanitaire constitue alors un symbole des politiques contemporaines en matière de traitement des catastrophes environnementales : trouver des solutions techniques permettant de rendre les changements supportables sans interroger leurs fondements. Dans des sociétés extrêmement vulnérables, on appelle à la « résilience » tout en déniant les origines de cette fragilité22.

Le « monde d’après » envisagé dans les premiers temps de l’épidémie se transforme en une course effrénée pour conserver nos modes de vie dans leurs aspects les plus injustes et dévastateurs du point de vue écologique. La réponse technologique prétendant freiner la propagation d’un virus revient en fait à exposer les populations à des menaces durables en matière de santé, de qualité de vie et d’accès à des ressources saines, dans la plus grande inégalité de classes et de pays. « Il faut s’adapter », tel est le crédo plutôt que d’agir à la racine des problèmes actuels23. Le déni des causes – économiques, politiques, technologiques, scientifiques – du virus revient à faire accepter ce monde dangereux et écologiquement dégradé comme seul horizon possible.

tableau de diane de bournazel
Crédit : Diane de Bournazel

Discréditer pour ne pas débattre

Un vent puissant disqualifie toute critique de la politique sanitaire en l’assimilant au complotisme, à l’extrême droite ou au charlatanisme, comme en témoignent les réactions hostiles que suscitèrent certaines prises de positions au sein même de la communauté scientifique24. Certes, les positions à l’égard du passe vaccinal sont éclatées, empêchant d’identifier une ligne de fracture politique claire entre ceux-qui-ne-voient-pas-le-problème et ceux qui s’opposent. Qu’à cela ne tienne, les opposants se sont vus violemment salis.

Ce genre de discrédit n’est pas sans rappeler celui subi par les contestataires des nouvelles technologies ou de la croissance25. Les sarcasmes consistent alors à les qualifier de « romantiques » ou de « technophobes » désirant « revenir à la lampe à huile »26. Les contestataires du passe ont été quant à eux assimilés à des « égoïstes »27, des « irresponsables »28 ou des « obscurantistes »29 sans distinction aucune, et sans s’enquérir des raisons précises de leur mobilisation. De fait, ne pas participer à un mouvement par crainte qu’il soit investi par des forces d’extrême-droite conduit à leur laisser la place.

Par ailleurs, de quel côté se situe l’individualisme lorsque certain·es se ruent dans les centres de vaccination dans le but assumé de continuer à travailler et à consommer comme avant, et ce malgré toutes les belles prises de conscience écologique et politique lors des confinements successifs ? Celles et ceux qui critiquent le passe refusent de céder à la culpabilisation individuelle exercée par la pression vaccinale, dénonçant combien ce qui se produit depuis la survenue de l’épidémie relève de responsabilités politiques et économiques.

Les mobilisations sont aussi l’occasion de recréer du collectif dans le but de résister à la stigmatisation des anti-passes et des non-vacciné·es, par leurs collègues, leur famille ou leurs ami·es, et de produire ensemble un contre-discours partagé. Le fait que le mouvement ait attiré des personnes de tout bord politique ne peut constituer un argument pour ne pas le rejoindre et tenter de lui donner la tonalité émancipatrice que l’on souhaite voir advenir. C’est le cas dans bien des mouvements, comme celui des gilets jaunes pour n’en citer qu’un récent.

Silence et complaisance à gauche

Que la doxa médiatique et politique caricature un mouvement social n’est pas étonnant, mais que dire des « intellectuel·les » qui se réclament de gauche, trop souvent silencieux·ses, voire auteur·es de condamnations violentes ? Nous pensons ici à nombre de représentant·es de partis et de syndicats de gauche sociale-démocrate, voire radicale, d’universitaires, de journalistes et autres éditorialistes30. Pourtant, nous aurions été en droit d’attendre des forces de gauche de participer activement aux mobilisations anti-passe31 plutôt que de les discréditer et de laisser le monopole de la rue à l’extrême droite.

Lorsque nous défilons contre la Loi Travail ou contre la « réforme des retraites », nous demandons-nous ce que votent nos voisin·es de cortège ou le fond de leur pensée sur telle ou telle question de société ? Nous serions peut-être surpris·e. De la même façon, les militant·es et sympathisant·es de gauche qui ont voté Macron en 2017 sont-ils réductibles à des électeur·ices de LREM ? C’est encore et toujours la ficelle de l’amalgame qui est employée pour disqualifier n’importe quel mouvement social. Qu’on se rappelle la révolte des banlieues en 2005 réduite à l’action de « casseurs ».

Le discrédit jeté sur le mouvement anti-passe est plus volontiers le reflet d’un sentiment d’impuissance, de résignation, voire d’une adhésion pas toujours assumée à ces mesures discriminatoires et au « solutionnisme technologique ». Sur ce dernier point, nous retrouvons l’idéal rêvé par le socialisme comme l’alertait Georges Orwell dans les années 1930, celui d’un monde libéré au prix d’une aliénation accrue à la technique32.

Agir à la racine

Les enjeux de santé publique ne justifient pas d’adhérer à toutes les restrictions de libertés et à toutes les innovations techniques. En aucun cas, il n’est légitime d’opposer santé publique et libertés individuelles. D’autant plus que depuis Ivan Illich, nous savons que de nombreuses maladies, dites iatrogènes, sont causées par les progrès de la médecine33 : en s’industrialisant et en devenant hétéronome, la médecine moderne créé de nouvelles pathologies tout en cherchant à guérir. Face au Covid, une autre « politique sanitaire » aurait été possible, prenant en compte le bien-être global de chaque individu, et non pas de manière standardisée et indifférenciée, ni sous l’autorité exclusive d’experts murés dans leur spécialité.

Ainsi, en suivant les recommandations du rédacteur en chef du Lancet, il serait pertinent de substituer le terme de « pandémie » par celui de « syndémie ». Ce dernier permet en effet de rendre compte des interactions biologiques, sociales et environnementales à l’origine des conséquences spécifiques du virus34. Autrement dit, la focalisation à outrance sur les taux de contagiosité ou d’incidence apparaît inappropriée pour une maladie qui frappe différemment les individus selon leur état de santé. Une critique sensée de la gestion de cette crise implique des mesures à la hauteur du phénomène que l’on veut combattre.

Or, chasser un lièvre avec un bazooka est loin d’être adapté et entraîne des conséquences au-delà même de la cible. En ce sens, nous pourrions défendre des mesures proportionnées à la gravité du virus au regard des populations pour qui le Covid est particulièrement pathogène, tout en étant attentif·ves à leurs propres effets. Par exemple, une politique vaccinale ciblée et volontaire serait raisonnable au regard de la démographie des décès et des formes graves dues au Covid. De même qu’il est bienvenu de ventiler systématiquement tous les espaces de rassemblement, et de s’interroger sur les causes des classes bondées ou des services hospitaliers saturés, aux espaces trop exigus.

En outre, il nous semble que les conséquences physiques et psychologiques du port du masque sont trop peu mises en discussion. Enfin, les causes sociales des comorbidités des patients du Covid ne sont jamais questionnées en tant que telles. Ainsi, en quoi nos modes de vie conduisent à produire des états de santé si vulnérables35 ? Est-il indispensable que nos pratiques alimentaires nécessitent un élevage intensif susceptibles de contribuer à l’apparition de virus comme le Covid36 ? Autant de questions que nos gouvernant·es ne se posent pas, préférant contraindre les corps et museler les esprits.

 Fabrice Colomb, Gaëtan Flocco, Mélanie Guyonvarch, Jérémie Moualek, Sébastien Petit, enseignant·es-chercheur·euses en sociologie à l’Université d’Évry Paris-Saclay – 21.06.2022

Notes

  1. Isabelle Stengers, L’invention des sciences modernes, 1993, Flammarion, p. 26[]
  2. Thibault Nadal, « Présidentielle 2022 : Macron ne s’interdit “pas d’avoir recours au pass vaccinal” en cas de déprogrammation d’opérations », RTL, 8 avril 2022.[]
  3. Éric Sadin, L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical, L’Échappée, 2018.[]
  4. Barbara Stiegler, « Le « pass » viole les principes fondamentaux de notre République », Libération¸ 10 janvier 2022, p. 20-21.[]
  5. Voir la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que la Convention d’Oviedo du 4 avril 1997.[]
  6. Sébastien Claeys et al., « Débat : quelles leçons de démocratie tirer de la pandémie ? », The Conversation.com, 18 juin 2020.[]
  7. Clément Schouler, « Chap. 32 : Le laisser-passer sanitaire, un dispositif discriminatoire au sens de la loi » in Laurent Mucchielli (Dir.), La doxa du Covid. Tome 2 : enquête sur la gestion politico-sanitaire de la crise, Éditions Éolienne, 2022.[]
  8. Serge Slama, « Lutter avec le droit contre les dérives de l’état d’urgence sanitaire », Terrestres, 4 juin 2020.[]
  9. Cédric Biagini, L’emprise numérique. Commenter Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, L’Échappée, 2012.[]
  10. Célia Izoard, « Le passe vaccinal comme outil de contrôle politique », Reporterre, 12 février 2022.[]
  11. Jade Toussay, « Pour Christian Estrosi, les non-vaccinés devraient être privés d’assurance chômage », HuffPost, 13 janvier 2022.[]
  12. Barbara Stiegler et François Alla, Santé publique. Année zéro, Gallimard, 2022.[]
  13. Véronique Guillotin et al., « Rapport d’information fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective (1) sur les crises sanitaires et outils numériques : répondre avec efficacité pour retrouver nos libertés », n° 673, Paris, 3 juin 2021, p. 59.[]
  14. Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression. Enquête sur le nouveau management public, La Découverte, 2010.[]
  15. Günter Kampf, « The epidemiological relevance of the COVID-19-vaccinated population is increasing », The Lancet Regional Health Europe, vol. 11, Décembre 2021.[]
  16. D’après les données du ministère de la Santé (DRESS), l’admission des personnes vaccinées en soins critiques n’a eu de cesse entre fin janvier et fin avril 2022 : sur 10 admis dans ces services, 8 étaient vaccinés.[]
  17. David Larousserie et al., « L’immunité collective, un objectif contrarié par le variant delta », Le Monde, 23 aout 2021.[]
  18. Evgeny Morozov, Pour tout résoudre cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, Fyp éditions, 2014.[]
  19. Andreas Malm, La chauve-souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique, La Fabrique, 2020.[]
  20. Fabrice Flipo, La numérisation du monde, un désastre écologique, L’Échappée, 2021.[]
  21. Céline Lafontaine, Bio-objets. Les nouvelles frontières du vivant, Seuil, 2021.[]
  22. Thierry Ribault, Contre la résilience. À Fukushima et ailleurs, L’Échappée, 2021.[]
  23. Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.[]
  24. Nicolas Berrod, « Martin Blachier et Gérald Kierzek, ces influents  médecins ‘’rassuristes’’ qui divisent », Le Parisien, 21 janvier 2022 ; Philippe Corcuff et Philippe Marlière, « Les gauches se perdent dans le confusionnisme des mots et des idées », L’Obs, 11 septembre 2021 ; Gérald Bronner et al., « La sociologie ne consiste pas à manipuler des données pour étayer une position idéologique », Le Monde, 20 aout 2021.[]
  25. François Jarrige, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2014.[]
  26. Le Monde avec AFP, « Emmanuel Macron défend « le tournant de la 5G » face au « retour à la lampe à huile » », Le Monde, 14 septembre 2020.[]
  27. Source AFP, « Bormes-les-Mimosas : Emmanuel Macron fustige « la liberté égoïste » », Le Point, 18 aout 2021.[]
  28. Barthélémy Philippe, « “Coup de Trafalgar”, “amicale de l’irresponsabilité”… le gouvernement fustige le comportement de l’opposition sur le pass vaccinal », Capital, 4 janvier 2022.[]
  29. Philippe Corcuff et Philippe Marlière dans l’article cité plus haut parle « ‘’du côté obscur de la force’’ des manifestations anti-pass ».[]
  30. Citons le collectif Cabrioles qui évacue les critiques non-fascistes de la gestion de la pandémie (https://www.jefklak.org/face-a-la-pandemie-le-camp-des-luttes-doit-sortir-du-deni/) ou bien le livre de Valérie Gérard, Tracer les lignes : sur les mobilisations contre le pass sanitaire, MF, 2021. Mentionnons encore la prise de position atterrante de l’économiste atterré Thomas Porcher qui, lors d’une émission radiophonique populaire, appelait « à rendre la vie difficile » « aux abrutis de plus de 50 ans qui ne veulent pas se faire vacciner ».[]
  31. Après des mois de silence, une partie de la gauche a pris fait et cause pour le mouvement anti-passe, comme par exemple certain·es représentant·es de la France Insoumise.[]
  32. Georges Orwell, Le quai de Wigan, Ivréa, 1995 [1937].[]
  33. Ivan Illich, Némésis médicale. L’expropriation de la santé, Fayard, 2003 [1975].[]
  34. Richard Horton, « Offline : COVID-19 is not a pandemic », The Lancet, vol. 396, n°10255, 26 septembre 2020, p. 874.[]
  35. Célia Izoard, « Cancer : l’art de ne pas regarder une épidémie », Terrestres, 1er juillet 2020.[]
  36. Rob Wallace et al.,« Le Covid-19 et les circuits du capital », trad. par Aurélien Gabriel Cohen, Terrestres, 30 avril 2020.[]