Extrait de l’introduction de Frédéric Graber, Fabien Locher (dir.), Posséder la nature. Environnement et propriété dans l’histoire, Paris, Éditions Amsterdam, 2022, p. 11-23.
La question des interactions entre environnement et propriété est l’une des plus brûlantes de notre temps. Saisir les enjeux et les processus historiques qu’elle engage est essentiel à la compréhension des trajectoires sociales et écologiques de nos sociétés. Ce livre voudrait y contribuer, en introduisant dans le débat un ensemble de textes importants et inédits en français. Notre ambition est ainsi de promouvoir une nouvelle façon d’aborder les enjeux écologiques contemporains, tout en renouvelant notre compréhension de cette institution centrale de nos sociétés qu’est la propriété.
Choisis pour leur force de proposition théorique, leur capacité à déstabiliser les idées reçues, leur potentiel à informer les débats sur la crise environnementale, les communs, l’impérialisme et la marchandisation du monde naturel, ces textes offrent des pistes de réflexion alternatives aux théories dominantes – celles des courants orthodoxes de l’économie. Ces derniers concluent généralement que la propriété privée permet non seulement d’optimiser la production, mais aussi la préservation des ressources. Cette vision a inspiré des mécanismes comme les marchés de droits à polluer ou la Convention sur la diversité biologique – qui prétend faire de la propriété intellectuelle sur le vivant, un moyen de conservation.
Face à cette extension des logiques privatives, un mouvement, sans cesse plus vivace, a émergé en faveur des communs – qu’ils concernent la nature, la connaissance ou la société. Il s’inspire des formes d’appropriation collective qui ont géré, de longue date, des ressources et des écosystèmes, pour en étendre la logique à de nouveaux territoires, à de nouveaux objets. Et ce, jusqu’à proposer parfois des visions trop lisses ou trop romantiques, et donc peu opérantes, des communautés et de leurs communs.
Dans le même temps, les effets de pouvoir produits par certaines politiques de protection de la nature ont attisé les critiques : les formes d’appropriation qui peuvent doubler ce geste de protéger, notamment de la part des États et en contexte (post)colonial, se sont vues vivement dénoncées. Toutes ces questions nouent aujourd’hui propriété et environnement, c’est-à-dire aussi nature et capital, pouvoir et communauté, configurations techniques et formes de vie. Penser le présent, c’est tenter de dénouer cet écheveau.
Au cours des dernières décennies, des apports venus du monde anglo-saxon ont œuvré à renouveler notre compréhension de l’histoire longue, complexe et conflictuelle de la propriété, dans ses liens à l’environnement. Seule une telle approche, enracinée dans le temps, nous semble à même de décrypter les rapports de force, les déterminations matérielles, les dynamiques sociales qui font la substance des rapports de propriété : c’est pourquoi, si les textes sélectionnés ne sont pas tous écrits par des historiens, tous font entendre la voix de l’histoire. Analyser la vie concrète des hommes du passé permet, en saisissant une certaine épaisseur de réalité, d’y gagner une vision plus aiguisée et plus lucide des formes de la propriété, lorsqu’elles épousent les contours de la nature et en transforment la substance.
Déconstruire la propriété
Le discours qui domine les réflexions sur l’environnement et la propriété est aujourd’hui, on l’a dit, celui de l’économie orthodoxe, qui les appréhende de manière délibérément anhistorique. La propriété privée, individuelle et exclusive, est au cœur de ce cadre d’analyse des productions et des échanges. Elle s’y trouve décrite comme un ensemble de procédures qui, en l’absence de « défauts » dans les pratiques d’enregistrement et la résolution des conflits, est présenté à la fois comme universel (en dépit des diversités sociales et politiques), pacifique (en dépit de sa violence propre et de celle du monde), inaltérable (dans un monde capitaliste qui exige pourtant des ajustements continuels), ce qui lui confère un caractère de fiction.
Pour déconstruire une institution à la fois si puissante et si opaque, on peut tout d’abord se placer dans un contexte où la propriété, dans son acception occidentale, demeurerait inconnue. William Cronon, par exemple, a examiné la rencontre des conceptions européennes et amérindiennes de la propriété dans le cadre de la colonisation nord-américaine1. La propriété occidentale apparaît alors dans toute son étrangeté : c’est une propriété mathématique, celle du géomètre et du cadastre, celle d’une parcelle délimitée sur laquelle le propriétaire pourrait faire tout ce que bon lui semble. L’idée que l’on puisse tracer sur le sol une ligne abstraite pour s’approprier un espace indépendamment de ses usages est incompréhensible pour les populations amérindiennes, pour lesquelles la terre relève au mieux d’une forme de souveraineté collective, et dont les activités de chasse et de pêche, de culture et de cueillette, s’inscrivent dans des espaces temporaires, changeant au gré des saisons, des brûlis et des mouvements du gibier.
Cette incompréhension réciproque quant aux modes d’appropriation tourne résolument au désavantage des Indiens. Ceux-ci se méprennent sur les achats de terres que souhaitent faire les Européens, les comprenant comme un usufruit temporaire sur une ressource particulière. En regard, l’usage temporaire des terres constitue, pour les Européens, le signe d’un gaspillage des ressources par des Indiens paresseux, d’une mauvaise gestion qui justifie une réappropriation brutale par les colons. Dans le cadre colonial, la propriété exclusive apparaît ainsi comme un outil proprement occidental au service de la conquête et de l’occupation des espaces. Dans le même mouvement, ce sont des valeurs essentielles à l’essor de la propriété en Europe même qui se trouvent confortées : la mise en valeur, l’exploitation permanente, le développement, l’accumulation de la richesse.
La conception européenne de la propriété, très abstraite, ne s’impose cependant que grâce à des dispositifs matériels très concrets. Les clôtures, en particulier, ont permis d’inscrire dans la nature des frontières permanentes, que ce soit pour séparer les champs des pâturages ou pour tenir à distance d’autres usagers2. Reviel Netz (chapitre 1) propose ainsi une histoire du fil barbelé comme outil par excellence des enclosures contemporaines. L’appropriation de l’Ouest américain à la fin du xixe siècle passe par l’invention puis par la production massive et bon marché de barbelé – les autres formes de clôtures étant difficilement applicables dans un environnement aride et pauvre en bois. Le barbelé s’avère essentiel pour empêcher le libre mouvement des animaux dans l’immensité des grandes plaines étatsuniennes, permettant de mettre un terme à la pratique pastorale du range, dans laquelle les éleveurs ne possèdent que les bêtes qu’ils laissent divaguer, pour imposer des pratiques d’élevage en enclos – le ranch – et de mise en culture, dans lesquelles la propriété du sol est cruciale. Dans cette transition, les titres de propriété comptent souvent moins que la capacité d’imposer puis de maintenir une clôture. Le texte de Netz montre de manière exemplaire l’intensité de la violence qu’il faut exercer pour limiter les déplacements des êtres vivants. Le barbelé et sa violence accompagnent le déploiement de la propriété occidentale à l’échelle du globe.
Imposant à la nature des frontières permanentes, la conception européenne de la propriété est par ailleurs peu adaptable aux usages écologiques préexistants. Elle a donc souvent radicalement transformé les environnements où elle a pris pied. Elle s’y est matérialisée dans de véritables écologies de la propriété : le clôturage des parcelles par les premiers colons en Nouvelle-Angleterre a ainsi fait disparaître la plupart des herbes américaines sous le piétinement des troupeaux (le reste s’évanouissant sous la charrue), et les a remplacées par des espèces européennes, seules à même de supporter les nouveaux pâturages intensifs. De la même manière, les pratiques pastorales du range, relativement adaptées aux grandes plaines arides de l’Ouest étatsunien, cèdent avec l’introduction du barbelé la place à des modes d’exploitation plus intensifs et moins adaptés aux sols, induisant des phénomènes d’érosion qui prennent parfois des dimensions catastrophiques3. Dans de nombreux environnements arides, le pastorisme n’est concevable que sous condition d’un certain nomadisme des humains et de leurs bêtes. L’un et l’autre se sont trouvés remis en cause, principalement dans le cadre de politiques d’enclosures coloniales et postcoloniales4. Derrière la conception européenne de la propriété, il y a donc aussi un horizon écologique normatif, correspondant au climat tempéré et pluvieux de l’Europe du nord, aux pratiques agricoles qu’il rend possible, mais aussi à la sédentarité des bêtes et des humains.
La propriété individuelle exclusive se revendique par ailleurs de l’universel : il suffirait d’avoir son nom inscrit sur un registre pour être propriétaire, sans qu’importent le sexe, la couleur de peau, l’ethnie ou la nationalité. Un examen des conditions concrètes dans lesquelles s’exerce la propriété permet de réaliser qu’il n’en est rien. Nancy Peluso (chapitre 2) montre, à partir du cas de l’Indonésie coloniale et postcoloniale, que le fait d’être considéré comme appartenant à une ethnie, un groupe ou une nationalité particulière change du tout au tout les possibilités concrètes d’occupation et d’exploitation d’une parcelle, et a une incidence énorme sur la possibilité de s’y maintenir dans la durée. Mais l’importance des dimensions raciales, de genre ou de classe sur l’exercice de la propriété n’est pas l’exclusivité des contextes extra occidentaux. Ainsi le développement des banlieues pavillonnaires étatsuniennes après la Seconde Guerre mondiale a clairement favorisé une propriété blanche, masculine et individuelle5. Résultat en partie d’une attitude ségrégative des agents immobiliers, ce phénomène a aussi été organisé par les autorités publiques, en particulier via un usage très spécifique du zonage. Ce dernier, en séparant habitats collectif et individuel, excluait de fait les catégories sociales les plus pauvres des nouvelles banlieues, essentiellement pavillonnaires. En un sens, l’histoire de la propriété aux États-Unis est celle d’une exclusion, toujours renouvelée, des populations non blanches – Noirs, Latinos, Amérindiens – au profit des populations blanches. Cette ségrégation raciale et sociale de la propriété est aussi une ségrégation environnementale, comme l’ont montré les travaux sur la justice environnementale : les populations les plus défavorisées sont souvent concentrées dans des environnements dégradés, pollués ou sans infrastructures publiques, alors que le foncier le plus valorisé est à la fois plus blanc, plus riche et moins exposé6. Ce sont souvent des dynamiques d’accumulation de la valeur qui sont au cœur de ces évolutions socio-politiques. En effet, la valeur d’une propriété tient surtout à ce qui l’entoure – l’environnement, les infrastructures, l’exposition aux nuisances –, ce qui tend à renforcer les effets de ségrégation.
La propriété ne relève pas non plus toujours d’un ordre marchand pacifié. Les réappropriations coloniales ont été de véritables confiscations : les arguments de mise en valeur, de développement et de progrès, au nom desquels elles ont été conduites, ne changent rien à leur brutalité. Les mouvements nationalistes ont aussi été de grands moments de transferts forcés de propriété, surtout lorsqu’ils ont été accompagnés d’expulsions ou de massacres, fondés sur des critères identitaires, ethniques ou raciaux. Le texte de Nancy Peluso en offre un exemple saisissant, avec l’expulsion violente des populations identifiées comme chinoises, organisée par les autorités publiques et les forces armées indonésiennes, à la fin des années 1960. Leur départ massif a permis à leurs voisins « indonésiens » de s’approprier leurs terres, mais aussi à l’État de disposer de nouveaux espaces pour organiser la « transmigration », des programmes de déplacements de population à l’intérieur du territoire national. La propriété a souvent supposé, à un moment ou à un autre de son histoire, une forme de violence, qu’il s’agît de s’imposer contre des prétentions adverses ou de redéfinir le champ des propriétaires légitimes.
Enfin, la propriété se présente comme l’institution de la stabilité. Les théories politiques ont souvent vu dans le propriétaire le citoyen idéal, à la fois parce que sa propriété lui garantirait une certaine indépendance politique, et parce qu’elle l’inciterait à défendre l’ordre pour protéger son bien. Cette insistance sur la stabilité est en fait paradoxale, car la propriété est aussi fondée sur un principe dynamique qui fait du développement, de l’enrichissement et de l’accumulation, des valeurs au nom desquelles on peut réaffecter ou réagencer la propriété. Ce point est central dans les justifications des appropriations coloniales nord-américaines, souvent nourries de références théologiques : c’est parce que les Indiens ne feraient rien (ou pas grand-chose) de leurs terres qu’il serait légitime de les leur prendre pour les développer. Le même argument permet ensuite de justifier une redistribution inégalitaire des terres entre les colons, en fonction de leur degré de fortune : la propriété n’étant légitime qu’à la mesure de sa mise en valeur, ceux qui auraient un grand troupeau et des serviteurs nombreux auraient droit à plus de terres que les pauvres sans bête et sans personnel, qui ne seraient pas en mesure d’exploiter une grande surface. Mais le développement comme critère de réappropriation n’a pas seulement été un argument colonial : il est tout aussi important en Europe, où l’on assiste à partir de l’époque moderne à des transferts de propriété importants, en lien avec des projets de développement, aux dimensions environnementales lourdes. Les États européens ont, par exemple, commencé à s’intéresser aux zones humides à partir du xviie siècle. Elles deviennent alors des espaces susceptibles d’être réappropriés au bénéfice de quelques grands investisseurs, souvent des proches du pouvoir7. En échange de l’investissement initial dans l’« amélioration » de ces espaces, l’État leur en octroyait une partie de la propriété. Le mode d’exploitation extensif de ces terres partiellement inondées, ou leur état de délabrement suite à une conjoncture économique mauvaise ou à des catastrophes naturelles, permettaient de les déclarer vides ou vagues (bona vacantia) et donc réappropriables, alors même qu’elles étaient parfois occupées de longue date.
Cette logique s’impose de manière croissante avec les débuts de l’indus-trialisation, à la fin du xviiie siècle. On justifie de plus en plus les transferts de propriété vers ceux qui sont en mesure d’investir et donc d’exploiter plus intensivement, favorisant ainsi la concentration croissante du capital8. Le développement industriel et infrastructurel, qui va prendre au xixe siècle des proportions de plus en plus considérables, réclame ce type de transferts et d’ajustements de la propriété. Le juriste et historien Morton Horwitz (chapitre 3) a analysé ce processus crucial en montrant comment il n’a été possible, aux États-Unis, que grâce au soutien délibéré et explicite des juges, dont le rôle a été essentiel pour rendre le droit de la propriété plus favorable au développement industriel. Le nouvel ordre industrialiste s’est attaqué à une conception ancienne et statique de la propriété, décriée comme archaïque et inutile : un domaine dont on entendrait jouir sans entrave, sans subir de nuisance, à la manière des aristocrates anglais. L’industrialisation suppose au contraire une conception beaucoup plus dynamique de la propriété, qui permette un transfert des ressources à ceux qui souhaitent les exploiter plus intensivement et autorise les industriels à poursuivre leurs activités malgré les nuisances qu’ils font subir aux riverains9.
Marchandiser la nature
La privatisation du vivant a connu, dans les dernières décennies, une extension sans précédent. L’arrêt Diamond vs. Chakrabarty de la Cour suprême étatsunienne, qui affirme en 1980 la possibilité de breveter un organisme vivant, a été le point de départ d’une course à l’appropriation catalysée par les avancées des biotechnologies. Ce mouvement a représenté une révolution dans les modes d’exploitation et de conservation de la nature, et suscité l’émergence de nouveaux risques : incertitudes touchant aux OGM, effets du brevetage des semences sur les pratiques agricoles, risques de captation du patrimoine biologique des pays du Sud par des entreprises venues du Nord10. Mais cette focalisation sur l’histoire récente et sur la génétique mérite d’être élargie : l’appropriation de la nature relève d’un processus de grande ampleur que l’on appelle la « marchandisation » – pour traduire l’anglais commodification. La propriété est, en effet, essentielle à la mise sur un marché – on ne peut vendre que ce que l’on possède – qui en fixe ensuite la valeur. Cette transformation n’est ni naturelle, ni simple, ni uniforme. Elle ne relève pas de simples jeux d’écriture, mais de processus matériels complexes, de dispositifs techniques particuliers, qui contribuent à des formes d’appropriation très singulières, opérant dans des conditions chaque fois spécifiques.
Comment une ressource réputée inappropriable finit-elle par être privatisée ? Pour s’approprier des choses que le droit exclut a priori de la propriété, il faut créer une situation qui permette dans une certaine mesure de s’affranchir de cet interdit, de contourner le problème légal. Theodore Steinberg (chapitre 4) présente un exemple saisissant de ce processus : l’eau courante des rivières ne fut pas, pendant longtemps et à quelques rares exceptions près, susceptible d’appropriation dans la plupart des systèmes juridiques. Avec la révolution industrielle, cette question devint cruciale. Au début du xixe siècle, de grands capitalistes ont entrepris de mettre au travail les rivières du nord-est des États-Unis, dont ils ont réussi à vendre l’eau après s’être rendus acquéreurs de toutes les infrastructures existantes, de tous les sites naturels où la puissance de l’eau pouvait être exploitée à des fins de production, et même d’une partie des rives. Ce monopole leur a permis de faire de l’eau courante une ressource quantifiable, fractionnable, commercialisable. C’est en s’appropriant tout ce qui entoure l’eau, tout ce qui permet de la contrôler et tout ce qui en fait la valeur pour l’industrie, que l’on finit par construire une forme de propriété de facto sur la ressource elle-même.
Le texte de Daniel Kevles (chapitre 5) permet de prolonger cette réflexion. L’appropriation du vivant ne débute pas avec les années 1980 : de bien plus longue date, les animaux et les plantes ont été pris dans des logiques industrielles et capitalistiques relevant de l’appropriation et de la marchandisation. Certains éleveurs des xviiie et xixe siècles souhaitaient ainsi protéger les améliorations qu’ils avaient obtenues, par croisements, sur leurs animaux. Or celles-ci risquaient de leur échapper s’ils vendaient leurs bêtes (ou une saillie) à d’autres éleveurs. Se heurtant à l’impossibilité structurelle de constituer une propriété qui aille au-delà de l’animal lui-même, ces éleveurs ont contourné le problème en développant un système de protection de la valeur des améliorations animales. En enregistrant les pedigrees des animaux dans des registres (appelés stud books pour les chevaux, herd -books pour les ovins), ils pouvaient choisir d’adhérer volontairement à un ordre hiérarchique de la valeur reproductive, à l’intérieur duquel la valeur des animaux se trouvait garantie par leur place dans la race. On invente là une forme de propriété qui n’a rien d’universel et encore moins d’obligatoire, puisqu’il demeure possible de faire de l’élevage en dehors de ce cadre. Elle s’impose néanmoins avec force : le développement de la plupart des races animales, aux xixe et xxe siècles, s’est fait dans le cadre d’associations d’éleveurs organisées autour des registres d’une race donnée ; il devenait presque impossible de se tenir à l’écart de l’association tout en disposant d’animaux performants. Ce dispositif particulier, signe l’invention d’une forme de propriété qui ne s’exerce pas principalement dans le domaine du droit, mais permet une protection de facto de la valeur.
Ce qui est remarquable, ce n’est donc pas seulement que l’ordre de -l’appropriable s’étend, mais surtout que les modalités de cette appropriation sont très spécifiques : les formes de la propriété sont articulées à des dispositifs matériels, à des outils techniques et économiques, qui constituent la marchandise en fonction d’un certain type de marché, et la constitueraient autrement pour un autre. Le grain que l’on transporte en sacs jusqu’à la place du marché, par exemple, où l’on évaluera à la main la qualité de chaque sac, n’est pas le même que celui que l’on transporte par wagon de chemin de fer, ce qui suppose de mélanger différentes productions et donc de les classer au préalable dans des catégories de qualités différentes11. Cette normalisation des grains, qui seule permet le mélange et donc l’optimisation des coûts de transport, n’est possible que grâce à des outils techniques nouveaux, qui introduisent des formes de propriétés différentes et de nouvelles façons de « mettre en marché » le grain. Dans ce cas, le producteur accepte d’échanger son grain contre un reçu, qui vaut une quantité de grain de qualité équivalente, à un taux fixé par une bourse agricole. Il n’y a donc pas un seul processus possible : on peut marchandiser de différentes manières, constituant ainsi différents types de marchés. Le retour vers cette matérialité est aujourd’hui essentiel pour comprendre comment d’autres marchandisations seraient possibles, orientées vers d’autres types de marchés, favorisant par exemple davantage la biodiversité.
La transformation en marchandise suppose, en effet, une normalisation conjointement juridique et technique, qui aboutit presque mécaniquement à une simplification du vivant12. La construction d’un marché des semences s’est ainsi accompagnée, au xxe siècle, d’une standardisation progressive des variétés : pour garantir la qualité du produit dans les échanges marchands, seules des variétés homogènes et stables étaient sélectionnées. De plus, pour favoriser et protéger l’investissement dans l’amélioration agro-nomique, de nombreux États occidentaux ont créé, dès les années 1920-1930, des catalogues de variétés autorisées au commerce. Ces réglementations qui encadrent conjointement la qualité et la propriété des semences ont abouti à une standardisation impressionnante de l’agriculture industrielle, les grandes cultures s’avérant souvent consanguines à l’échelle des territoires nationaux et les variétés anciennes étant écartées, avec à la clé une réduction drastique de la biodiversité.
Savoir, valoriser et exclure
Les savoirs et les pratiques de conservation des ressources, qui émergent à la fin de l’époque moderne et s’imposent au xixe et au xxe siècles, procèdent eux aussi d’une rationalisation technique de la nature. À partir du xviiie siècle, de nouveaux savoirs forestiers et agronomiques se développent au sein des communautés d’experts qu’entretiennent les États, qui promeuvent une exploitation plus savante des ressources conjuguant intensification et conservation.
Richard Hölzl (chapitre 6) a récemment revisité l’histoire des forêts allemandes de la fin du xviiie au début du xixe siècle. Il montre le lien étroit qui se tisse dès cette époque entre savoirs savants sur la ressource, volonté des États et des acteurs économiques d’intensifier son exploitation tout en la « conservant », et critiques du caractère destructeur et peu productif des pratiques préexistantes. C’est au nom d’une science visant une productivité durable que des restrictions d’accès aux biotopes sont imposées aux communautés locales. En effet, la foresterie scientifique met en cause toute une série d’usages traditionnels, dénoncés comme nuisibles : ramassage de bois et de litière, pâturage, collecte des baies et des champignons, chasse.
Ces enclosures participent de l’essor du capitalisme. En paupérisant les communautés, elles favorisent l’exode rural et la formation d’un prolétariat urbain, tandis que l’intensification de l’exploitation va de pair avec une intégration marchande accrue. Ce processus socio-environnemental essentiel ne se réduit pas pour autant à l’avancée inexorable des logiques marchandes et de la centralisation politique. Hölzl montre comment les communautés ont pu être des acteurs – et pas seulement des victimes – de ces évolutions, en parvenant à les infléchir, au moins pour un temps, par des formes de résistance à l’enclosure de leurs communs.
La connexion entre savoirs savants, dénonciation des pratiques destructrices des autochtones et restriction de leur accès aux ressources, est commune à de nombreux contextes historiques. Dans l’Afrique du Nord sous domination française, les populations arabes sont pointées du doigt en tant que responsables d’une destruction massive des forêts et, partant, d’un changement climatique de la région13. Selon ce discours colonial, le Maghreb était le grenier à blé des Romains, et les envahisseurs arabes, avec leurs troupeaux d’ovins, leur pratique du brûlis et leur fatalisme enraciné, en auraient fait un désert. Ce discours est élaboré, dans le sillage de la conquête, par des naturalistes et des lettrés français. Il est repris, jusque loin dans le xxe siècle, par les autorités coloniales pour justifier des politiques de restauration qui combinent reboisement, confiscation de terres et cantonnement des populations arabes, ce qui interroge le rôle crucial des savoirs savants dans des processus d’appropriation des ressources et des territoires.
En effet, dans de nombreux contextes la production de savoirs théoriques sur la propriété entretient des liens étroits avec des luttes historiques concrètes, engageant des enjeux d’appropriation. Ces savoirs – même s’ils relèvent de disciplines savantes comme l’anthropologie ou l’économie et se conforment à des normes de production précises – n’en émergent pas moins de conflits entre groupes sociaux dans lesquels ils servent d’armes pour arguer d’une légitimité de certains (et pas d’autres) à posséder. L’histoire sociale et culturelle des sciences offre alors des armes indispensables pour déconstruire des discours, des théories, des doctrines qui – en matière de propriété – deviennent facilement des injonctions normatives aux mains des gouvernants. D’où la nécessité d’une réflexivité historique sur des théories à ne pas prendre au pied de la lettre mais à lire dans leurs rapports à leurs contextes de production, à leurs usages publics.
L’étude de l’une des controverses centrales de l’histoire de l’anthropologie – celle sur les territoires de chasse algonquiens – par Harvey Feit (chapitre 7) offre un exemple éclatant de ce rôle que l’étude des sciences (ici, sociales) peut jouer dans la compréhension des enjeux de propriété. Cette controverse a en effet deux dimensions indissociables. D’abord une dimension théorique, académique, qui porte sur l’existence ou non de formes de propriété privée chez les Indiens d’Amérique du Nord avant -l’arrivée des Européens, et sur les schémas généraux d’évolution des sociétés. Mais comme l’explique Feit, cette bataille de papier n’est qu’un aspect d’une lutte beaucoup plus concrète : la résistance des tribus indiennes et de leurs alliés (parfois anthropologues) contre la dépossession foncière dont elles font l’objet. L’anthropologie – comme dans d’autres contextes la philosophie ou l’agronomie – est ici traversée par la fureur des luttes qui, en contexte colonial, se jouent autour de la dépossession des populations autochtones.
Cette dépossession a bien des modalités : elle est parfois justifiée au nom de la sauvegarde ou de la « bonne gestion » de la nature. Roderick Neumann (chapitre 8) a proposé, le terme d’« enclosures de la conservation » pour désigner les effets d’appropriation et d’exclusion associés à certaines formes de protection (réelle ou supposée) des écosystèmes et des ressources. Sur son terrain africain comme aux États-Unis, la nature sauvage est fabriquée au prix d’un effacement qui est à la fois concret (on déplace des individus) et symbolique (l’histoire officielle fait disparaître le souvenir de leur présence). Aux États-Unis les grands espaces « sauvages » des parcs naturels s’avèrent avoir été construits de toute pièce en expulsant des populations amérindiennes et en magnifiant comme « vierges » des espaces pourtant marqués par leurs pratiques écologiques. En Tanzanie, les gouvernements successifs (coloniaux, puis postcoloniaux) ont imposé, au nom de la conservation, des restrictions d’accès aux espaces et aux ressources, ces politiques ayant comme effet de concentrer la faune dans les territoires « protégés » – rendant les pratiques agricoles quasi impossibles – et de favoriser la maladie du sommeil. La menace sanitaire est alors devenue un argument de plus pour orchestrer des déplacements et des concentrations de populations, justifiés par ailleurs par les politiques de conservation.
En Europe comme en Afrique, les enclosures de la conservation constituent aussi un chapitre de l’histoire de la formation des États-nations, à qui elles permettent d’asseoir et d’étendre leur domination territoriale. C’est autant un moyen d’affermir leur autorité sur les populations que -d’affirmer – par une présence coercitive concrète – une nouvelle forme de propriété. La conservation permet de s’approprier des espaces : une partie non négligeable des grands domaines forestiers, fonciers, littoraux des États européens doit son statut de propriété publique à des entreprises de protection des ressources et des environnements. Pour autant, l’objectif affiché de protection de la nature et les savoirs de la conservation ne sont pas de simples prétextes à l’appropriation. La plupart du temps, les effets de pouvoir n’excluent pas de réelles volontés de sauver, restaurer, patrimonialiser une certaine forme de nature, souvent liée à une certaine conception de l’identité nationale14. Si l’histoire nous invite à la lucidité sur la violence qu’a pu véhiculer la conservation, c’est pour nous inviter à en repenser les visées, les logiques, les moyens, pas pour nous faire préférer l’inaction et le laisser-faire.
(…)
Notes
- William Cronon, Changes in the Land: Indians, Colonists, and the Ecology of New England, New York, Hill & Wang, 1983.[↩]
- Nicholas Blomley, « Making Private Property: Enclosure, Common Right and the Work of Hedges », Rural History, no 18, vol. 1, 2007, p. 1-21.[↩]
- Donald Worster, Dust Bowl: The Southern Plains in the 1930s, New York, Oxford University Press, 1979.[↩]
- Diana K. Davis, The Arid Lands. History, Power, Knowledge, Cambridge, MIT Press, 2016.[↩]
- Louis Warren, « Owning Nature. Toward an Environmental History of Private Property », in A. C. Isenberg (dir.), The Oxford Handbook of Environmental History, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 398-424.[↩]
- Voir, par exemple, Robert D. Bullard, Dumping in Dixie: Race, Class and Environmental Quality, Boulder, Westview Press, 1990 ; Andrew Hurley, Environmental Inequalities: Class, Race and Industrial Pollution in Gary, Indiana, 1945-1980, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1995.[↩]
- Raphaël Morera, L’Assèchement des marais en France au xviie siècle, Rennes, Pur, 2011 ; Tim Soens, « Capitalisme, institutions et conflits hydrauliques autour de la mer du Nord (xiiie-xviiie siècle) », in P. Fournier et S. Lavaud (dir.), Eaux et conflits dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, Pum, 2012, p. 149-171.[↩]
- Voir, par exemple, les lois françaises sur les dessèchements de 1807 et sur les mines de 1810.[↩]
- Pour un mouvement similaire, en France, voir Thomas Le Roux, Le Laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830, Paris, Albin Michel, 2011.[↩]
- Cette histoire est bien documentée et les chercheurs français y ont d’ailleurs largement contribué. Voir, par exemple, Christophe Bonneuil, Frédéric Thomas et Olivier Petitjean, Semences. Une histoire politique, Paris, Charles Léopold Mayer, 2012 ; F. Thomas et V. Boisvert (dir.), Le Pouvoir de la biodiversité. Néolibéralisation de la nature dans les pays émergents, Paris, IRD éditions/Quae, 2015.[↩]
- William Cronon, Nature’s Metropolis: Chicago and the Great West, New York, Norton, 1991.[↩]
- Hélène Tordjman, « La construction d’une marchandise : le cas des semences », Annales. Histoire, Sciences Sociales, no 63, vol. 6, 2008, p. 1341-1368.[↩]
- Diana K. Davis, Les Mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, Seyssel, Champ Vallon, 2012.[↩]
- Guillaume Blanc, Une histoire environnementale de la nation. Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.[↩]