Save the green planet (Jang Joon-hwan, 2003) s’achève d’une bien étrange façon. Une fois la planète Terre détruite par une espèce extraterrestre, subsiste une télévision errant dans l’espace, sur laquelle est diffusé un générique – de fin. Voilà qui nous expose à un double paradoxe : (1) coupée de toute source d’énergie, une machine persiste à diffuser des images et des sons alors même que le monde n’est plus ; (2) ce que cette télévision diffuse est le récit de la vie du personnage principal en guise de générique de fin, comme si la fin du film relatant le passé d’un être désormais mort prenait la place de la fin du monde. Prenait la place ? Il faudrait s’entendre sur le sens de cette expression : la fin d’un film apocalyptique a-t-elle pour effet, si ce n’est pour fonction, d’escamoter la fin du monde, de lui prendre sa place – ou propose-t-elle la seule manière de la représenter, de lui donner une place ? D’une façon plus générale, le cinéma est-il vraiment en mesure de rendre compte de la fin du monde, ou bien est-il toujours contraint de biaiser, de ruser avec une fin qui ne peut en définitive que lui échapper – comme la mort, toujours, nous échappe ?
C’est à ces questions que voudrait répondre cet article en interrogeant le réel auquel se confronte le cinéma apocalyptique – réel de la fin, réel de la mort, réel de la destruction du monde, des humains et des formes de vie. De fait, le cinéma apocalyptique cherche toujours un moyen de contourner cette impossibilité de la représentation. Ce genre cinématographique reconnaît-il cette impossibilité, s’abstient-il de toute image de la fin ? Tout au contraire ! Il en rajoute, n’hésitant pas à figurer l’impossible, et nous exhibe le désastre sous tous ses aspects – jusqu’à nous donner en pâture, luxe suprême d’une représentation de l’impossible, à des morts-vivants, ces paradoxes ambulants que la série The Walking Dead nous présente indéfiniment, saison après saison, depuis 2010. Tout se passe comme si le cinéma apocalyptique tendait à se faire postapocalyptique, c’est-à-dire à commencer par la fin – d’un monde, d’une civilisation, d’une manière de vivre. Mais pourquoi ? Pourquoi le cinéma apocalyptique est-il tenté d’inverser la temporalité, la logique des événements, et de commencer par la fin ? Telle est l’énigme du cinéma apocalyptique que cet article aimerait contribuer à résoudre.
L’œil intouchable et la caméra hors-univers
La fin du monde est un objet éminemment difficile pour le cinéma, un objet dont la logique sous-tend l’esthétique du cinéma apocalyptique : tout se passe comme si la tentative pour visualiser et sonoriser l’apocalypse, au sens de fin du monde, révélait, au sens premier du mot (apokaluptein), un problème logico-esthétique. Si, malencontreusement, l’univers venait à disparaître, sous l’effet (n’ayons pas peur, imaginons) de quelque big crunch, ou s’avalant de l’intérieur par la ténébreuse opération d’un trou noir hypergalactique, on ne voit pas très bien (c’est le cas de le dire) quel genre de spectateur pourrait jouir de sa représentation ; sauf à rompre tout réalisme et impliquer un œil intouchable, transcendant, indubitablement divin, qui se situerait hors de l’univers. Mais, à supposer que l’aberration logique d’un tel dispositif soit écartée au profit d’un scénario plus crédible, resterait la question du mode et de l’appareil d’enregistrement requis pour un tel témoignage : où serait située la caméra ?…
On dira que cette question est la même que celle qui interroge la situation topologique d’un spectateur qui assisterait, de l’extérieur, à la fin de l’univers auquel il appartient. À ceci près que pouvoir assister à un spectacle cinématographique implique un décalage, une distance spatiale et temporelle. Voir l’image restituée (par le cinéma) ou diffusée (par la télévision) exige l’étape préalable de la capture de l’image, quand bien même – répétons-le – il s’agirait d’une fiction, d’une facilité de scénario, voire de la production d’une image virtuelle n’ayant aucun rapport avec toute idée crédible de capture ou d’enregistrement. Or, dans une telle éventualité, où serait situé l’appareil de capture ?
- Si l’on suppose la caméra du côté de l’univers qui court à sa fin, il est clair que la capture du moment de la fin ne peut être que la fin de tout moment de capture. Dans un tel cas, ce que nous avons nommé l’œil intouchable serait définitivement frustré de son apocalypse, et n’aurait nul désastre matériel à contempler : la fin de l’univers ne serait pas enregistrée, puisque, l’univers cessant, il n’y aurait aucune machine apte à saisir cet instant. Conséquence oblige, cette fin ne serait pas non plus télévisée, télé-visualisable, regardable à distance, sur un écran ;
- Si l’on suppose au contraire la caméra hors de l’univers, du côté de la fiction du spectateur indemne, le problème est réglé, car aucune caméra hors de l’univers ne pourrait raisonnablement enregistrer un événement susceptible de se dérouler dans l’univers. La caméra hors-univers serait condamnée à ne pouvoir enregistrer que l’œil intouchable, celui-ci découvrant sur l’écran qui leur servirait de membrane commune le récit filmé de son propre regard, dans un affreux court-circuit, sans rapport aucun avec quelque altérité, quelque dehors que ce soit pouvant décemment porter le nom de monde.
Dans l’un et l’autre cas, une conclusion s’impose : capture impossible. L’hypothèse de la fin du monde met un point final à la capacité d’enregistrement du cinéma. Nulle « camera-reality » (Siegfried Kracauer) n’est ici envisageable[1]. Aucun œil, et donc aucune bouche ne pourrait revendiquer cette impossibilité logico-esthétique comme un trauma, un accroc déchirant le cœur d’un récit, puisque ce récit se finirait, brutalement, sans espoir de résilience, à l’instant du trauma.
La fin du monde en face : abstinence de l’imaginaire ou imaginaire aberrant
Ce réel apocalyptique résiste à sa capture cinématographique à la manière dont la mort anéantit nos efforts pour la maîtriser. Suivant la leçon d’Épicure, on dira que la mort n’est rien pour nous, parce que quand nous sommes là, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus là. Aucun face-à-face possible avec la mort, et a fortiori avec la fin de l’univers. Mais l’on pourrait aussi avancer, avec Kant, qu’un sujet ne peut se représenter comme mort. Non pas uniquement parce que seul un vivant est capable de représentation, en tant qu’activité cérébrale ; mais surtout – pour Kant – parce que se représenter mort est une contradiction logique, et pas seulement empirique. Logiquement, se représenter mort suppose le sujet de la représentation en même temps que cela implique la négation de ce sujet. On peut donc représenter la mort d’un autre, mais pas la sienne propre. Mais cet impossible peut être traité de deux manières :
- Ou bien on en conclut à la nécessité de l’abstinence de l’imaginaire, et l’on interdit cinématographiquement l’impossible. On dira : ce qui ne se représente pas ne doit pas se représenter. On ne peut pas voir la fin du monde en face. Point final ;
- Ou bien on tentera malgré tout de représenter la fin du monde comme si la-fin-du-monde était en face de nous, comme une sorte d’objet contemplé par l’œil intouchable. C’est bien cet imaginaire aberrant que met en œuvre le cinéma apocalyptique, un imaginaire construit sur l’impossibilité logique de la caméra hors-univers et de l’œil intouchable, l’impossibilité logique d’un soi se représentant mort. L’imaginaire aberrant des films apocalyptiques est ce qui contrevient à l’abstinence de la production d’images qui devrait s’imposer.
L’effet d’annonce…
Insister, comme nous l’avons fait lors des deux premières sections, sur l’impossibilité logique à laquelle se confronte le cinéma apocalyptique revient à dire que ce cinéma est logiquement incapable de tenir ses promesses. En ce sens, le film apocalyptique repose toujours sur, littéralement, un pur effet d’annonce. Ainsi, La Fin du monde (1931), le long-métrage qui entraîna Abel Gance dans un gouffre financier, échoue à énoncer ce que devrait être le titre complet de la plupart des films-catastrophes : la fin du monde… n’aura pas lieu. Même pas en film. Car la comète qui aurait dû détruire totalement la Terre ne fera heureusement que l’endommager ; tout est bien qui finit bien. De même, la simple lecture du titre du film de Roland Emmerich, Le Jour d’après (2004), nous donne une indication majeure : s’il y a un jour d’après, c’est que la fin du monde n’aura pas eu lieu. Ou qu’elle aura eu lieu comme transition, chaotique certes, dramatique, mais tout de même comme transition, c’est-à-dire une étape vers un autre monde (en l’occurrence dans ce film : un tout autre système climatique). Au mieux, l’expression « le jour d’après » fait signe vers ce qui aurait pu être la fin du monde. Mais, après, c’est encore la vie ; Mad Max survit, aux prises avec des hordes redevenues sauvages, à la recherche de matières premières devenues rares.
L’effet d’annonce consiste dès lors à faire passer la fin au début : puisqu’il est logiquement impossible de montrer la fin à la fin, montrons-là… au commencement. Ce ne sera dès lors pas la fin du monde (la disparition de l’univers), mais celle d’un monde. Le monde que nous connaissons, la vie ordinaire, un certain genre de société, etc. Le film apocalyptique doit dès lors être désigné comme film (post)apocalyptique. Pensons ici, nous l’évoquions, à la série des Mad Max ; mais tout aussi bien à Soleil vert (1973), qui nous présente un monde où la nature terrestre a été dévastée par la surpopulation, la pollution et la standardisation industrielle ; ou à La Route, le film de John Hillcoat (2009) tiré du roman de Cormac McCarthy (2006), qui commence par ce qui semble être une explosion nucléaire donnant lieu à un monde où l’anthropophagie est le plus sûr moyen de se nourrir. Ainsi considéré, le film (post)apocalyptique est la manière dont le cinéma apocalyptique ruse avec l’impossibilité de représenter la fin.
Une fin qui n’en finit pas : comme si l’effet d’annonce, forcément – logiquement – déceptif, annonçait sans cesse une fin définitive, le point final de la fin, mais de telle sorte que cet achèvement puisse demeurer toujours et encore différé. N’est-ce pas précisément ce que mettent en scène les films de zombies ? Tourné par George A. Romero, le grand spécialiste du genre, Zombie (1978) répond aux critères que nous avons identifiés dans cette section. La fin est annoncée dès le début, par des débats télévisés ; le reste est de l’ordre de la survie, pour les humains qui n’ont pas encore été contaminés par ce qui semble être un virus. Tout est fini, la civilisation est détruite, ne subsistent que quelques lieux que les survivants tentent d’habiter temporairement – dans Zombie, c’est un supermarché, mais dans Le Jour des morts-vivants (Romero, 1985) ce sera une base militaire, et dans Le Territoire des morts (Romero, 2005) une ville fortifiée[2]. D’une certaine manière, les zombies incarnent – d’une chair infectée et désaffectée – l’effet d’annonce, ils incarnent une mort qui tout à la fois est là – la mort a déjà eu lieu – et une mort qui ne vient pas – il faut tuer les zombies, encore et encore, en séparant la tête du corps ou en détruisant la tête. Le zombie est l’effet d’un imaginaire aberrant, puisqu’il fait vivre la mort. Il est la mort en face, rencontrée sous la forme d’un corps qui nous en veut – d’être encore vivant.
… et la vérité mélancolique
Que l’effet d’annonce soit associé à une fin qui a déjà eu lieu fait signe vers ce qui pourrait apparaître comme la structure mélancolique des films (post)apocalyptiques. On pensera bien entendu immédiatement à Melancholia (Lars von Trier, 2011), qui, dès le prologue, nous montre l’impact catastrophique de la planète Melancholia sur la Terre. En ce sens, l’apocalypse finale, suivie de l’écran noir, n’est que la révélation de ce qui a déjà eu lieu dans le passé – le passé du film et celui de Justine, personnage éminemment mélancolique. Cette mélancolie imprègne La Route, qui se réfère sans cesse à un passé perdu (le monde d’avant, et la femme du personnage principal qui s’est suicidée) et aux moyens par lesquels un père et son jeune fils peuvent maintenir symboliquement un reste d’humanité – une mélancolie que la musique de Nick Cave et Warren Ellis souligne non sans beauté. Une mélancolie qui éclate dans une scène époustouflante de Soleil vert. Ayant découvert que la nourriture est désormais fabriquée à partir de cadavres humains euthanasiés, Sol Roth (joué par Edward G. Robinson) décide de se faire euthanasier afin de profiter de ce qui est offert à cette occasion : allongé dans une sorte de salle de cinéma géodésique, on est autorisé à voir – sur fond de musique sélectionné par le candidat à l’euthanasie – les images d’une nature terrestre qui a désormais disparu : animaux, rivières, ciel bleu, forêts…
Mais il nous faut dès lors retourner l’analyse que nous avons menée dans la section précédente. Car, d’une certaine manière, nous reprochions aux films apocalyptiques, incapables d’enregistrer la fin (du monde, de l’humanité), de se payer de mo(r)ts, et d’images (celles que nous avons nommées les images aberrantes). Le cinéma apocalyptique mentirait sous la forme d’un cinéma (post)apocalyptique. Or la structure mélancolique serait peut-être le signe d’une vérité que le cinéma apocalyptique aurait pour charge d’enregistrer. Loin d’être une anticipation, l’effet d’annonce serait (si l’on peut dire) la queue de comète de la catastrophe, sa conséquence. Non pas la marque d’un futur en attente, mais la prolongation d’un passé. Les films apocalyptiques semblent faire signe vers le futur ; ils seraient en fait la trace passée d’un objet perdu. Deux exemples :
- Somme toute, les films qui traitent de catastrophes écologiques – ceux que nous avons par ailleurs nommés les films éco-apocalyptiques[3]– ont enregistré le fait que l’endommagement écologique du monde a déjà eu lieu. Dans les années 1970, Soleil vert était l’enregistrement et l’expression d’une conscience planétaire capable de percevoir la gravité des problèmes environnementaux. En ce cas, il y a bien réellement un objet perdu, ou plus précisément en voie de disparition (par l’atteinte à la biodiversité, la pollution des grandes villes, etc.). N’est-ce pas aussi ce qui informe les films de Hayao Miyazaki, comme Nausicaä de la vallée du vent (1984), dont l’histoire se situe après la fin de notre civilisation « thermo-industrielle[4] », ou Princesse Mononoké (1997) et sa forêt au dieu-cerf mortel ?
- L’objet perdu peut être le sujet lui-même. C’est ce qui appert de l’analyse de La Fin du monde, le film d’Abel Gance déjà mentionné. Dès la première scène, Jean Novalic joue le rôle de Jésus crucifié dans une représentation théâtrale qui a lieu dans une église. Celui qui veut sauver le monde finira par sombrer dans la folie et la solitude, répétant les mots de Jésus : « Eli, Eli, lema sabachthani.» La fin du monde, c’est d’abord pour Jean Novalic la mort psychique qui lui arrive, c’est celle-ci qu’il sent venir, prenant soin d’enregistrer sa voix sur des disques : quand on écoutera ces paroles, il sera mort à l’existence ou – dit-il – « tout au moins à la raison ». Et c’est dans un second temps seulement, une fois la folie de Jean Novalic advenue, que le film se porte dans l’attente de la fin du monde. Pensons ici aux analyses de Freud consacrées à Schreber : l’angoisse de fin du monde est le signe que le sujet paranoïaque a retiré sa libido de celui-ci[5]. Autrement dit, la fin du monde a déjà eu lieu. Le monde est vide parce que le sujet, psychiquement, ne l’habite plus et se retrouve seul au monde – dans un monde déserté. Pour ce film comme pour le cinéma apocalyptique, l’effet d’annonce est une cause perdue. Les supposées anticipations d’une fin du monde irreprésentable s’avèrent la remémoration difficile ou la célébration désespérée d’une réalité déjà perdue.
L’écran-image : chocs et protection du spectateur touché
Reculons, sortons du film : nous voici dans la salle de cinéma, du côté des spectateurs. Ils n’ont pas les yeux intouchables, et ils croient dans les vertus d’une caméra qui n’est pas hors-univers, mais potentiellement réaliste[6]. Les voici face au Jour d’après et à ses typhons dévastant New York, ou assistant, grâce à Roland Emmerich, à la désagrégation de la croûte terrestre (2012, 2009). Autant de « chocs », pour reprendre un terme analysé par Benjamin[7]. Mais des chocs éprouvés sous la modalité d’une certaine distance, cette « distance » convenable entre l’« objet terrible » et le spectateur qui permet, écrivait Burke il y a deux cent cinquante ans, d’éprouver avec « délice » ce qui est pourtant terrible[8]. La singularité du dispositif cinématographique est que la distance entre le spectateur et l’événement terrible a lieu comme image et comme écran, c’est-à-dire comme écran-image.
Pour comprendre ce point, il peut être utile de reprendre, en les détournant quelque peu, les analyses freudiennes consacrées à la théorie du « pare-excitation » (Reizschutz, « protective shield » nous dit l’intelligente traduction anglaise de ce terme). Selon le Freud d’Au-delà du principe de plaisir, le pare-excitation serait cette protection mise en place par « l’appareil psychique » contre de trop fortes excitations qui pourraient provenir de l’extérieur. Dans la mesure où un tel bouclier n’est d’aucun secours contre de trop fortes excitations intérieures, ne reste plus, pour s’en défendre, que le mécanisme de la « projection » : nous projetons hors de nous ce que nous ne voulons pas reconnaître, ce que nous ne supportons pas en nous[9]. À ce titre, on pourrait considérer l’écran-image comme le substitut extérieur d’un pare-excitation incapable de nous protéger de nos angoisses et pulsions intérieures. Dans le dispositif de la salle obscure, des images-sons projetées derrière le spectateur lui reviennent du bouclier-image face à lui. Désormais, ce qui aurait pu être terreur ou jouissance intérieure apparaît comme excitations extérieures.
Que pouvons-nous en tirer, en termes d’enseignement vis-à-vis du cinéma apocalyptique ? Certes, le spectateur est touché par les « chocs » des films où s’amoncellent les signes – les marques et les prétendues anticipations – de la fin du monde ; il s’émeut, il a peur, il se rassure. Il pleure l’objet anéanti, la cause perdue. Mais l’effet d’annonce de l’apocalypse a lieu en images, et le spectateur peut se dire que, comme c’est déjà arrivé sous la forme d’un film, cela n’arrivera pas dans la réalité. Le voici protégé, grâce à l’écran-image. Tel est le paradoxe : il est intouchable parce qu’il a été touché. C’est-à-dire intouchable (dans la réalité, la vie, le monde) parce qu’il a été choqué (dans la salle de cinéma).
Voir venir (pour commencer)
Faut-il dès lors considérer le film apocalyptique comme un implacable piège psychique ? Une machine à chocs (imagés) dont le but est de protéger le psychisme de tout choc (existentiel), un convertisseur de possibles et véritables traumas réels en expériences esthétiques ? Pour répondre négativement à ces questions et réfuter cette structure générale, il faudrait trouver des exceptions. Autrement dit, au moins un film apocalyptique qui ne soit pas postapocalyptique, c’est-à-dire fixé sur un effet d’annonce ou sur une structure mélancolique ; et qui ne fonctionne pas seulement à titre de pare-excitation, de simple écran-image.
Pensons ici à Take Shelter (Jeff Nichols, 2011)[10]. Dès le début du film, Curtis LaForche (le personnage principal, joué par Michael Shannon) voit tomber du ciel une pluie qui a la couleur de l’essence, autrement dit la couleur de l’industrie humaine. Comme une allégorie de l’anthropocène, époque où l’être humain, devenu force géomorphologique, est capable de changer le climat et d’imprimer sa marque sur toute la surface de la terre. Une allégorie – ou une hallucination ? Car Curtis voit un danger – l’annonce d’une catastrophe climatique majeure – que personne d’autre que lui ne voit. « Is anyone seeing this ? » se demande-t-il avec angoisse. Pourtant, Curtis est un prophète lucide qui se sait être en proie à des hallucinations ; mais peut-être hallucine-t-il parce que personne d’autre que lui n’est prêt à reconnaître le danger. Dans le doute, il décide d’agir (contrairement à l’effet qu’on attribue d’ordinaire au doute : suspendre l’action). Il se dit : mieux vaut agir comme si c’était vrai, et décide de construire un abri, un bouclier terrestre (shelter, refuge, aurait la même racine étymologique que shield, bouclier). Cet abri permet à Curtis, à sa femme Samantha et à leur fille de se protéger toute une nuit. Au matin, Samantha lui demande d’ouvrir la porte ; mais Curtis refuse, il croit que la tempête de fin du monde est toujours en cours, et demande à Samantha de le faire à sa place. Ce qu’elle refuse : c’est à lui d’ouvrir la porte, car, s’il ne le fait pas, dit-elle, alors il restera seul et enfermé dans sa vision. Telle est l’une des grandes leçons du film : le problème n’est pas seulement d’annoncer le pire, ni de trouver abri, mais de savoir en sortir. Un refuge ne doit pas empêcher qu’un autre avenir soit possible, que le pire ne soit pas le mot de la fin : la paranoïa doit être utilisée contre elle-même ; Curtis LaForche n’est pas Jean Novalic. Take Shelter est un antidote esthétique efficace contre les défenses immunologiques que nous mettons en place pour nous protéger, que ce soit de notre imaginaire ou des accidents réels de notre mode de civilisation.
Projetons-nous, pour finir, vers la fin du film. Curtis, Samantha et leur fille tentent de se mettre à distance de l’abri, au bord de la mer. Curtis et sa fille jouent sur la plage. Soudain, elle voit derrière lui, venant du large, quelque chose qui nous demeure momentanément hors de vue. Puis il voit à son tour, se retourne vers sa femme, qui acquiesce sans un mot, elle confirme. Et nous voyons, dans le reflet de la glace, les sombres nuages annonciateurs. Que se passe-t-il à ce moment ? Sont-ils tous devenus fous ? Est-ce au contraire que ce que Curtis avait annoncé finit par arriver ? Ce ne sont peut-être pas les questions les plus importantes. Le fait est que désormais ils sont loin de leur refuge, qu’il n’y a plus, qu’il n’y a pas de refuge. À moins qu’il en soit un autre, celui de cette communauté liée par l’amour ? Oui, désormais, ils portent le refuge en eux, et non pas entre eux et le monde, comme un écran protecteur. Désormais, ils peuvent voir venir, et agir en conséquence. Ce n’est pas la fin du monde qui s’annonce, mais le début. Au moment où tout pourrait finir, voilà qu’il nous faut commencer. Et le commencement, au cœur du monde, ne sera pas télévisé.
« Action ! »
Texte initialement publié en 2015 pour la revue Ecrire l’histoire.
[1] Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, trad. de l’anglais par Daniel Blanchard et Claude Orsoni, Flammarion, 2010. Il faut bien entendu ici mentionner la manière dont Bazin oppose ceux qui croient à l’image (Gance, Eisenstein) et ceux qui croient à la réalité (Stroheim, Murnau). Cf. André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Éd. du Cerf, 1975, p. 64.
[2] La série The Walking Dead pousse à son paroxysme cette situation de précarité des refuges, qu’il faut abandonner un par un.
[3] Cf. mon article « Le cinéma éco-apocalyptique. Anthropocène, cosmophagie, anthropophagie », Communications, no 96, 2015.
[4] Pour reprendre une expression de Jacques Grinevald, selon qui la civilisation thermo-industrielle est « fondée sur les moteurs thermodynamiques utilisant l’énergie des combustibles fossiles » (Jacques Grinevald, « L’effet de serre et la civilisation thermo-industrielle 1896-1996 », Revue européenne des sciences sociales, vol. 35, no 108, 1997, p. 141-146, ici p. 141).
[5] Sigmund Freud, Le Président Schreber, trad. de l’allemand par Pierre Cotet et René Lainé, PUF (Quadrige), 2004.
[6] Même les caméras dites virtuelles, qui simulent les mouvements de caméra, laissent croire en leur réalisme, aussi factice soit-il.
[7] Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » et « Sur quelques thèmes baudelairiens », dans Œuvres, trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Gallimard (Folio. Essais), 2000, vol. 3.
[8] Cf. Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad. par Baldine Saint Girons, J. Vrin, 1998, p. 84. Pour accéder au « délice », il est essentiel de ne pas être « actuellement exposés » (p. 96).
[9] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, trad. de l’allemand par Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Payot et Rivages (Petite Bibliothèque Payot), 2010.
[10] Pour une analyse plus détaillée, je renvoie à mon texte « Quels refuges ? Écologie et paranoïa », Mediapart, 10 févr. 2012, <http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/100212/quels-refuges-ecologie-et-paranoia>, cons. 7 mars 2015.