A propos du livre de Barbara Glowczewski, Réveiller les esprits de la Terre, Dehors, 2021.
“Aujourd’hui il n’y a quasiment plus de chamanes, mais les esprits sont encore là, sans personne pour les écouter” : voilà ce que nous dit l’activiste Christophe Pierre (de son nom Kali’na : Yanuwana Tapoka), dans le livre de Barbara Glowczewski Réveiller les esprits de la Terre1. En quoi cependant écouter des esprits pourrait nous aider à régler nos problèmes écologiques, sociaux et politiques ? C’est à cette question que le livre de Glowczewski apporte des réponses, en proposant une analyse à la fois spirituelle, existentielle, et politique de la Terre.
« Glissements de terrains »
Par deux fois au moins, Barbara Glowczewski nous dit que son livre avait d’abord pour titre de travail : « glissements de terrains » (24, 276). Je crois qu’on peut entendre ce titre en trois sens, et les expliciter nous permettra de rendre visible l’architecture du livre :
A) Lors des phénomènes connus sous le nom de glissements de terrains, des masses de terre se déplacent le long d’une pente. Si ces transformations sont souvent lentes, elles peuvent aussi être brusques, catastrophiques, et l’on pensera aux effondrements, aux coulées de boue liées aux événements atmosphériques extrêmes qui valent pour métonymie d’un monde soumis à l’instabilité produite par le géocapitalisme, dont les changements climatiques sont un effet. Le glissement de terrain devient alors la métaphore angoissée d’un monde où, sous nos pieds, le sol se dérobe ;
B) On peut aussi entendre terrain au sens de terrain d’enquête anthropologique, qui a été pour Barbara Glowczewski pendant plusieurs décennies (depuis 1979) celui des Aborigènes d’Australie (chap. 1 et 2 du livre), mais est devenu aussi l’Amazonie guyanaise (chap. 3), à quoi il faudrait ajouter les analyses consacrées au Brésil, à l’Amérique du Nord et à la Polynésie lorsqu’il s’agit dans Réveiller les esprits de la Terre d’interroger le sens de l’autochtonie et les alliances « pluriverselles » entre autochtones et non-autochtones (chap. 4) ;
C) Soyons pourtant plus précis. Dans le livre de Barbara Glowczewski, les glissements de terrains anthropologiques ne donnent aucune licence à glisser facilement d’un lieu à un autre, du désert d’Australie à la forêt de l’« Hexagone » français en passant par l’océan des contrées ultra-marines : lorsque les terrains passent les uns sur les autres, ils se superposent, et il faut savoir « déchiffrer des couches superposées sous tous les terrains » (24). Les terrains glissant les uns sous les autres donnent lieu à une image superposée de la Terre, où des expériences politiques relatives à des territoires singuliers peuvent apprendre à faire cause commune : contre le colonialisme d’installation (en Australie), contre l’extractivisme écologiquement dévastateur (le projet d’exploitation minière « Montagne d’or » en Guyane, que Barbara Glowczewski a suivi de près), et contre des projets industriels, comme celui de l’aéroport que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a réussi à faire échouer (chap. 5). Ce qui se glisse alors à la faveur des expériences territoriales étudiées par Barbara Glowczewski sont des manières de vivre, de faire sentir et penser, mais aussi de pouvoir à nouveau rêver la Terre afin de soigner le terrain accidenté de nos existences.
Éveils et rêves
Car le rêve est au cœur de plusieurs livres de Barbara Glowczewski : Du rêve à la loi chez les Aborigènes : Mythes, rites et organisation sociale en Australie en (1991), Rêves en colère : avec les Aborigènes australiens (2004) ; mais dans ce dernier livre, il s’agit de « réveiller les esprits », et l’on se demandera comment s’articulent ces deux phénomènes, le rêve et le réveil, dans l’anthropologie qui nous est proposée. Prêtons attention au passage suivant :
« Les esprits de la terre, de l’eau, de l’air sont en colère quand les humains ne respectent pas certaines lois d’équilibre qui sont à la fois sociales, environnementales et cosmologiques. Ce diagnostic transversal à de nombreuses sagesses ancestrales en appelle à se mettre à l’écoute de la mémoire de la terre. Autrement dit, réveiller les esprits de la terre en soi et dans les milieux que nous habitons » (29).
Qui dit réveiller dit que quelque chose est en sommeil, comme on dit en attente : présents, mais inactifs, et inaccessibles, il y a des esprits aux paupières closes dans les profondeurs de la Terre, il y a des événements enfouis qui n’ont pas encore trouvé le géologue spirituel qui saura les décrypter. C’est à croire en effet que les esprits rêvent, et que le rêve est une sorte de formation géologique, un espace-temps en partage pour les humains et les « hyperhommes et hyperfemmes aux formes hybrides, animales, végétales » (82) qui évoluent dans l’univers des mythes que nous relate Barbara Glowczewski. Mais nous, nous ne rêvons plus, le capitalisme digital ne nous laisse plus le temps de rêver, il accapare nos rêves, y introduisant des envies de marchandise2. Et si nous ne savons plus écouter les esprits, c’est peut-être que nous ne savons plus rêver. Réveiller les esprits de la Terre doit dès lors s’accompagner de son complément dialectique : rêver la Terre des esprits.
Mais le rêve, Barbara Glowczewski l’entend à la manière que lui ont enseigné les Warlpiri, sous le mot de Jukurrpa : le « Rêve » en tant que mode de lien spirituel avec les non-humains. Chaque être humain, nous disent les Aborigènes d’Australie, incarne un ou plusieurs Rêves. Au cours d’un Rêve, mais aussi lors d’un chant, d’une danse, une peinture, et un rituel, un parcours se dessine, qui suit des lignes préexistantes, celles qui ont été tracées au préalable au cours de leurs voyages par des êtres ancestraux, des êtres hybrides, ces hyper-humains qui ne sont pas directement accessibles à nos sens. Rêver est donc parcourir une « topologie géotemporelle » (38), qui est historique au sens où, pour l’espace-temps du Rêve, le mythe est un événement qui a eu lieu et qui s’inscrit dans une mémoire de la Terre, lui sculpte un inconscient en quelque sorte, même si ce n’est pas un inconscient de type Freudien. Par le Rêve, on peut apprendre à voir le territoire autrement. Car un territoire est organisé par des sites qui sont les traces d’événements enfouis, les surfaces apparentes renvoient aux profondeurs, et Rêves, danses, peinture, rituels, relient les surfaces par la réactivation des profondeurs qui peuvent être aussi bien internes qu’externes, géologiques que cosmologiques, « infra-terrestres » qu’« extra-terrestres » (61). Ainsi le trou noir qui patiente au cœur de la Voie Lactée est pour les Warlpiri la marque de l’ancêtre géant de l’Émeu – non pas le symbole de l’Émeu, précise Barbara Glowczewski, mais bien la trace d’un événement de transformation réelle par lequel un parcours mythique peut se retracer, se suivre en rêve, s’actualiser en peinture, etc. (48-49)3.
De la terranalyse…
Claude Lévi-Strauss nous avait appris qu’un « humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même », mais par le monde, puis la vie, puis l’humain4. Avec Barbara Glowczewski, l’anthropologie continue ce mouvement de déplacement et de recomposition d’anthropos, l’humain devenant un tissu de trajectoires ayant la Terre pour domaine existentiel : par le Rêve, avons-nous vu, on réveille les esprits de la Terre, et celle-ci devient tout autre, non pas une surface territoriale à l’épaisseur réduite, mais une communication incessante entre l’infra-terrestre et le supra-terrestre, les esprits assoupis dans la Terre et les morts enregistrés dans l’outre-espace.
Plutôt qu’anthropologue, je dirais par conséquent Barbara Glowczewski (inventons les mots nouveaux pour une discipline mutante) géopsychologue, gaianalyste, terranalyste ou terralogue. On pourrait définir la terranalyse de Barbara Glowczewski comme ce qui nous invite à concevoir la Terre à partir de son inconscient, entendu comme mémoire d’événements à la fois internes (infra-terrestres) et externes (supra-terrestres). En effet, la Terre n’est pas qu’une surface ou un sol, ou un contenant ou un globe, toutes ces images sont faussées car elles sont unifiées, unidimensionnelles, elles font de la Terre une unité alors que la Terre est divisée entre ce qui apparaît et ce qui n’apparaît pas, ce qu’on entend et ce qu’on n’entend plus. L’inconscient de la Terre, comme nous allons le voir en détails dans la section suivante, ce sont toutes ses virtualités, autrement dit tout ce qui en elle n’est pas actualisé, c’est-à-dire immédiatement disponible à nos sens. L’inconscient de la Terre est ce que nous ne reconnaissons pas comme son Histoire non-humaine.
Car la Terre est profonde, et il faut apprendre à « se confronter avec ce qui survit dans les profondeurs, mémoire vivante qui peut prendre diverses formes, pas toujours bienveillantes » (36). La géologie de la Terre est donc aussi bien naturelle que sociale, matérielle que spirituelle, sédimentant l’histoire de son exploitation, les cicatrices de l’extractivisme mêlant les pierres au sang de celles et ceux qui ont péri sous le coup du géocapitalisme et son racisme originaire. Telle est la profondeur géospirituelle et géopolitique de la Terre, où cohabitent les esprits plus-qu’humains (que nous ne savons plus entendre) et les traces de celles et ceux qui ont été traitées comme moins-qu’humain(e)s (les sujets racialisé(e)s dont on ne veut pas entendre parler). Dans Réveiller les esprits de la Terre, le lecteur découvrira plusieurs moments de terranalyse, où les pierres et les rochers semblent capables d’exfiltrer leurs pensées, tristes ou joyeuses, vers ceux et celles qui s’autorisent à en faire l’expérience (18, 20, 34).
…à la cosmosynthèse (ontologie et anthropologie)
Mais analyser ne suffit pas, et la terranalyse de Barbara Glowczewski se poursuit par ce qu’on pourrait appeler une cosmosynthèse, autrement dit l’invitation à un nécessaire changement dans le régime existentiel de la Terre et de ses habitant(e)s humain(e)s et autre-qu’humain(e)s. Souvenons-nous en effet de ce que nous avons vu plus haut : les esprits de la terre « sont en colère quand les humains ne respectent pas certaines lois d’équilibre qui sont à la fois sociales, environnementales et cosmologiques » – mais de quel équilibre est-il question ? Et que s’agit-il de restaurer ? Un état naturel ? Voyons cela de plus près.
La Terre, nous rappellent les Aborigènes d’Australie, est impensable sans ce qui est dessous, kanunju, et ce qui est dessus, kankarlu ; mais Barbara Glowczewski, reprenant à son compte la philosophie de Deleuze et Guattari, propose de traduire autrement les concepts aborigènes kanunju et kankarlu, le premier par « virtuel » et le second par « actuel ». Or le virtuel et l’actuel ne sont pas des catégories ontologiques fixes, elles échangent sans cesse leur place, ce qui est virtuel passant à l’actuel – ce qui n’était qu’ébauche imperceptible devenant forme de vie offerte aux sens – et l’actuel redevenant virtuel – ce qui est vivant redevenant âme assoupie, prête un jour à reprendre part à une vie humaine (ou non-humaine). Ainsi ce qui est au-dessus peut un jour être à nouveau en-dessous5) – la Terre serait-elle dès lors une sorte d’échangeur ontologique entre l’actuel et le virtuel ?
Si s’échangent sans cesse le virtuel et l’actuel, cela signifie quelque chose de très important pour la compréhension anthropologique du monde : il n’y a pas de place – existentielle, culturelle, de genre, etc. – fixe. Selon la place qu’elle occupe, sa situation à un moment donné du temps, une être humaine se sentira liée, prise corps et âme dans sa communauté, ou déliée, irrémédiablement singulière, errante même ; ce qui sera vu, par l’œil de l’anthropologue pressé, comme culture seulement fondée sur la continuité animiste sera parfois vécu, à l’intérieur de la communauté, comme discontinuité existentielle (100). Impossible dès lors de réduire l’ontologie Warlpiri à un seul type de rapport : elle peut se faire animiste ou – comme nous allons le voir – totémique ; elle peut insister sur la totalité du vivant, ou alors sur une coappartenance locale de tels humains avec tel ancêtre animal, telle entité culturelle privilégiée.
On pourrait en tirer l’enseignement suivant : ne jamais assigner une identité (animiste, totémique, naturaliste, etc.) à telle ou telle région de monde, mais plutôt voir comment chaque formation culturelle recèle toujours différentes virtualités qui s’actualiseront, plus ou moins, selon les circonstances, les désirs, et les nécessités politiques du moment. Au lieu de décider une fois pour toutes de ce que la nature est, ou n’est pas, on en appellera à la nature d’un étant, d’un lieu, si cette nature est requise. Un fleuve est-il vivant ou non-vivant ? Il est certes bon qu’il soit déclaré vivant pour le protéger, pour s’opposer à ceux qui le voient comme matière inerte exploitable (108-109). Et en situation d’écocide généralisé, chaque existence peut prendre droit au vivant, afin de se coaliser, avec d’autres, contre les puissances qui asservissent et détruisent.
Telle est la cosmosynthèse perpétuelle : mouvement permanent des actualisations et des virtualisations, spirale où rien ne revient jamais au même mais toujours diffère et se récrée. Mais, précisément, c’est quand ce mouvement cesse que ça va mal dans le monde et nous pouvons désormais répondre à notre question : l’équilibre de la Terre, c’est que la spirale des actualisations et des virtualisations ne cesse pas, c’est donc un méta-équilibre, un équilibre instable, mouvant, entretenant ontologiquement sa précaire stabilité. Pour cette raison, « prendre soin de la terre, c’est mettre en œuvre la capacité de revirtualiser la vie » nous dit Barbara Glowczewski (45) ; dans les mots de Lance Sullivan, le cleverman Yalarrnga, revirtualiser la vie veut dire « rendre aux esprits », « repayer avec une part de nous-mêmes » (60). On voit bien ici qu’un certain type de vitalisme serait insuffisant : il ne suffit pas de dire « tout est vivant » si cet énoncé annule les différences existentielles que génère la spirale
virtuel1 ⇒ actuel1 ⇒ virtuel2 ⇒ actuel2, etc.
Il faut aussi, pour que la vie revienne, que la vie parte, se revirtualise ; il est nécessaire que ce qui était à la surface, actuel, s’enfouisse à nouveau dans les profondeurs ou s’inscrive dans le lointain extra-terrestre ; en ce sens, il est nécessaire de mourir, si mourir est la chance du renaître.
Il y a donc une écologie du virtuel : nous épuisons le virtuel quand nous réduisons tout à de l’actuel, du présent-vivant, de l’ici pur, du fait, du donné. Nos technologies ne font que produire, que rendre présent ; elles ne savent pas revirtualiser, pas même recycler ; or c’est ainsi que nous conduisons le monde à sa perte. Dans les cosmosynthèses à promouvoir, qu’elles concernent les technologies de communication, les techniques d’écriture, ou les sources d’énergie, il faudra apprendre à viser, dans ce qu’on fait, non pas l’émergence immédiate mais (plus loin qu’elle, au-delà et en-deçà du présent) la ré-émergence et le disparaître qui, la précédant, invite à revenir sous de nouvelles formes.
« Le totémisme contre l’état »
Alors que la pensée écologiste et anthropologique contemporaine semble plutôt intéressée par les vertus de l’animisme, Barbara Glowczewski propose de changer le sens du totémisme. On pourrait certes, nous dit-elle, traduire jukurrpa par totem ; mais s’y précipiter serait risquer de reconduire une erreur, celle des interprétations restrictives du sociologue Émile Durkheim qui, ontologiquement dualiste, insistait dans ses analyses sur la complémentarité de « moitiés » totémiques fixes (là où Barbara Glowczewski nous propose une ontologie spirale de l’actuel et du virtuel). C’est pour cela qu’elle propose de penser le jukurrpa à partir de l’espace-temps du Rêve et des « images-force » (kuruwarri en Warlpiri) qui s’y présentent (35-36) – image-force de la Graine, de la Pluie, du Vent, de l’Émeu géant, d’Arbres ou de Boucliers, tout élément de la nature ou de culture pouvant donner lieu à ce qui sera nommé totem, à la parenté totémique où l’on peut se dire sœur ou frère de la Pluie, ou des Ignames.
Mais, inflexion majeure, au lieu de fixer le totémisme sur la question de la parenté, Barbara Glowczewski montre comment celui-ci peut être investi politiquement. Ce qui sera en jeu dans ledit totémisme ne sera pas la célébration de la parenté avec un dieu-Pluie ou un dieu-Graine, mais l’alliance contre un danger : dans l’image-force, on fera se concentrer le rêve de libération. D’où la formule « le totémisme contre l’État » (95), qui est un clin d’œil au célèbre livre La société contre l’État de l’anthropologue Pierre Clastres ; mais très clairement aussi une manière d’indiquer que l’option totémique peut parfois être plus efficace politiquement que l’option animiste. Dire qu’on est Kangourou, ou Pluie, est pour des Aborigènes d’Australie dire leur rapport au territoire, leurs parentés latérales, c’est donc aussi incarner des lignes d’appartenance actuelles qui permettent d’opposer à l’État un droit ancestral au territoire, une souveraineté donc, un droit des alliés totémiques contre le colonialisme d’installation. Mais aussi un droit aux compensations monétaires, territoriales, etc. (62-65) – un droit et même l’exigence d’abolir la dette des populations qui ont été soumises au colonialisme.
« Alliances transplanétaires »
Le totémisme comme machine de guerre face à l’État semble capable de prendre corps aussi en France – d’où la photo en page 1 de Réveiller les esprits de la Terre, où l’on peut voir une Salamandre géante qui avait été offerte aux Zadistes de Notre-Dame-des-Landes. Le but de Barbara Glowczewski n’est pourtant pas de prétendre révéler une identité ontologique entre ce qui se passe en France et en Australie, mais de faire émerge des « alliances transplanétaires » :
« L’indigénisation ou autochtonisation du monde que j’appelle de mes vœux repose sur la conscientisation de la nécessité d’alliances transplanétaires entre, d’une part, des peuples autochtones qui luttent pour leur terre et la reconnaissance de droits spécifiques de décision, et, d’autre part, des collectifs d’habitants.es contraint.es de défendre leurs territoires contre des politiques d’États ou des grands projets industriels qui menacent leurs milieux et leurs mondes » (174-175)
Aurait-on donc d’un côté des peuples autochtones ancrés dans leurs territoires, de l’autre des collectifs d’habitants.es contraint.es de défendre leurs territoires, et, s’ajoutant à ces implantations territoriales, locales, un méta-lien « transplanétaire » qui, global, s’ajouterait aux liens précédents ? Non, ce n’est pas du tout ce que dit Barbara Glowczewski ! Pour elle, l’autochtonie est existentielle et non pas identitaire : elle se pense et s’invente en situation. Mais les Aborigènes d’Australie ne sont-ils pas liés à un site, un territoire ? Ce serait ne pas comprendre la logique du colonialisme d’installation, qui a forcé et force encore – comme cela a été aussi le cas dans les Amériques – à la sédentarisation des autochtones, contraints d’habiter le même lieu, la même réserve, alors que, comme me le rappelait Barbara Glowczewski lors d’une conversation, « chaque groupe totémique reste attaché à et responsable de plusieurs sites reliés par une « Songline » [un cycle de chant] ». Attention à ne pas essentialiser un territoire : ses habitants sont venus y habiter, il y a longtemps, ou il y a peu, et ce qui compte est la situation qui leur est faite, les formes d’oppression et d’injustice qui les accablent, et le sort fait à la Terre. C’est pour cette même raison que Barbara Glowczewski s’oppose aux combats nationalistes-identitaires, mais avec Guattari soutient les combats « nationalitaires » qui, contre l’oppression d’État, se fondent sur des pratiques, des ré-inventions, de nouveaux protocoles et de nouveaux rituels, et non l’essence anhistorique d’une nation pure (209).
Cela signifie dès lors que le transplanétaire n’est pas quelque chose de global, mais quelque chose qui traverse les lieux, l’espace de la planète Terre, trans- comme les « confrontations transocéaniques » (27) ou comme le transsibérien. Le transplanétaire est ce qui traverse sans cesse et déterritorialise tout territoire de l’intérieur (Deleuze et Guattari ne considéraient-ils pas la Terre comme « la plus déterritorialisée » ?6). Alors je me mets à voir Barbara Glowczewski comme une personne transplanétaire par excellence, elle qui prête attention aux glissements de terrains, elle qui, migrante, mariée à un Australien de père écossais-espagnol et de mère aborigène, nous dit, dans une phrase qui me semble récapituler subjectivement le livre : « j’ai appris à m’attacher aux lieux autrement, non par droit du sang et du sol, ou de la nationalité, mais par le rêve, un peu comme les Aborigènes me l’ont appris » (186). Ce que le transplanétaire laisse sentir est la part en nous qui n’est pas ancrée, qui n’est pas fixe, qui ne peut qu’inventer son bivouac, qui est de passage, traversant la vie et traversée par elle. Chacune, chacun, nous habitons d’abord ce « territoire existentiel », « qui est toujours réel, même s’il est géographiquement indéterminé, espace virtuel, qui peut être sans attaches physiques mais constitue une mémoire des lieux qu’il ou elle habite » (209). Voici que se dessinent ces alliances transplanétaires que Barbara Glowczewski appelle de ses vœux, entre
« ceux et celles qui ont quitté ou ont dû fuir leur pays mais aussi celles et ceux qui ne se sont jamais senti.es appartenir à un pays, qui cherchent un territoire existentiel à partager avec d’autres, un territoire virtuel de possibles pour transformer ce monde sans ancrage » (267).
De la même manière, comme nous l’avons vu, que l’actuel doit laisser une place à l’écologie du virtuel, on pourrait dire que le territoire social, réel, doit laisser de la place aux territoires existentiels pour ce qui en nous est sans pays, ou entre les pays, ou imaginant ce qui n’est pas là, plus là, peut-être de retour – rêvant, peignant, écrivant afin d’inventer les lignes de correspondances entre sites lointains.
Notes
- Barbara Glowczewski, Réveiller les esprits de la Terre, Éditions Dehors, 2021, p.132.[↩]
- Cf. « Nightmare scenario: alarm as advertisers seek to plug into our dreams » in The Guardian, 5 juillet 2021. Cf. aussi le roman inspiré de Lucien Raphmaj, Capitale Songe (Éditions de l’Ogre, 2021).[↩]
- Sur l’Émeu géant, cf. aussi Rêves en colère, Plon, 2004, p.161-162.[↩]
- Claude Lévi-Strauss, De près ou de loin (entretiens avec Didier Eribon), Paris, Odile Jacob, 1988, p.225.[↩]
- C’est ce sur quoi insiste Claude Lévi-Strauss dans La potière jalouse (Plon, 1985[↩]
- La Terre est la « plus déterritorialisée » depuis qu’elle est « non seulement un point dans une galaxie, mais une galaxie parmi d’autres » (G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980, p.426). Cf. aussi Qu’est-ce que la philosophie ? Minuit, 1991, p.82.[↩]