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A propos de : Arturo Escobar, Sentir-penser avec la terre. Une écologie au-delà de l’Occident. Seuil, Paris, 2018

Les mondes colonisés par l’Occident ont produit ces dernières décennies de nombreux textes critiques des sciences humaines et sociales, mais sont rarement cités en France même quand leurs auteur.es proviennent de territoires d’outre-mer français et sont traduit.es en anglais pour être étudié.es dans les universités des pays du Sud. La revue internationale des livres et des idées avait tenté entre 2007 et 2010 de faire connaître de tel.es auteur.es promouvant entre autres les études dites postcoloniales ou les études subalternes qui ont nourri les études littéraires en France, mais furent ignorées ou rejetées par de nombreux universitaires des sciences humaines et sociales. Le rejet s’exprime parfois par la méfiance de postures supposées communautaristes ou essentialistes des auteur.es issu.es de diasporas – depuis la traite négrière aux territoires encore colonisés – qui revendiquent l’histoire et la mémoire culturelle de leurs ascendants. Face à l’affirmation des mouvements afroeuropéens, tel le CRAN en France, et ceux des Kanaks de Nouvelle Calédonie, des Ma’ohi de Polynésie française ou des Amérindiens de Guyane française qui se battent pour des formes politiques autonomes, la reconnaissance de leur langues et des statuts juridiques pour gérer eux-mêmes leurs terres et leurs choix économiques, nombreux sont encore les intellectuels qui plaident pour un universalisme de la République indivisible incapable de reconnaître la spécificité des réalités complexes qui affectent les populations concernées et les voix de solutions singulières qu’elles proposent.

Dans cette situation d’un universel excluant la reconnaissance des différences, la traduction du livre de l’anthropologue colombien Arturo Escobar Sentir-Pensée avec la terre arrive à point. Sa renommée comme celle d’autres penseurs du Sud traverse les frontières car leurs idées accompagnent des luttes concrètes qui partout sur la planète cherchent à changer la logique capitaliste de destruction des territoires et des modes de vie des peuples qui les habitent, tout en creusant les fossés de la misère et de l’exclusion dans toutes les villes du monde. Si Escobar enseigne aujourd’hui aux USA, sa théorie est directement inspirée de son engagement de 30 ans auprès des Autochtones et des Afrodescendants d’Amérique latine : « Sur le plan théorique, on considère que les cosmovisions et les pratiques des communautés indigènes, afro-descendantes et paysannes peuvent contribuer à édifier un modèle de civilisation alternatif. Il ne s’agit de rien de moins que de « retrouver le sens de la vie » (p. 61). Il rejoint en ce sens l’anthropologue David Graeber qui rappelait dans Pour une anthropologie anarchiste que les sciences sociales avaient au départ été fondées pour analyser les organisations sociales et les structures de domination, dans l’espoir de d’améliorer la vie en société en construisant un monde meilleur, mais qu’avec le temps ce projet utopique de transformation sociale a été oublié par l’institutionnalisation des savoirs et des disciplines.

La démarche théorique d’Escobar est indissociable d’une forme de compagnonnage des peuples en luttes avec lesquels il travaille et qui face à l’oppression des Etats et des multinationales réinventent des forme de vie collectives, ancrées dans des territoires. Il évoque ses terrains en Colombie auprès de communes de milliers d’Afrodescendants : leurs luttes pour récupérer des terres collectives et se battre en justice contre l’assassinat de 148 de leurs leaders de 1990 à 2012 à Yurumangui et à Curvarado, et à Toma le mouvement de réparation collective pour l’esclavage et les déplacements causés depuis des décennies par la culture du palmier à huile, la guerre et la construction de centrales hydrauliques à Toma. En ce sens pour Escobar la recherche anthropologique se situe dans une ontologie politique qui se nourrit de la pluralité des modes de vie collectifs existants et cherche à fragmenter une certaine hégémonie ethnocentrée des savoirs académiques. Il dénonce ainsi l’Occident pour la colonisation moderne toujours en cours et l’histoire de ses sciences construites sur les dualismes culture/nature, humains/non humains, blanc/non blanc, femme/homme qui au nom de cette logique « universelle » d’exclusion asymétrique avalent et broient les peuples qui se battent pour des univers aux logiques différentes (le plurivers). Il présente, dans son livre Sentir-penser avec la terre qui vient d’être traduit, cinq courants novateurs en ce sens: 1) la décolonisation épistémique du MCD (Modernité, Colonialité, Décolonialité, processus en transformation qu’expliquent les traducteurs dans leur préface), 2) les alternatives au « développement » dont la notion de Buen vivir (bien vivre des humains en collectivité et avec leur environnement), 3) le post-extractivisme qui propose une transformation économique et sociale (en arrêtant la destruction de la planète par les grands projets d’extraction minière), 4) la quête d’un nouveau modèle de civilisation (prenant en compte la redéfinition des communs par les communautés indigènes, afro-descendantes et paysannes) et 5) « de nouvelles pensées et pratiques ontologiques « pluriverselles » articulées autour de la relationalité et de la communalité (p. 51).

Le titre du livre vient du concept de sentipensée introduit en 1986 par le sociologue Orlando Fals Borda1 promoteur colombien du courant de recherche-action qui s’est répandu en Amérique latine dans les années 1970. Escobar se réfère à Nandy et Onfil Batalla pour appeler à « démystifier la modernité sans pour autant remythifier les traditions » (p. 64) autrement dit ne pas tomber dans le piège d’un dualisme néoévolutionniste opposant global technologique et local traditionnel mais montrer ce qu’il y a comme réponses créatives locales de sociétés de traditions diverses face aux pressions globales comme celles de l’extractivisme ou des monopoles agro-alimentaires qu’ils doivent affronter tous les jours pour permettre les modes de vie des villes dites « modernes ». A l’instar d’autres chercheurs d’Amérique latine, il investit la notion de système communal indigène pour « déplacer progressivement l’économie capitaliste et la démocratie libérale représentative vers des formes communales d’économie et d’autogouvernement assurant le pluralisme culturel comme base d’une authentique interculturalité entre les différents systèmes culturels » (p. 66). Il s’insurge contre l’interprétation essentialiste du communalisme en adoptant la notion de « maillage communautaire » forgée par la sociologue ancienne guerillera Raquel Guttierez Aguilar (p. 68) citant aussi le Colectivo Situaciones chez qui la notion de « communalité »  s’est répandue notamment dans la Bolivie du milieu des années 2000. Comme dans le Mexique zapatiste il s’agit de valoriser par des luttes « guidées par un principe d’auto-organisation dont l’objectif est la construction de formes de pouvoir non-étatiques, se constituant en microgouvernements de quartiers ou en antipouvoirs disséminés dans l’espace et manifestants des formes de territorialité alternatives à celles de l’Etat », autrement dit des autonomies locales et régionales, présentes aussi dans les zones urbaines : l’objectif n’est pas de conquérir l’Etat mais de le désinstituer et « subvertir les formes de pouvoir instituées et naturalisées » (p. 69-70).

Cette subversion du pouvoir institué supposé allant de soi comme une nature immuable, peut s’exercer à tous les niveaux des pratiques sociales, éducatives, économiques, financières ou encore de santé. Ainsi le féminisme communautaire, forgé par le groupe Comunidad Mujeres Creando Comunidad définit selon Escobar son projet de « dépatriarcalisation de la vie » comme une « reconceptualisation du genre en tant que catégorie relationnelle de dénonciation – ce qui induit sa décolonisation (…) et affirme lui aussi un cadre interprétatif de la « communalité » (p. 71). Cette démarche féministe indigène, en rupture avec certains féminismes occidentaux, fait écho au mouvement des femmes Kurdes qui ont réussi au sein de leurs luttes à transformer le rôle des femmes et par là des hommes. L’une des traductrices de Sentir-penser avec la terre, Anne-Laure Bonvalot, maître de conférence en littérature à Montpellier2, précise dans un bel entretien radiophonique que pour Escobar le rôle de l’anthropologue est « de faire connaître sans altériser » en montrant que « les langages de l’anthropologie sont situés ». En ce sens, son anthropologie – à la fois académique, militante et ancrée sur le terrain – est très imprégnée du courant décolonial qui traverse tous les pays de l’Amérique latine particulièrement depuis la philosophie de la Libération des années 1990. Que ce soit dans le nord ou le sud, les études postcoloniales puis décoloniales ont permis à de très nombreux acteurs sociaux de se réapproprier leur histoire douloureuse en croisant souvent les questions raciales avec celles du genre et des inégalités sociales. Cet intersectionalisme initial fut à son tour critiqué à partir de la multiplicité des situations locales qui ont permis de complexifier les débats, qui se sont particulièrement radicalisés dans les postures écoféministes et les luttes pour la justice sociale et environnementale, notamment la dénonciation des crimes d’écocide de l’extractivisme intensif par les compagnies minières ou autres industries de grande échelle qui détruisent à la fois les milieux et leurs habitants. Le cri d’alarme des débats autour de l’Anthropocène, comme ère géologique de la capacité humaine à détruire le monde, a suscité un afflux de termes soulignant la non homogénéité de l’homme dans cette destruction : Capitalocène extractiviste pour les uns, Chthulucène tentaculaire pour Donna Haraway, « scène de la suprématie blanche » pour Nicolas Mirzoeff3 ou encore Plantatiocène pour Anna Tsing qui cartographie l’épidémie globalisée du modèle des plantations coloniales – comme l’huile de palme et la banane aux Antilles – qui continuent à affecter tous les aspects du vivant en s’imposant comme économie mondiale d’un monde en ruines. De nombreuses initiatives locales et transnationales ont émergé face à la violence de l’impact capitaliste et néolibéral qui s’accélère en produisant de nouvelles fractures sociales, des exclusions et écarts de pauvreté de plus en plus grands, des crispations ethniques et des fondamentalismes religieux, des guerres, des attentats ou des tueries sauvages, des migrations de survie et des fermetures de frontières.

Contre le « There is no alternative » (TINA) de Margaret Thatcher, une multitude d’alternatives essaiment partout et se mettent en réseau : There are Many Alternatives (TAMA)4. Depuis 2005, les luttes écoterritoriales se sont propagées et leurs acteurs ont initié de nouveaux réseaux d’alliances transnationales grassroot partant d’expériences locales qui se relient entre elles pour inventer de nouvelles solidarités et manières de lutter au niveau global. Comme le rappelle Escobar, la notion de Buen vivir « bien vivre » tirée du terme, Sumac Kawsay, de la cosmovision autochtone des Quechua, est un concept non anthropocentrique concernant les relations des humains avec des non humains, visibles ou invisibles qui a eu un immense impact sur la vie politique en Bolivie et en Equateur où elle est même inscrite dans la constitution5. De même pour Pachamama, entité féminine des Andes incarnant la terre, qui au terme de nombreux débats entre les Amérindiens des Andes, ceux de la forêt, des militants marxistes et des féministes est devenue un outil stratégique commun de lutte politique au niveau national6.

La reconnaissance de tels concepts relationnels des humains avec les non humains – visibles comme invisibles – pour protéger la terre et ses peuples territoires est devenue internationale. Elle a inspiré d’une part la rencontre de délégations de 33 pays en 2010 à Cochabamba en Bolivie et a initié le mouvement pour les droits de la terre, pensée comme mère nature. D’autre part elle est entrée à l’ONU où bien des sessions réunissant des délégations autochtones du monde entier commencent par un rituel d’hommage à Pachamama7. Des dizaines de campagnes pour la reconnaissance comme vivants et personnes juridiques de certains sites considérés comme naturels (mais aussi culturels pour les populations concernées) – tels des rivières, des forêts ou des montagnes – ont vu satisfaction en Amérique latine et aussi dans le Pacifique, notamment en Nouvelle Zélande et en Australie où je travaille comme anthropologue avec des Aborigènes depuis 40 ans8. Leur “sentir-penser” avec la terre fait écho à  la ZAD de Notre-Dame-des-Landes dont le marronnage inventif d’occupation et de mise en valeur de ce bocage de 1650 ha a permis de créer un vivre ensemble, un “buen vivir”, dans une intelligence impressionnante de ré-élaborations constantes de formes de vie communales, même si, ou peut-être parce que “senties-pensées” dans un dissensus de positions très diversifiées parfois très conflictuelles9. Dans les nouveaux défis qui suivent l’abandon de l’aéroport et la destruction violente de la moitié de leurs habitats en mai il est possible que les zadistes se pluriversalisent encore plus dans l’échange – ils et elles ont construit une Ambazada – en étendant leurs alliances déjà existantes avec les territoires en lutte dans les campagnes ou les villes d’Europe et d’ailleurs, aux Afrodescendants et peuples autochtones de la planète. Pour les études décoloniales, la décolonisation est toujours en cours puisque aux quatre coins de la planète les effets de la colonisation continuent et les victimes se rebellent soit comme en Afrique où les anciens colonisateurs sont présents sous des formes économiques et militaires, soit en Europe où continuent d’affluer des migrants chassés par les effets paupérisant de l’histoire coloniale autant que de nouveaux conflits, aux Etats-Unis où le racisme structurel et policier est toujours aussi violent ou encore avec tous les peuples minorisés par la colonisation qui cherchent leur autonomie, ou des formes de souveraineté comme dans les territoires français d’outre-mer.

La notion de « décolonialité » se définit comme un processus à mettre en pratique sur tous les terrains et dans la pensée, non pas comme une pensée d’essentialisme stratégique mais de philosophie pragmatique et politique des relations et des singularités incluant des pratiques existentielles non anthropocentrées. L’anthropologie d’Escobar invite à accompagner des luttes territoriales en valorisant les savoirs locaux qui à la fois se transmettent des cosmovisions anciennes et s’inventent face aux violences d’États et de compagnies multinationales. Il appelle à la reconnaissance d’une pluralisation des mondes et des regards des « peuples territoires » contre ce qu’il appelle le « Monde-1 » produit par la modernité occidentale et capitaliste. La réponse d’Escobar à l’univers monologique est le plurivers qui s’énacte (selon la notion de Varela) et les études des transitions qu’il déploie en trois volets :

  1. les études pluriverselles qui posent la question de tendances pluriverselles dans la théorie sociale et les universités ;
  2. les études de la transition qui envisagent les mouvements à la fois dans les Nord et dans les Sud (notamment contre l’extractivisme) ;
  3. le design ontologique et de transition, design communal (à partir du lieu, de nouveaux médias au service du plurivers) qu’Escobar a récemment développé dans de nouveaux travaux.10

Dans Sentir-penser la terre Escobar définit les études pluriverselles comme un projet politique de transformation épistémologique, sa conception des études pluriverselles qui « ne prétendent nullement se substituer aux études critiques sur le capitalisme et la modernité émanant de champs disciplinaires établis comme l’économie politique, les études culturelles ou l’écologie politique. Elles y ajoutent une autre approche celle de l’ontologie politique » dont l’objectif est de «  rendre visibles les autres manières de connaître et de faire monde qui existent sur la planète. Elles visent à faire entrevoir d’autres mondes, d’autres possibilités de réexistence » (p. 35). Pour Escobar les études pluriverselles « devront peut-être cheminer avec ces humains et ces non-humains – avec les Rêves de la Terre, des peuples et des mouvements sociaux – qui dans une profonde relationalité, persistent contre vents et marées à imaginer et à tramer d’autres mondes. » (p. 36).

Escobar rappelle dans Sentir-penser avec la terre que la théorie des plurivers vient de William James qui parlait d’univers pluriel, et aussi des astrophysiciens qui, pour rendre compte de la multiplicité des espace-temps parallèles, parlent de multivers ou de plurivers. En France, plusieurs penseurs ont mis en avant ce concept, Edgar Morin (1977, 1980, 1986) 11 préconisait un plurivers méthodologique rendant compte d’une réalité multidimensionnelle, Christoph Eberhard (2013) propose Oser le plurivers. Pour une globalisation interculturelle et responsable12. Jean-Clet Martin, philosophe deleuzien, définit son Plurivers : essai sur la fin du monde13 comme « agencement, installation hétérogène qui ne renvoie pas à une vérité », autrement ce qui permet de penser plusieurs vérités en même temps comme le font les astro-physiciens. 14 Escobar, du fait de son engagement communal dans des luttes territoriales et le terrain anthropologique, a une approche plus pragmatique du plurivers que l’approche philosophique de J-C. Martin. La dynamique et la praxis relationnelle d’Escobar renvoient aux concepts d’événement, de devenirs et de multiplicité rhizomatique de Deleuze et Guattari, tout en évoquant le rêve du Tout monde archipélique de la créolisation d’Edouard Glissant. Je suis aussi très inspirée depuis les années 1970 par les travaux de Deleuze et Guattari, particulièrement la cartographie écosophique de la chaosmose de ce dernier. Depuis mes premiers travaux sur le terrain en 1979, j’ai mis en parallèle avec l’espace-temps des astrophysiciens, les espaces-temps totémiques dit du Rêve des Aborigènes (Jukurrpa en Warlpiri) qui relie dans une topologie complexe les itinéraires terrestres de leurs ancêtres totémiques avec le cosmos interstellaire, la Voie Lactée et les deux galaxies des Nuages de Magellan.

La notion de plurivers résonne aussi donc de manière très stimulante avec les cartographies aborigènes de sites sacrés, de récits et de lignes de chants rituels par définition non centrés mais aussi avec la manière dont j’ai pu observer au cours des décennies l’incroyable créativité dont les Aborigènes ont fait preuve partout en Australie face à des situations de sédentarisation forcée en réserve, de démantèlement des familles et des communautés, de racisme structurel, de violences policières et carcérales, d’étouffement bureaucratique et de destruction des terres par des explorations extractivistes de minerais et de gaz par fracturation hydraulique15. Ils ont ainsi réussi à faire changer des lois pour pouvoir revendiquer leurs terres ancestrales collectives sur la base de leur spiritualité ancestrale qui les lient à toutes les formes du vivant, à imposer sur le marché de l’art contemporain des œuvres peintes inspirées par leurs cartographies totémiques. Et malgré des conflits divers qui les déchirent face aux injonctions de l’État et la pression des multinationales, ils continuent à inventer des formes inouïes de résistance face aux gouvernements des États et fédéral qui, après une vingtaine d’années de financement d’expériences communautaires autogérées, ont en 2007 recentralisé leurs administrations et organisations en supprimant ou arrêtant de financer un grand nombre de leurs instances autonomes.

Sur toute la planète, aux côtés de différents peuples et mouvements, un grand nombre d’anthropologues ont montré que reconnaître et affirmer des différences qu’elles soient de genre, ethniques, culturelles, sociales et historiques n’est pas nécessairement faire de l’essentialisme ou de l’exotisme honteux ou même du relativisme américano-anglo-saxon qui empêcherait toute vision comparative et transversale. L’enjeu est de toujours situer les singularités et leurs devenirs. Escobar offre des pistes de réflexion pour reconnaître le sens des alliances qui se nouent entre les peuples d’Amérique latine et d’autres dans des luttes qui se multiplient, y compris en France avec les alternatives foncières proposées par la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou la mobilisation contre le consortium russo-canadien de la Montagne d’or portée par des Amérindiens de Guyane française, le collectif Or de question16. Les traducteurs qui ont préfacé Pensée-sentir avec la terre, tous membres de la Revue d’Etudes décoloniales (RED) créée en 2016, ont initié en 2017 l’atelier de traduction collaborative La Minga, précisément parce que ce terme quechua désigne un « travail collectif d’utilité sociale en vue d’un bien commun »17. Pour parler comme les zapatistes, il s’agit de se battre pour « un monde dans lequel tiendraient de nombreux mondes » : se battre pour la défense du plurivers » (p. 95) au lieu d’affirmer « qu’il n’y a qu’un monde dans le monde », le monde-1 ou unimonde (p. 161). Il ne s’agit pas comme avec les modes d’existence de Latour ou son interprétation de la ZAD d’instituer des existants locaux dans une logique d’État18, mais d’imaginer une autre manière d’articuler les territoires : « Loin d’être archaïque, le projet de ré-existence de tous ces groupes ethniques et paysans est une solution avancée pour affronter le changement climatique et la crise de la biodiversité » (p. 111).


1 Orlando Fals Borda,  Resistencia en el San Jorge, Carlos Valencia Editores, Bogotá, 1984

2 Entretien avec Anne Bonvalot « Penser demain, et si on regardait ailleurs ? », Matières à penser avec Dominique Rousset, France Culture, 2019

3 Glowczewski B. et C. Laurens, 2018 « Le conflit des existences à l’épreuve du climat. Ou l’anthropocène revu par ceux qu’on préfère mettre à la rue ou au musée », in Catherine Larrère et Rémi Beau (eds), Penser l’anthropocène, Presses de SciencesPO, Paris 2015, Collège de France, filmé: http://www.fondationecolo.org/l-anthropocene/video

4 Festival-colloque « TAMA – There Are Many Alternatives », à l’Université Paris Diderot-Paris 7 du 18 au 20 octobre 2017, organisé par l’Archipel des Devenirs avec le Service Culture de l’Université ; Nations alternatives, Alternatives à la nation, Hors pistes, Centre Pompidou, 19 janv-4 février 2018.

5 Rolando Vasquez,  Towards a Decolonial Critique of Modernity ? Buen Vivir, Relationality and the Task of Listening, dans Capital, Poverty, Development, Wissenschaftsverlag, Mainz, 2012

7 B. Glowczewski, « Debout avec la terre. Cosmopolitiques aborigènes et solidarités autochtones », Multitudes, 65, 2016.

8 B. Glowczewski, « Souveraineté aborigène », Vacarme, 2017.

9  “Résister au désastre : des Aborigènes à Notre-Dame-des-Landes”, conférence au Campus Condorcet, 17 nov; 2017: https://vimeo.com/256233441

10 Arturo Escobar: Designs for the Pluriverse // Clark University Atwood Lecture, Départment de géographie, 16/3/2017 : https://www.youtube.com/watch?v=8Ouy7aN6XPs. : « Autonomy… involves communal ways of being, the creation of the conditions of their continued self-creation (autopoiesis cf. Varela). Designs for the pluriverse : Radical Interdependence, Autonomy, and the Making of Worlds (March 2018)

11 Edgar Morin 1977 La methode 1. La nature de la nature; 1980 La methode 2. La vie de la vie ; 1986 La methode 3. La connaissance de la connaissance, Seuil, Paris

12 Christoph Eberhard, Oser le plurivers. Pour une globalisation interculturelle et responsable. Paris, Connaissances et Savoirs, coll. « Sciences humaines et sociales », Paris, 2013

13 Jean-Clet Martin, Plurivers : essai sur la fin du monde, PUF, Paris, 2010 ; Conférence filmée à l’Institut Tout monde, fon 2010 par Kreolfeeling, introduite par G. Robillard dans le cadre d’un séminaire sur la créolisation des imaginaires et de la pensée : http://frayagesdeladerive.blogspot.com/2011/09/plurivers-essai-sur-la-fin-du-monde.html.

15 Glowczewski, B., « Souveraineté aborigène », op. cit.

17 Anne-Laure Bonvalot, Roberto Andrade Perez, Ella Bordai, Claude Bourguigon Rougier et Philippe Colin.

18 Cf. La contribution de B. Latour dans le livre Éloge des mauvaises herbes (dir. J. Lindgaard), Paris, LLL, 2018. Voir https://lundi.am/Bruno-Latour-le-conseiller-sans-Prince-Ou-l-homme-qui-avait-peur-de-ne-plus