Temps de lecture : 17 minutes

À propos du livre « Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs » de Jean-Louis Tornatore, Éditions Dehors, 2023.1

Que pouvons-nous apprendre des techniques de transe pratiquées dans de multiples contextes occidentaux et autochtones ? Comment les savoirs issus de ces pratiques accompagnent d’autres manières d’être, de sentir et de penser ? Pourquoi en parlons-nous autant aujourd’hui ? Dans l’ouvrage Pas de transition sans transe, l’anthropologue Jean-Louis Tornatore explore des formes de présence, des qualités relationnelles et affectives suscitées par différentes expériences théâtrales, chamaniques ou rituelles. C’est une écologie politique attentive aux phénomènes d’altération, d’amplification et d’entre-affection qui se dessine ici dans une langue remarquable. Les techniques du corps et les états de conscience parcourus dans le livre interrogent nos façons d’être ensemble, d’apprendre ensemble et de nous lier d’une façon plus juste et plus entière les un·es aux autres. C’est une autre conception du monde, de la guérison et de la politique que rendent sensibles ces expérimentations ethnographiques et somatiques.

Traversé par plusieurs figures du pragmatisme, dont les travaux du philosophe américain William James, l’ouvrage trace des connexions inhabituelles entre des domaines généralement tenus séparés. Ici, l’anthropologie, le théâtre, le soin et la politique dialoguent avec des préoccupations et des luttes contemporaines, en particulier les combats féministes et autochtones pour la préservation de la terre. Diverses expériences, accompagnées de lectures précises, rendent visibles des liens peu étudiés entre différentes pratiques qui articulent corps, présence et politique : dans le théâtre pauvre de Jerzy Grotowski, les imaginations chamanes, l’hypnose, les rituels éco-féministes ou le théâtre d’Oc. De nombreux terrains et commentaires d’ouvrages offrent une profondeur remarquable au livre. Les différents chapitres permettent d’étudier finement ce que l’Anthropocène fait à nos manières de désirer, de nous relier et de nous inscrire dans ce monde.

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Professeur émérite à l’Université de Bourgogne, connu pour ses travaux en anthropologie du patrimoine, Jean-Louis Tornatore traverse avec un œil curieux, sincère, séduit ou inquiet des esquisses de vie, des lignes d’expériences vives, dans les plis de la modernité tardive. La transformation précipitée du monde a sensiblement appauvri les milieux, produit de l’inconsistance et causé la détérioration voire l’anéantissement des expériences communes et politiques du monde. En réponse à cette situation, l’auteur traque les milieux épais, les densités récalcitrantes, en interrogeant nos manières de perdre ou de reprendre corps en ce monde. Son travail oppose à la « sorcellerie capitaliste » (Pignarre et Stengers, 2007) de nouveaux arts de la présence et de la réciprocité, de nouvelles aptitudes attentionnelles et affectives. Face à la fragilisation des énergies vitales qui entretiennent la qualité résiduelle de notre être-au-monde, Jean-Louis Tornatore propose d’étudier les circonstances qui abîment ou consolident « le sentiment élémentaire de soi » au centre de la vie sociale, culturelle et collective.

Dès lors, plusieurs questions apparaissent.

Contre l’accélération et l’atomisation des vies humaines, quelles expériences quotidiennes et collectives du monde soutenir ? Boire un verre, manifester, jouer ensemble au football ou assister à un concert peut-il suffire ? De telles questions appellent à mieux décrire la spécificité de notre époque. Dans le système économique que nous connaissons aujourd’hui, les individus sont appelés à « se retrouver » et se dépenser dans des univers marchands qui identifient la dépense à la consommation. Avec le marketing expérientiel, ces univers donnent lieu à de multiples offres qui prônent l’autonomie, la liberté, le défoulement ou l’exaltation des « consommateurs », dans des infrastructures de plus en plus énergivores et numérisées. Les sociétés consuméristes organisent la dépense, le surplus et l’excès, comme des soupapes destinées à rendre le reste supportable. Le monde devient un « instrument » pour la recherche de sensations vives et instantanées. Les organisations promettent un « supplément de vie » : des expériences rares, fortes, exceptionnelles, voire inoubliables. C’est un monde accessible, performant, efficace et stimulant qui s’étend à la surface du globe. Un monde fait par des humains pour des humains, produisant en cascade une sorte d’acosmie – une perte de monde –, en évacuant la richesse des milieux et la variété des formes de vie qui le composent par ailleurs. En bref, ce n’est plus un monde auquel on apprend à se rendre disponible, sensible ou attentif, mais un terrain de jeu pour l’expansion et le récit de soi (Hachette et Huët 2021, pp.32-35).

À rebours des intensités promues dans un tel système, Jean-Louis Tornatore recherche l’alliage épais de l’expérience, de la politique, du soin et de l’esthétique. Cet alliage requiert et interroge l’énergie, la présence, le bios de nos actions, la disponibilité aux choses et aux êtres qui nous environnent et nous interpellent. En lien avec les techniques du corps, du souffle et du rythme dans le théâtre, l’hypnose ou la transe cognitive contemporaine, Jean-Louis Tornatore se demande constamment : que faire de notre besoin de présence, de notre besoin d’une vie plus réelle, plus nécessaire et plus attentionnée ? Quelles expériences préservent la possibilité de ressentir fortement – en actes, en textures, en ondes sensibles et partagées – notre participation à la composition d’une vie commune, a minima d’une expérience commune, même fragile, de la vie ? L’ouvrage nous rappelle alors à une richesse oubliée, perdue, désertée par la modernité avancée : la variété des manières qu’ont les sociétés humaines d’entretenir la présence, de célébrer une appartenance à un corps étendu de mouvements, de textures et de formes – à travers des rituels de possession, des jeux, des danses, des pratiques chamanes ou théâtrales. Toutes ces médiations matérielles, techniques et corporelles, qui font l’épaisseur des mondes humains. L’ouvrage peut être lu comme un témoignage en faveur de ces expériences ; un plaidoyer attentif à ce qu’elles produisent, en termes d’humanité, de présence et de participation.

Photo Raoul Croes sur Unsplash.

Certains lieux, certaines atmosphères, certaines façons de donner forme et qualité à nos gestes présentent peut-être davantage d’importance ou de bénéfices que d’autres, à l’heure où nous recherchons des formes de vie plus sobres – matériellement parlant –, et plus intéressantes à vivre, pour l’ensemble des humains, à commencer par les populations les plus fragiles et précaires (Monnin, 2023).

Tout au long du livre, Jean-Louis Tornatore explore l’efficacité thérapeutique et politique de l’activité mythico-rituelle des sociétés humaines. L’auteur propose d’envisager certaines techniques chamanes, théâtrales ou cognitives comme autant de pratiques « éthopoiétiques », « fabricatrices ou transformatrices des manières d’être, de sentir, de penser » (Tornatore, 2023, p.57). En particulier, l’auteur explore des expériences cathartiques, libératrices, soustractives et multiples qui opèrent des formes d’affranchissement et de redisposition dans l’existence. Les « techniques négatives » dans le théâtre de Jerzy Grotowski, la « déparole » dans l’hypnose de François Roustang ou « l’entrée en transe » chez Corine Sombrun décrivent des vecteurs de déprise, des chemins de séparation et de renouvellement.

La transe étudiée par Jean-Louis Tornatore rafraîchit quelque chose, stimule les éléments d’altérité au cœur de l’identité personnelle, décrivant « un travail de déprise au sens de se déprendre des gestes et attitudes communément signifiants afin de pouvoir donner libre cours aux impulsions, à se rendre disponible, à se dépouiller, à favoriser une sorte d’abandon ou de lâcher-prise : une déprise pour un lâcher-prise et une ouverture sur un état de conscience amplifiée. » (Tornatore, p.63-64). Ce mouvement de déprise rejoint une région latente, sombre et perméable de l’être : se départir des présupposés, s’ouvrir aux potentialités d’une expérience plus intime et plus rare de soi. Un état de présence qui renoue avec l’intimité d’une énergie déliée, résiduelle et souple. Une expérience impure, poreuse et fluide, ouverte à la plus grande plasticité.

Jean-Louis Tornatore offre ici une lecture « soustractive » de la transe : se séparer des choses qui encombrent ou encodent les mouvements, diminuer les résistances intérieures et les inhibitions acquises, se disposer à la présence, se rendre à la lumière. Le « corps qui s’émeut » est ici l’opérateur, la clé principale de sélection, d’affranchissement et de déprise. Avec Jerzy Grotowski, l’anthropologue explore diverses façons de « déconditionner la perception », « retourner à l’état de l’enfant », « plonger dans un monde plein de couleurs et de sons, le monde éblouissant, inconnu, stupéfiant, le monde dans lequel nous sommes transportés par curiosité, par enchantement, expérience du mystère et du secret » (Grotwski, cité par Tornatore, p.65).

Parce qu’elles permettent de rendre les mots aux gestes et le sens au corps, les « techniques négatives » étudiées dans l’ouvrage apparaissent toutes comme des lignes d’épure, de déprise et de recréation. L’auteur témoigne en faveur des subjectivités résiduelles produites par de telles expériences : ce que la transe dénoue, épuise, défait et libère dans son passage. Ou encore : le style de présence spéciale qui apparait avec elle. Cette expérience ne relève ni d’une écologie ésotérique, élective et cryptée, ni d’une compétence valorisée sur un marché de biens et services. Plus expérimentale, elle correspond aux possibilités latentes, chemins d’apprentissage et de perfectionnement, qui élargissent les modalités de connaissance dont les sociétés humaines, à divers degrés, peuvent se rendre capables.

Une telle perspective requiert de penser, en-deçà d’un plurivers enchanté et métaphorique, « des réalités différentes qui résultent de pratiques différentes », en abordant les différences de réalité « comme des effets d’actes » : une ontologie politique attentive à « la manière dont les choses et les personnes peuvent se différencier, se transformer, s’altérer par rapport à elles-mêmes » (Tornatore, p.191). Jean-Louis Tornatore parvient ici à interrompre les gloses infinies d’une perspective « naturaliste » (« nature is one, cultures are many »), pour montrer quelles relations unissent nos états de présence aux variations ontologiques du monde. Les qualités du monde sont indissociables des gestes qui en façonnent l’expérience. Les réalités diffèrent les unes des autres parce qu’elles sont immanentes aux textures, aux qualités d’êtres et de choses, où communiquent et transitent ces différences.

Photo Diver Zhang sur Unsplash.

Dans l’ouvrage, l’accent porte moins sur une version supérieure, idéale ou fusionnelle d’une communauté qui serait « à venir », que sur les circonstances fragiles et provisoires qui en accomplissent l’expérience, depuis ce monde – une perspective, elle aussi, partielle et située. Aucun désir de fusion, d’unité retrouvée, de symbiose ou de dissolution du moi, mais une série de gestes depuis lesquels renouveler l’expérience provisoire et singulière de la vie en commun : notre participation à un champ plus réel et plus vaste d’individuation.

La question, ici, pourra paraître naïve ou étrangement sobre : comment favoriser les situations qui recréent des manières d’entrer en rapport avec ce monde ? Comment nourrir les pratiques capables de faire consister de telles expériences ? Tracer un plan de communication entre les êtres implique de ne pas étouffer ou condamner la pluralité réelle des modes d’existence au profit d’un seul, en particulier quand il s’agit de composer, en un même monde, une multiplicité de différences en relation. Si la limite entre subjectivité et cosmos peut être poreuse, la nécessité d’inclure sans étouffer, de rendre participable sans obstruer, devient plus nécessaire encore. Peut-on donner consistance aux communications entre les êtres, sans perdre leurs différences ou la possibilité d’une différenciation immanente aux rencontres engagées ? Un tel mouvement est palpable chez Jean-Louis Tornatore comme dans les « cosmoformes » décrites par le philosophe contemporain Pierre Montebello : des prises de forme qui entretiennent une relation étroite à la terre parce qu’elles instaurent des passages et des zones mixtes de communication entre les êtres qui la peuplent, « comme si les formes exhaussaient le monde dans des lignes expressives » (Montebello, 2015, p.156). En référence aux animaux, aux pratiques chamanes ou aux parures corporelles amazoniennes, Pierre Montebello souligne lui aussi la valeur d’une « manière de composer avec le monde, avec ses éléments lumineux, colorés, ses matières et ses pigments, ses étoffes et ses densités, ses lignes de forces et ses champs magnétiques (…) une certaine manière de faire consister la nature et ses matériaux » (Montebello, 2015, p.138).

Nous ne pouvons plus considérer que des différences de nature, données a priori, séparent les êtres selon des frontières infranchissables et des lignes d’incommunicabilité absolue. Comme le remarque Jean-Louis Tornatore avec finesse : « il est un terme récurrent, celui d’intelligence, qui désignerait le ‘champ informationnel’ auquel la transe donnerait accès (…) un terme, au demeurant, parfaitement ambivalent, en tant qu’il n’annule pas mais laisse planer la perspective d’une altérité, d’une extériorité à l’œuvre : ‘une autre intelligence’, à la fois comme présence et comme possibilité de vivre ‘un plus grand que soi’ » (Tornatore, p.172).

De telles communications, continuums intensifs de présence et d’altération n’existent jamais seuls. Le lieu se mue en domicile à chaque fois qu’un « jeu avec le monde » engendre une zone impersonnelle ou transpersonnelle de consonnance avec les êtres, et « l’invention d’une nouvelle manière d’être dans le monde par les formes elles-mêmes » (Montebello, 2015, p.149). Si les êtres ont une chance d’être constitués par leurs relations, ils entretiennent une consonance avec le monde qui nécessite de penser ensemble les rapports d’obligation et de réciprocité dans les pratiques matérielles qui les convoquent. Il s’agit alors d’étudier les circonstances d’éclosion, les conditions d’émergence de la présence : l’ensemble des actes où se cultive le sentiment de la réalité des êtres qui nous entourent.

À travers la question de la présence, Jean-Louis Tornatore effleure souvent, d’une façon délicate et discrète, l’importance des êtres qui longent nos expériences – altérités, proches ou disparus – lorsque nous leur laissons la possibilité de nous aider à vivre, de nous orienter ou de nous questionner. L’ouvrage invite à ne pas mépriser la réalité de ces présences qui nous accompagnent de façon plus ou moins continue, intense ou ombrageuse ; à respecter l’ambiguïté, le secret, la part d’ombre et mystérieuse des situations de communication avec des réalités qui ne sont pas nécessairement immédiates et transparentes.

Plusieurs observations montrent qu’un rituel humain, impur et imparfait, comporte quelque chose de plus, de plus grand et de plus troublant, lorsque « l’issue est ouverte quant à la qualité proprement symbolique ou efficace de ce moment » (Tornatore, p.114). À chaque instant, l’essai donne de l’importance à ces multiples versions de nous-mêmes, virtuelles et pressenties, à travers lesquelles nous recherchons une manière plus substantive et réelle d’exister. Nous avons parfois besoin d’être pris dans un mouvement plus grand pour savoir qui nous sommes, rencontrer les formes et les gestes qui nous sollicitent, et nos façons personnelles d’y répondre. Un tel état de disponibilité indique que nous vivons alors à l’écoute des multiples versions de nous-mêmes et des êtres – altérités, disparus ou êtres virtuels – capables de frayer un chemin jusqu’à nous, à travers et au-delà, « non pas une recherche de sens mais une entrée de la personne toute entière dans le sens de la vie » (Tornatore, p.150).

De là aussi la force kinésique, l’efficace ou le secret du rituel, la reconnaissance de sa ligne spéculative : « C’est un art des passages, des transitions et des transgressions, un art de transe – si on revient au sens étymologique du mot : transeo, transire : aller au ou par-delà, passer, traverser. Mais comme la vie pour James est un tissu ou un enchaînement d’expérience, les choses et leurs expériences sont ensemble en transition, en sorte qu’il n’est nul besoin de basculer de l’objectif au subjectif, ou de la réalité réelle au fantasme et à l’imagination, ou du monde terrestre à un monde lunaire ou je ne sais quoi. » (Tornatore, 2023b). Si l’existence réside davantage dans un ensemble d’opérations transitives d’influences, d’impressions, d’écoute et de transformations intimes, silencieuses et progressives, comment se laisser agir sans trancher contre ou en faveur de ce qui, multiplement, nous ouvre, nous change et nous guide ? (Rafanell i Orra, 2023). Comment laisser une véritable chance à ces rencontres importantes par lesquelles nous sentons que nous devons passer pour réaliser notre humanité ? À rebours d’un pluralisme béat ou d’un connexionnisme généralisé, l’auteur nous invite à prendre soin des affinités, des connivences plus intimes dans lesquelles doter nos expériences de valeurs et de qualités.  

Photo Inga Gezalian sur Unsplash.

La force de l’ouvrage réside dans un argument simple et bienfaisant : les formes que nous donnons à nos expériences collectives – qu’elles soient rituelles, physiques ou politiques – disent en faveur de quels mondes, de quels êtres et de quelles réalités nos gestes se consolident. L’imagination chamanique, l’hypnose, la transe cognitive et les états de conscience parcourus dans l’ouvrage décrivent un « pouvoir de transformation de nos relations avec les êtres et les choses » (Tornatore, p.152). Le théâtre de Jerzy Grotowsky, par exemple, est présenté comme « une expérience singulière et personnelle, accomplie dans le silence et la solitude, « à côté des autres », une quête des origines qui repose sur l’idée que la vie humaine est liée à la totalité du monde et se fabule comme un geste de réparation permettant de retrouver ce que l’humanité a perdu » (Tornatore, p.65).

L’Anthropocène intensifie la question du statut des expériences que nous choisissons de vivre, que nous désirons abandonner ou au contraire exhausser. De surcroît, l’Anthropocène éclaire en négatif ces instants privilégiés, ces évènements considérables, et tend à « dignifier » certaines expériences – transes, hypnoses, expériences théâtrales et rituels – qui, dans un capitalisme productiviste (système de prolifération d’entités matérielles : objets, inventions, flux de marchandises…) ont eu tendance à moins compter où à ne compter que sur un mode d’existence marchand.

Du fait des doutes qui le traversent, qu’il n’hésite pas à faire apparaitre, Jean-Louis Tornatore ne verse jamais dans un exotisme ingénu, mais interroge la discipline anthropologique avec une rare acuité, sans complaisance, avec un mélange d’attachement et d’inquiétude, d’incertitude et d’engagement. Loin d’offrir des lignes d’évasion évanescentes ou romantiques en tablant sur l’existence d’autres mondes pour des sociétés occidentales fatiguées ou « la petite solution rustine New Age, pour Blancs faussement contrits, subitement inquiets et concernés » (Tornatore, p.226), l’auteur décrit l’anthropologie comme l’occasion d’une interrogation politique, ontologique et somatique touchant aux conséquences pratiques de nos relations à autrui. Ici, le geste anthropologique décrit moins une façon d’échapper au réel pour en supporter le désastre ou la cruauté que l’occasion d’en prendre soin et d’en réviser la teneur, contre les multiples entreprises de laminage, de capture et de destruction qui en dégradent l’existence.

« Comment créer des espaces intersectionnels aux limites de notre compréhension pour se rencontrer dans une nouvelle zone ? Comment créons-nous les feux de camp, des feux de frontière qui invitent les autres à nous rendre visite ? » (Shawn Wilson, dans Tornatore, 2023b). Il ne s’agit plus, alors, de choisir entre différentes « options cosmologiques » (entre le naturalisme et l’animisme par exemple) mais, plus radicalement, entre différentes façons de vivre, différentes activités ou manières d’habiter les lieux. Sans minorer notre besoin d’accomplissement, de connexion et de chaleur. En prenant soin des qualités, textures et impressions sensibles à partir desquelles s’exercent des facultés et se façonnent des milieux.

En somme, ce n’est pas seulement ce que nous faisons qui compte, mais aussi l’acuité, la présence, la disponibilité ou l’implication dans certains gestes, qui permettent d’apprendre à sentir et départager entre des sources durables d’accomplissement et des passe-temps aliénants et inconsistants (Lorde, 1984, pp.52-53 ; Rigoulet et Bidet, 2023).

En contraste avec les intensités brèves, sensationnelles et périssables des « marchandises émotionnelles » qui prolifèrent à la surface du monde (Illouz, 2019), chérir la qualité affective de nos gestes permettrait d’entrevoir d’autres formes de vie : des façons nouvelles de désirer, d’agir et de ressentir façonnées par des attachements et des facultés s’exerçant au fil du temps, une « capacité à déterminer pour soi-même, comme projet politique, une vie qui soit suffisamment bonne » (Viveiros de Castro, 2021, p.209). Les entreprises, leurs offres de biens ou d’expériences investissent désormais une large part de nos interactions, de nos comportements, de nos imaginaires et de nos identités, en remplaçant « les véritables différences par des différences factices, par des distinctions narcissiques qui répètent à l’infini la morne identité des consommateurs » (Viveiros de Castro, 2021, p.208).

Photo Alec Douglas sur Unsplash.

La situation climatique dans laquelle nous sommes engagés dramatise la question des agencements relationnels et matériels à travers lesquels nous demeurons capables de résister à l’absence d’horizon – social, existentiel et politique –, et esquissons de réelles possibilités de vie. Ce déplacement ne concerne pas seulement les hétérotopies, les univers alternatifs ou les communautés qui cherchent à s’émanciper des grandes métropoles. Pour être partagée, la possibilité d’un monde habitable devrait s’inscrire dans des pratiques de vie, d’exigence et de création qualitativement différentes. « Peut-on rechercher cette intensité et dans le même temps raviver sa capacité à développer « toute une logique tranquille de la différence » demandant patience, temps long et mémoire, capacité de décentrement et élargissement de soi pour englober en soi le souci d’autres formes de vie ? » (Hachette et Hüet, 2021, p.35). Dans la perception d’un monde abîmé, appauvri et menacé, de nombreux travaux documentent aujourd’hui la résurgence du primat de l’expérience, dans des activités plus légères pour la terre et plus chaleureuses. La pointe avancée du réel, ce que chacun perçoit et priorise comme une chose ou une expérience importante, se déplace aujourd’hui pour de nombreuses personnes. D’autres façons de répondre à la vie et de s’y orienter s’expérimentent et se constituent.

La résurgence du carnaval, du bal folk, des arts populaires et des danses traditionnelles en France atteste des lignes de coexistence qui maillent et traversent les milieux qui ne cessent de croire au monde, tout en soulignant la nécessité d’expériences susceptibles de modifier la physionomie matérielle et affective des lieux. « L’ascèse du geste, comme une musique répétitive, vise l’éclosion du sens dans l’épuisement du corps » (Tornatore, p.244). Honorer certaines formes de coexistence, en soutenir la possibilité, la valeur et la nécessité : tel est l’argument-force qui traverse les différentes séquences du livre de Jean-Louis Tornatore. C’est un essai plein d’appétit, d’appétence, de tendresse et de courage, un livre dont les mouvements attestent d’une quête durable, importante, inquiète parfois, énigmatique et sincère. « Je vois l’anthropologie comme une discipline marquée par les syndromes de la perte et de la disparition » (Tornatore, 2023b). Un livre-amulette, rieur et sombre, qui révise en profondeur la notion même de participation : indissociablement politique, somatique et théâtrale.

Comment laissons-nous notre activité, nos rencontres, nos émotions et nos sensibilités contribuer à la formation d’une ascèse, ou la volonté de faire un peu mieux, de nous lier d’une façon plus sensible, plus délicate ou plus réelle à ce monde ? C’est, en effet, une qualité d’être, de présence et de tempérament qui semble se vouloir ou se dessiner tout au long de l’ouvrage, évoquant certaines observations d’Angelo Pellegrino à propos de l’écrivaine italienne Goliarda Sapienza. Dans l’un de ses textes consacrés à l’autrice de L’Art de la joie et du Rendez-vous à Positano, Angelo Pellegrino parle d’une propension à transfigurer la réalité la plus commune :

« Goliarda, de même qu’elle savait cuisiner des mets sublimes avec les plus pauvres ingrédients – je me souviens d’un plat qu’elle appelait « caviar des pauvres », à base d’oignons et d’aubergines grillés et coupés très fins, d’huile et d’aromates -, pouvait transformer une lumière particulière, une idée, le visage d’une femme, une émotion, une simple phrase en quelque chose de grand, d’universel. Elle avait une capacité de transfiguration de la réalité qui transcendait toute pauvreté. Où que ce fût, et peu importe les conditions matérielles, avec elle, on se sentait toujours riche ; ce n’est pas une exagération. (…) Les jours se suivaient, toujours merveilleux, de ce genre de merveilleux que seul un écrivain, peut-être, peut apprécier dans toutes ses nuances. Pour elle, il n’y avait qu’une unité de mesure du temps : la journée. À l’intérieur de celle-ci, il fallait accomplir tout ce qui pouvait rendre la vie digne d’être vécue. Tout se jouait dans cet intervalle, le véritable échec pour Goliarda était de perdre une journée. »

(Pellegrino, 2015, p.26 et 33)

Dans un écho troublant, le livre de Jean-Louis Tornatore explore la centralité de la présence dans différentes expériences à même d’agrandir nos champs de perception et la qualité de nos attentions à ce qui existe. Si l’auteur écrit d’une plume décidée, énergique et précise, c’est pour contester la manière dont nos mondes et leurs aménagements laissent trop peu de place à ces états de disponibilité, d’ouverture, ces états-lisières et liminaux dans lesquels se créent les expériences susceptibles de nous initier. Les formes singulières et qualitatives de coprésence qui requièrent de nouveaux engagements, mais rendent sensibles à d’autres versants de l’infini : en particulier, son versant intensif, généreux et réel, et non sa tendance extensive, empilant les mondes partes extra partes sans transformer en retour la texture des êtres qui en participent.

Références bibliographiques

Hachette Pauline et Huët Romain, 2021. « Turbulences. Dépense, énergie et intensification de la vie », Socio-anthropologie, n°44, 23-40.

Illouz Eva (dir.), 2019. Les marchandises émotionnelles. L’authenticité au temps du capitalisme. Éditions Premier Parallèle.

Lorde Audre, 2018 [1984]. Sister outsider. Essais et propos sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme. Éditions Mamamelis.

Monnin Alexandre, 2023. Politiser le renoncement. Éditions Divergences.

Montebello Pierre, 2015. Métaphysiques cosmomorphes. Éditions Les Presses du Réel.

Pellegrino Angelo, 2015. Goliarda Sapienza, telle que je l’ai connue. Éditions Le Tripode.

Pignarre Philippe et Stengers Isabelle, 2007. La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement. Éditions La Découverte.

Rafanell i Orra Josep, 2023. Petit traité de cosmoanarchisme. Éditions Divergences.

Rigoulet, Vincent et Bidet, Alexandra, 2023. Vivre sans produire. L’insoutenable légèreté des penseurs du vivant. Éditions du Croquant.

Tornatore Jean-Louis, 2023. Pas de transition sans transe. Éditions Dehors.

Tornatore Jean-Louis, 2023b. « Transe, art pour un 21e siècle transi », Lundimatin, 24 octobre 2023.

Viveiros de Castro Eduardo, 2021. Le regard du jaguar. Éditions La Tempête.


Image d’accueil : Andrew Sterling sur Unsplash.

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Notes

  1. Pauline Vigey et Nathan Ben Kemoun tiennent à remercier chaleureusement Pauline Hachette, Alexandra Bidet, Emmanuel Bonnet et Josep Rafanell i Orra, pour leurs lectures attentives de versions antérieures de ce texte et la bienveillance des échanges qui l’ont rendu possible.[]