Nous republions ici un texte de Nelo Magalhães qui fait écho à notre série d’articles sur l’autoroute A69.
Au-delà du chantier, l’ubuesque cycle de vie d’une autoroute
La décision du tribunal administratif de Toulouse d’annuler les autorisations environnementales de l’autoroute A69 a mis le chantier à l’arrêt, suscitant moult indignations auprès des partisans de cette infrastructure. Parmi les arguments avancés, celui que la construction est achevée aux deux tiers revient fréquemment : par conséquent il serait « ubuesque » (selon le ministre des Transports) de ne pas finir l’ouvrage. Après tout, on pourrait admettre que les importants dommages environnementaux de cette autoroute, bien documentés, sont déjà là et accepter l’irréversibilité du processus. L’histoire environnementale des grandes infrastructures conteste fondamentalement ce récit. Le cycle de vie d’une infrastructure, quelle qu’elle soit, ne suit pas une loi technique, par exemple propre aux matériaux qui la constituent. Il est de bout en bout politique, attaché à l’usage que des forces sociales entendent lui assigner. De plus, il dépasse largement la période de construction : une fois mise en service, l’infrastructure est sans cesse étendue, approfondie, rigidifiée et maintenue… jusqu’à l’étape du démantèlement.
Illustrons ces aspects avec le cas de l’autoroute.
Sa définition reflète des choix de mobilité bien particuliers. Il s’agit d’une voie « réservée à la circulation mécanisée libérée de tout accès direct des riverains ainsi que de toute intersection à niveau avec d’autres circulations ». Exiger la fluidité, c’est imposer une infrastructure inaccessible aux habitants la bordant, aux usagers non-motorisés, et imposer la construction d’imposants échangeurs et raccordements lors de croisements avec d’autres routes, voies ferrées ou canaux. L’autre élément clé tient à l’exigence d’une « vitesse de base élevée » (110 à 140 km/h selon les pays). Ce choix a des effets majeurs sur le tracé autoroutier : la pente doit être faible, les courbes assez longues et les largeurs des voies importantes pour des questions de sécurité. Comme le territoire n’est pas du tout adapté à ces exigences, le travail de transformation des reliefs et des sols par les terrassements est immense : en France, en moyenne 100 mètres cubes de terre sont déplacés par mètre linéaire.
Une fois construite, l’autoroute est loin d’être figée. Les premiers projets autoroutiers l’anticipent généralement en imposant un important terre-plein entre les voies dans la perspective d’en ajouter de nouvelles. Or le trafic ne disparaît pas mais augmente avec les nouvelles constructions (phénomène dit du trafic induit) : on élargit ainsi la 2×2 à 2×3 puis 2×4 voies. Pour rouler à une vitesse élevée dans des conditions de sécurité jugées admissibles, les chaussées sont plus larges qu’auparavant (3,5 m contre 2,5 m). L’emprise moyenne d’une autoroute est donc de 10 hectares par kilomètre.
Le dernier choix politique essentiel concerne la circulation de camions toujours plus lourds. Comme les ports ou aéroports, l’autoroute est dimensionnée pour le véhicule le plus volumineux. Les ingénieurs, comme les administrations et les politiciens, le savent depuis les années 1950 : un camion représente des millions de voitures, car l’impact sur la chaussée est exponentiel au poids (le road damage calculator réalise les calculs en ligne). Le choix du libre-échange par l’Union européenne, qui autorise et encourage le passage de camions toujours plus lourds, a des effets matériels considérables : épaisseur, rigidité des sous-couches, traitement du sol et du sous-sol consolidés avec de la chaux et du ciment. La libre circulation des marchandises, au cœur de sa constitution, repose toujours plus sur le fret routier, avec aujourd’hui des méga-camions de 60 tonnes. L’épaisseur des routes a ainsi décuplé au XXe siècle, passant de 10 cm à plus de 130 cm.
Ne pas terminer une autoroute, c’est éviter non seulement les émissions du trafic, mais également l’entretien permanent des chaussées et des ponts pour la circulation des poids lourds.
Ce choix explique à lui seul l’importance de l’entretien et de la maintenance des routes, troisième phase politique de leur vie : ces opérations ne sont pas redevables d’une loi technique, mais bien du fret routier, qui a été multiplié par six en soixante ans. Ainsi, on constate déjà des déformations importantes en 1981 sur les voies lentes d’une section de l’autoroute A1 (Paris-Lille), ouverte en 1968. À l’époque elle avait déjà supporté 56 millions de véhicules dont 21 % de poids lourds : elle reçoit aujourd’hui 100 000 véhicules par jour dont 25 à 35 % de semi-remorques bien plus lourds qu’à l’époque. Si les ingénieurs jugent que la durée de vie d’une chaussée autoroutière est d’une vingtaine d’années, ce pronostic sera nettement réduit avec une intense circulation de camions. Le raisonnement est identique pour les 12 000 ponts autoroutiers en France, dont 7 % menaceraient de s’effondrer d’après un rapport du Sénat. S’il faut en moyenne 30 tonnes de sable et de gravier par mètre linéaire pour construire une autoroute, cette infrastructure en consomme bien plus au cours du temps. L’extraction de ces matières, de très loin la plus importante du pays, est aujourd’hui destinée à plus de 80 % aux travaux publics, et en particulier l’entretien des routes. C’est un véritable cercle vicieux, qui se poursuit tant que cet usage-là de l’infrastructure prédomine.
Ne pas terminer une autoroute, c’est non seulement éviter les émissions du trafic qu’elle supporterait sur un temps très long, mais également l’entretien permanent des chaussées et des ponts pour la circulation des poids lourds. C’est éviter l’ouverture et l’extension de nouvelles carrières, de centrales à béton et à bitume, et la gestion des masses immenses de déchets. C’est s’épargner la lourde question de son démantèlement futur. Le gain de l’arrêt du chantier de l’A69 est donc considérable. Avec la votation suisse de novembre, qui a mis un coup d’arrêt à l’extension des autoroutes du pays, cet épisode vient également rappeler qu’il n’y a pas de loi de l’histoire qui impose l’accumulation infinie d’infrastructures. Parfois elles ne s’étendent plus, et parfois elles ne sont même plus construites.
Image d’accueil : travaux d’élargissement de l’A480, 2019. Wikimedia.
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