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À propos de trois ouvrages de Kōhei Saitō : La Nature contre le Capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital, éditions Syllepse, 2021 ; Moins ! La décroissance est une philosophie, traduit du japonais par Jean-Christophe Helary, Paris, éditions du Seuil, 2024 – dont des bonnes feuilles sont parues dans Terrestres ; Marx and the Anthropocene. Towards the idea of Degrowth Communism, Cambridge University Press, 2022.
Les écologistes classiques rejettent souvent Marx comme étant « productiviste » et aveugle aux problèmes écologiques. Un nombre croissant d’écrits éco-marxistes a été récemment publié, qui contredisent fortement cette idée reçue. Les pionniers de cette nouvelle recherche sont John Bellamy Foster et Paul Burkett, suivis par Ian Angus, Fred Magdoff et d’autres ; ils ont contribué à transformer la célèbre publication socialiste Monthly Review en une revue éco-marxiste. Leur principal argument est que Marx était pleinement conscient des conséquences destructrices de l’accumulation capitaliste sur l’environnement, un processus qu’il a décrit par le concept de « rupture métabolique » entre les sociétés humaines et la nature. On peut ne pas être d’accord avec certaines de leurs interprétations des écrits de Marx, mais leurs recherches ont été décisives pour une nouvelle compréhension de sa contribution à la critique écologique du capitalisme.
Marx, continuités et changements
Kohei Saito est un jeune chercheur marxiste japonais qui appartient à cette importante école éco-marxiste. Son premier livre, La Nature contre le Capital, traduit en français par les Éditions Syllepse, est une contribution très précieuse à la réévaluation de l’héritage marxien dans une perspective écosocialiste.
L’une des grandes qualités de son travail est que – contrairement à de nombreux autres chercheurs – il ne traite pas les écrits de Marx comme un ensemble systématique de textes défini, du début à la fin, par un fort engagement écologique (selon certains), ou une forte tendance non écologique (selon d’autres). Comme l’affirme Saito de manière très convaincante, il existe des éléments de continuité dans la réflexion de Marx sur la nature, mais aussi des changements et des réorientations très significatifs. En outre, comme le suggère le sous-titre du livre, ses réflexions critiques sur la relation entre l’économie politique et l’environnement naturel sont « inachevées ».
Parmi les continuités, l’une des plus importantes est la question de la « séparation » capitaliste des humains de la terre, c’est-à-dire de la nature. Si ce thème apparaissait déjà dans les Manuscrits de 1844, après la publication du Capital (1867) Marx s’est intéressé aux sociétés précapitalistes, dans lesquelles il existait une forme d’unité entre les producteurs et la terre. Il considérait que l’une des tâches essentielles du socialisme était de rétablir l’unité originelle entre les humains et la nature, détruite par le capitalisme, mais à un niveau plus élevé (négation de la négation). Cela explique l’intérêt de Marx pour les communautés précapitalistes, que ce soit dans ses discussions écologiques (par exemple le chimiste allemand Carl Fraas) ou dans ses recherches anthropologiques (l’historien Franz Maurer) : ces deux auteurs étaient perçus comme des « socialistes inconscients ».
Et, bien sûr, dans son dernier document important, la « Lettre à Vera Zassoulitsch » (1881), Marx affirme que grâce à la suppression du capitalisme, les sociétés modernes pourraient revenir à une forme supérieure d’un type « archaïque » de propriété et de production collectives. Je dirais que cela appartient au moment « anticapitaliste romantique » des réflexions de Marx. Quoi qu’il en soit, cet aperçu intéressant de Saito est très pertinent aujourd’hui, alors que les communautés indigènes des Amériques, du Canada à la Patagonie, sont en première ligne de la résistance à la destruction capitaliste de l’environnement.
Lire aussi sur Terrestres : Kōhei Saitō, « Marx au soleil levant : le succès d’un communisme décroissant », mars 2023.
Cependant, la principale contribution de Saito est de montrer le mouvement, l’évolution des réflexions de Marx sur la nature, dans un processus d’apprentissage, de repensée et de remodelage de ses pensées. Avant Le Capital, on peut trouver dans les écrits de Marx une évaluation assez peu critique du « progrès » capitaliste – une attitude souvent décrite par le terme mythologique vague de « prométhéisme ». Cela est évident dans le Manifeste communiste, qui célèbre la « soumission des forces de la nature à l’homme » et le « défrichement de continents entiers pour la culture » ; mais cela s’applique également aux Cahiers de Londres (1851), aux Manuscrits économiques de 1861-63 et à d’autres écrits de ces années-là.
Curieusement, Saito semble exclure les Grundrisse (1857-58) de sa critique, une exception qui à mon avis n’est pas justifiée, quand on sait combien Marx admire, dans ce manuscrit, « la grande mission civilisatrice du capitalisme », par rapport à la nature et aux communautés précapitalistes, prisonnières de leur localisme et de leur « idolâtrie de la nature » !
Le changement intervient en 1865-66, lorsque Marx découvre, en lisant les écrits du chimiste agricole Justus Von Liebig, le problème de l’épuisement des sols, et la rupture métabolique entre les sociétés humaines et l’environnement naturel. Cela conduira, dans le volume 1 du Capital – mais aussi dans les deux autres volumes inachevés – à une évaluation beaucoup plus critique de la nature destructrice du « progrès » capitaliste, en particulier dans l’agriculture. Après 1868, en lisant un autre scientifique allemand, Carl Fraas, Marx découvrira également d’autres questions écologiques importantes, telles que la déforestation et le changement climatique local. Selon Saito, si Marx avait pu achever les volumes 2 et 3 du Capital, il aurait davantage mis l’accent sur la crise écologique – ce qui signifie aussi, au moins implicitement, que dans leur état actuel d’inachèvement, l’accent n’est pas suffisamment mis sur ces questions.
Fondateur plus que prophète
Cela m’amène à mon principal désaccord avec Saito : dans plusieurs passages du livre, il affirme que pour Marx « la non-durabilité environnementale du capitalisme est la contradiction du système » (p.142, souligné par Saito) ; ou qu’à la fin de sa vie, il en est venu à considérer la rupture métabolique comme « le problème le plus grave du capitalisme » ; ou que le conflit avec les limites naturelles est, pour Marx, « la principale contradiction du mode de production capitaliste ».
Je me demande où Saito a trouvé, dans les écrits de Marx, les livres publiés, les manuscrits ou les carnets, de telles déclarations… Elles sont introuvables, et pour une bonne raison : l’insoutenabilité écologique du système capitaliste n’était pas une question décisive au 19e siècle, comme elle l’est devenue aujourd’hui, avec l’entrée de la planète dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, depuis 1945.
Lire aussi sur Terrestres : Kai Heron, « La sortie du capitalisme en débat chez les écosocialistes », mai 2024.
De plus, je crois que la rupture métabolique, ou le conflit avec les limites naturelles, n’est pas « un problème du capitalisme » ou une « contradiction du système » : c’est bien plus que cela ! C’est une contradiction entre le système et « les conditions naturelles éternelles » (Marx), et donc avec les conditions naturelles de la vie humaine sur la planète. En fait, comme l’affirme Paul Burkett (cité par Saito), le capital peut continuer à s’accumuler dans n’importe quelles conditions naturelles, même dégradées, tant qu’il n’y a pas d’extinction complète de la vie humaine : la civilisation humaine peut disparaître avant que l’accumulation du capital ne devienne impossible.
Saito conclut son livre par une évaluation sobre qui me semble être un résumé très pertinent de la question : Le Capital (le livre) reste un projet inachevé. Marx n’a pas répondu à toutes les questions ni prédit le monde d’aujourd’hui. Mais sa critique du capitalisme fournit une base théorique extrêmement utile pour la compréhension de la crise écologique actuelle. Par conséquent, j’ajouterais que l’écosocialisme peut s’appuyer sur les idées de Marx, mais qu’il doit développer pleinement une nouvelle confrontation éco-marxiste avec les défis de l’Anthropocène au 21e siècle.
Le deuxième livre de Saïto, Moins !, fut publié au Japon en 2019 et eut un énorme succès : 500.000 exemplaires vendus. C’est une bonne nouvelle pour l’écologie critique. Ses premiers chapitres sont un bilan dramatique du changement climatique : le point de non-retour est à nos portes, l’anthropocène se dirige vers la catastrophe. La quantité de CO2 dans l’atmosphère n’avait pas été atteinte depuis le Pliocène il y a 4 millions d’années. Le responsable de cette crise est, sans aucun doute, le système capitaliste qui vise une multiplication infinie de la valeur et une croissance illimitée, inextricablement liée aux combustibles fossiles (et donc aux émissions de CO2) depuis la révolution industrielle. Or, comme l’observe Kenneth Boulding, « celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ». Si l’on n’arrête pas le capitalisme, il rendra la planète invivable pour les humains.
Comment affronter ce défi ? Saito se livre à une critique en règle de l’écologie compatible avec la croissance (capitaliste) : les objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies – « un opium du peuple » – la croissance économique verte prônée par la Banque Mondiale, et même le Green New Deal proposé par Stieglitz et la gauche nord-américaine. Certes, observe Saito, il nous faut un New Deal Vert : des véhicules électriques, de l’énergie solaire, des circuits cyclables, des transports publics gratuits. Mais cela ne sera pas du tout suffisant pour affronter la crise.
Ce qu’il nous faut c’est rompre avec le « mode de vie impérial » capitaliste et prendre le chemin de la décroissance, c’est à dire passer de la quantité – davantage de marchandises, croissance du PIB – à la qualité : étendre le temps libre et la protection sociale.
Le « communisme de la décroissance »
Saito nomme communisme de la décroissance l’alternative radicale au capitalisme, qui a pour fondement la gestion démocratique des biens communs comme la terre, l’eau, l’électricité, la santé ou l’éducation, en les arrachant aussi bien au marché qu’à l’État. Cette proposition se trouverait dans les écrits tardifs de Karl Marx, affirme Saito, qui ne cite pourtant aucun texte de Marx où il est question de décroissance. Tandis que dans le Manifeste Communiste (1848) Marx défend la primauté des forces productives, dans une perspective euro-centrique, à partir de 1868, grâce à la lecture des biologistes Liebig et Fraas – dont témoignent ses notes de lecture récemment publiées par la nouvelle MEGA (« Marx-Engels-Gesamtausgabe », l’ensemble des textes de Marx et Engels) – il va commencer à développer une nouvelle perspective.
Cela aboutira en 1881 avec la lettre (et ses différents brouillons) à Vera Zassoulitsch, où il est question de la commune rurale traditionnelle comme source d’un avenir communiste pour la Russie. Une proposition qui rompt avec l’eurocentrisme, la primauté des forces productives et la vision de l’histoire comme « progrès ».
Il me semble toutefois que Saito va trop loin, en prétendant trouver dans les écrits de Marx sur la commune rurale russe une « perception positive des économies stationnaires » et donc les prémisses du « communisme de la décroissance ». Plus sobre et pertinente me semble son affirmation que « nulle part Marx n’a laissé de trace écrite sur ce qu’il envisageait par communisme de la décroissance ».
Le communisme selon Saito serait un réseau horizontal de co-gestion démocratique, où les travailleurs seraient les propriétaires et les gestionnaires des moyens de production. Ce qui manque dans ce projet est la planification écologique démocratique. Certes, dans un passage Saito évoque la nécessité d’une « planification sociale pour gérer la production de biens d’usage et la satisfaction des besoins » (p. 267) mais cette intuition importante n’est pas développée.
Comment y arriver ? Saito évoque l’économie solidaire et les coopératives, tout en reconnaissant que, « comme Marx l’a souligné, les coopératives de travailleurs sont exposées à la concurrence du marché capitaliste. Par conséquent, conclue- t-il, il faut changer tout le système ». Il mentionne aussi le municipalisme socialiste, dont la Barcelone de la maire Ada Colau donne l’exemple (hélas, elle a depuis perdu la mairie de la ville). Enfin, il se réfère aux mouvements sociaux et aux assemblées citoyennes, mais il manque à sa réflexion une stratégie socio-politique de transformationrévolutionnaire.
Lire aussi sur Terrestres : Geneviève Azam, « Planification écologique : frein d’urgence ou administration de la catastrophe ? », septembre 2023.
Le troisième livre de Saito, Marx and the Anthropocene, publié en 2022, n’existe pour le moment qu’en anglais. Il propose une analyse des écrits de Marx bien plus précise : il situe comme texte-clé du matérialisme historique productiviste non pas le Manifeste Communiste, mais la Préface de 1859 à la Contribution à la Critique de l’Économie Politique, qui définit la révolution comme suppression des rapports de production devenues des entraves au libre développement des forces productives. Et il critique aussi certains arguments distinctement « prométhéens » des Grundrisse de 1857-58.
Autant son interprétation des derniers écrits russes de Marx comme une rupture avec le productivisme et l’euro-centrisme me paraît juste, autant son hypothèse d’un Marx « décroissant » me semble sans fondement. Mais Saito reconnait les limites de la réflexion de Marx et le caractère inachevé de son projet.
Dans ce livre plus récent, Saito fait aussi preuve d’une connaissance bien plus précise de la littérature écosocialiste moderne, et définit donc son « communisme de la décroissance » comme une variante de l’ecosocialisme qui prône la rupture avec la croissance.
Pour conclure, la proposition d’un mouvement qui arrache les biens communs au marché et fonde le « Royaume de la liberté » sur la réduction du temps de travail correspond aux idées de Marx, mais la décroissance est absente de ses écrits. Le communisme de la décroissance prôné par Saito comme impératif écologique – un communisme qui exige la fin du « mode de vie impérial » et la réduction de la production par la suppression des marchandises et services inutiles, me semble une belle idée d’avenir, mais elle est nouvelle, créée par l’eco-marxisme du 21e siècle, dont Saito est un brillant représentant.
Image d’accueil : Markus Spiske, Global Climate Strike, 2019, Wikimedia commons.
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