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Cet extrait est tiré de l’ouvrage de Gaëlle Ronsin, Ajoute un couvert pour l’anthropologue, paru aux éditions de l’Épure dans la collection « Chemins de table ».

L’écologie des élites

Rougail sardines – Cirque de Mafate, La Réunion

Une fois mon master terminé, je pars vivre une petite année sur l’île de La Réunion avec mon copain de l’époque, Rémi. Il a grandi dans une famille réunionnaise dans l’Hexagone, près de Lyon. Chaque grand repas familial était ponctué par des plats réunionnais : rougail saucisse, piments de toutes sortes, etc. Pourtant, il n’a jamais mis les pieds sur « son » île, ce qu’il regrette. Il quitte son job, je fais les vendanges pour mettre de l’argent de côté, nous vidons nos apparts et prenons un billet sans retour pour La Réunion.

La famille de Rémi est originaire du cirque de Salazie – une vallée encaissée du milieu de l’île – et de la communauté des Yab dits aussi les « petits Blancs ». Dans cette petite île, peuplée seulement depuis 350 ans, les habitants sont issus de différentes communautés. On y compte aussi 400 microclimats et autant de manières de vivre. « Tous les visages du monde sont à La Réunion », chante le poète Danyèl Waro. L’île est souvent décrite comme un creuset multiculturel saluant le métissage et la bonne entente entre les communautés issues des îles de l’océan Indien (Madagascar, Comores), de l’Afrique australe (en particulier, les peuples originaires du Mozambique), de la France et d’Europe, de l’Inde musulmane ou dravidienne et de la Chine. Ce conte du multiculturalisme cache que le peuplement de La Réunion est avant tout une histoire de violence liée à l’esclavagisme, au colonialisme et à l’exploitation capitaliste des ressources par les plantations. Ces communautés descendent des esclaves de peuples africains, des premiers colons blancs ou des travailleurs « engagés » indiens dans les plantations de café.

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En 2013, nous habitons avec Rémi en coloc dans les « hauts » de l’Ouest. L’organisation sociale de l’île suit des gradients altitudinaux : le bas sur les littoraux pour les demeures cossues, les hauts pour les habitats plus modestes et tout au milieu de l’île, des villages avec une vie plus rurale. L’île se sépare aussi entre l’est et l’ouest : l’est dit plus traditionnel et l’ouest colonisé par ceux qui sont appelés les « zoreys », les métropolitains, français non créoles. Nous habitons à la Saline, dans une rue « malbar », à savoir à côté d’un temple et de familles d’origine tamoul. Drôle de retour dans l’ambiance indienne pour moi. Nous habitons dans une « kaz bois sous tole », une maison en dur avec un toit de tôle  – avec Jérémie et Iza, Réunionnais créoles ayant grandi au sud de l’île et venus dans l’ouest pour travailler, et Matthieu puis Sandrine, deux zoreys. Rémi décide de consacrer son année à faire du parapente et de mon côté, je m’occupe de plusieurs façons. Je bosse à mi-temps dans une association culturelle qui organise un festival de danse, je donne quelques cours particuliers à des lycéens et je réalise une série de reportages.

Nos semaines sont rythmées par l’exploration des sentiers de l’île, nous allons régulièrement « bat’carré » (nous balader) au sein des cirques. L’île de la Réunion a vu le jour suite à l’éruption d’un volcan. Avec le temps, les flancs de cette montagne se sont érodés pour faire apparaître trois grandes cuvettes : les cirques de Cilaos, Mafate et Salazie. À l’intérieur de chaque cirque, les habitants vivent dans des « îlets », des petits plateaux des cirques entourés partiellement de falaises laissées par l’érosion. Les premiers habitants des cirques furent les esclaves s’échappant des propriétés agricoles des côtes de l’île à partir de la fin du XVIIe siècle. On les appelait les marrons, ce qui signifie en espagnol « s’échapper, fuir ». Ils entraient en « marronnage » en s’installant dans les cirques encore non habités et non explorés par les Blancs pour y vivre librement. L’histoire des marrons à la Réunion est encore mal connue, mais le nombre de marrons s’élèverait à plus de 500 personnes en 1741 soit près de 6 % de la population de l’île. Entre 1730 et 1770, le marronnage s’est intensifié et des « chasseurs de marrons » furent employés par les colons pour mener une véritable traque contre ces hommes et femmes installés dans les cirques. Ils sont sillonnés désormais chaque année par plus de 80 000 trekkeurs qui courent sur les anciens sentiers des marrons en oubliant peu à peu cette histoire. Après le marronnage, au début du XIXe siècle, les cirques devinrent un lieu de refuge pour les « petits Blancs » ruinés par l’économie de la canne à sucre en perte de vitesse, fuyant la misère et le regard des bourgeois de la côte. Aujourd’hui, les habitants des îlets les plus retirés vivent de l’agriculture et du tourisme, en mettant des gîtes à disposition des randonneurs. Ils peuvent aussi être employés par l’Office national des forêts pour assurer l’entretien des sentiers.

Île de La Réunion : préparation du ravitaillement par hélitreuillage (photo Gaëlle Ronsin, 2013).

Nous programmons un jour une randonnée avec mes colocs Iza et Jérémie. Ils nous emmènent sur un sentier peu emprunté par les zoreys. Il faut d’abord trouver un numéro de téléphone, pour réserver un trajet de 4 × 4 qui nous emmènera sur la piste creusée dans le lit de la rivière des Galets. Hissés dans la benne, le taxi-brousse nous trimballe à un départ de sentier à l’îlet Deux Bras. Nous marchons ensuite pendant deux jours dans Mafate et campons vers îlet à Malheur. Les noms sont chargés d’histoire. Mafate signifie « qui tue » en malgache, mais c’est aussi le nom d’un chef d’une communauté de marrons. Le cirque de Mafate où habitent environ 800 personnes n’est accessible qu’à pied ou par les airs. Le ravitaillement du cirque dépend donc de ces 4 × 4 ou des rotations par hélicoptère. En arrivant à îlet à Malheur, nous tombons sur le chargement d’une rotation. Ce jour-là, j’observe un drôle de cochon noir dans une cage qui sera apportée jusqu’au centre de Mafate suspendue à un fil dans les airs.

Iza a prévu tout ce que nous mangerons pour les deux jours de rando. Le premier soir, près de la tente, elle prépare un rougail sardines sur un petit feu dans le lit de la rivière. Iza a emporté un petit chaudron et a préparé à la kaz deux petits pots en plastique : dans l’un, du sel pour le riz, dans l’autre, des épices en poudre qu’elle a mélangées pour le rougail. Dans un autre pot encore, elle a transvasé de la pâte de piment. Je trouvais ça un peu exagéré, habituée à des plats déshydratés ou un bout de pain et fromage en rando. Je change vite d’avis en voyant la magie opérer avec des ingrédients tout simples : une conserve de sardine, trois tomates, un oignon et ces fameuses épices ; le rougail est vite avalé en écoutant du maloya qui crache de l’enceinte. C’est le plat réunionnais que je cuisine désormais le plus régulièrement.

Le lendemain, nous entrons dans le parc national de la Réunion, créé en 2007 sur plus de 42 % du territoire pour préserver et gérer « les pitons, cirques et remparts » de l’île. Ceux-ci ont été classés par la France en parc national en 2007 dans le but de protéger l’endémisme de l’île, c’est-à-dire des espèces qui n’existent nulle part ailleurs dans le monde et des paysages naturels grandioses. Une volonté de préserver la dégradation environnementale est mise en avant par les institutions. Or, la création de parcs nationaux est toujours paradoxale et conflictuelle. Historiquement, ils ont été créés en France pour protéger des sites d’exception dans des zones peu, voire pas habitées, en haute montagne. L’idée est de préserver une « nature vierge », sur le modèle des grands parcs états-uniens, en les vidant de leurs habitants et de toute présence humaine. L’évolution des politiques environnementales reconnaît toutefois de plus en plus le local et l’autochtonie. Des parcs nationaux « nouvelle génération » ont été créés depuis les années 2000 sur des zones déjà anthropisées et habitées, comme celui des Calanques à côté de Marseille ou celui de La Réunion.

Île de La Réunion : préparation du ravitaillement par hélitreuillage (photo Gaëlle Ronsin, 2013).

Pour comprendre ce que je traverse, je suis quelques séances d’un séminaire à la fac de Saint-Denis d’un chercheur en sciences sociales, Igor Babou, qui travaille sur cette politique environnementale. Ma thèse, que je commence l’année suivante, sera fortement inspirée de ces problématiques. Igor explique que la création du parc de la Réunion a été fortement critiquée sur place « pour son manque de proximité avec les Réunionnais, pour ses règles de gestion qui sont perçues comme allant à l’encontre de pratiques traditionnelles, pour ne pas avoir associé la population à la rédaction de la charte, pour bénéficier plus aux métropolitains ou aux touristes qu’aux habitants, etc. ». Comme ailleurs, ce sont des élites scientifiques, politiques et sociales qui ont été chargées de construire le parc national, sans beaucoup de concertation avec les locaux. À La Réunion, le contexte postcolonial complique d’autant plus l’adhésion des habitants à ce projet environnemental.

Plusieurs récits contradictoires se constituent pour justifier le parc : la volonté de préservation de la nature, la valorisation de la culture créole ou encore la doctrine du développement durable. Le cœur du parc est en effet constitué des îlets dont l’institution vante la vie traditionnelle en adéquation avec la nature. Le mode de vie des Mafatais est présenté comme un exemple à suivre, opposé à celui des villes. Mais on demande aux Mafatais d’adhérer aux règles du parc qui sont perçues comme les conditions des « gens des villes » et qui se résument principalement par des interdictions : interdiction de construction, de nuisances sonores, réglementation sur les matériaux, les activités commerciales, etc. Le parc semble aggraver plutôt que réparer des injustices culturelles ou sociales historiques. Fin 2022, quinze ans après la création du parc, un nouveau tollé a lieu. Pour s’aligner sur le droit commun et sous prétexte de règles de sécurité, le transport de passagers dans la benne des taxis 4 × 4 de Rivière des Galets est interdit par la préfecture. De vives protestations ont lieu, rapportées par la députée de l’île à l’Assemblée nationale. Les 4 × 4 sont empruntés par les touristes, comme moi, mais aussi par les Mafatais pour réduire considérablement leur temps de marche en évitant les 12 kilomètres à pied et surtout, faire baisser le coût du transport de leurs marchandises en évitant des rotations par hélicos. Cette économie, qui peut atteindre plusieurs centaines d’euros, est capitale pour ces familles qui bénéficient souvent des minima sociaux. Depuis quarante ans, Mafatais et touristes montent à l’arrière des 4 × 4 pour effectuer les 12 kilomètres qui les séparent de l’entrée du sentier de Deux Bras sans aucun accident recensé. Pourtant, l’interdiction du transport dans la benne est définitivement adoptée en mai 2023, seules quatre places sont désormais disponibles dans la cabine des 4 × 4. Le prix de la course est augmenté pour les touristes, mais reste stable pour les Mafatais, la seule petite victoire obtenue.

Rougail sardines d’Iza

Ingrédients pour 2 personnes
- 1 boîte de sardines. Classiquement de la marque Robert à La Réunion, ou sinon, de n’importe quelle autre marque. Attention, il faut choisir des sardines à l’huile de tournesol.
- 2 oignons
- 3 grosses tomates bien mûres ou 1 boîte de tomates pelées
- Épices : un peu de racines de gingembre et de curcuma, sel, poivre


Commencer par émincer les oignons et couper les tomates.
Piler ensemble les épices et les racines de gingembre et curcuma avec une pincée de sel.
Ouvrir la boîte de sardines. Verser l’huile de la boîte dans la marmite sur le feu.
Bien faire dorer les oignons puis l’ail et le gingembre pilés dans l’huile.
Ajouter les tomates et laisser compoter quelques minutes. Laisser cuire plus longtemps s’il s’agit de tomates fraîches.
Enfin, ajouter les sardines, remuer et laisser la marmite sur le feu 5 minutes. Poivrer. Ajouter un peu de vert d’oignon si vous en avez.
Manger avec du riz blanc, du piment et un peu de brèdes (le nom générique pour décrire des feuilles juste saisies à l’huile).
Choisir des brèdes chouchous si vous êtes dans le cirque de Salazie : c’est une plante envahissante, vous pourrez cueillir des feuilles un peu partout.
Île de La Réunion : l’hélitreuillage des cochons (photo Gaëlle Ronsin, 2013).

Les victoires de l’écologie

Cuire du riz pour 100 personnes ou plus – France

À l’occasion des 40 ans de la revue écologiste Silence, je me lance avec des étudiantes et militants dans un travail de longue haleine : recenser toutes les mobilisations ayant permis en France d’empêcher des projets d’aménagement ou de contrer l’artificialisation de terres. Même si de nombreuses archives sont conservées par les militants, la mémoire se perd parfois. L’idée est de tracer un bilan concret des « victoires » du mouvement écolo. Qualifié parfois de nébuleux, il se structure depuis les années 1960 en dehors ou aux marges des structures politiques classiques (partis, syndicats, associations ou ONG), ce qui complexifie sa connaissance exhaustive. Les luttes écologistes insistent, depuis leur structuration dans les années 1960, sur la nécessité de s’engager à l’échelle locale pour préserver les territoires de la bétonisation, des industries polluantes et de la dégradation de nos conditions de vie.En faisant plier un industriel, une collectivité, voire l’État, les militants ont participé à conserver, ici et là, une vallée menacée par un barrage, une forêt à la merci d’un complexe touristique, ou encore un quartier enfumé par un incinérateur.

Grâce à l’étude de la presse, des archives personnelles, des recherches sur Internet, des échanges avec des associations et la mémoire de « vieux » militants, nous avons trouvé au moins 200 victoires liées à des mobilisations écolos depuis les années 1970. Certaines contestations ont commencé bien plus tôt. C’est le cas de la construction d’un périphérique qui doit faire le tour de la ville de Lyon dont les travaux commencent en 1931 et dont l’abandon du tronçon ouest est entériné seulement en juin 2020. Le coût du projet, le changement de majorité politique de la Métropole et surtout, les arguments qui pointent le fait que la ville investit dans un projet « tout autoroute » au lieu de privilégier les mobilités douces, ont fait reculer le pouvoir.

Camp des Résistantes au Larzac, été 2023 (photo Gaëlle Ronsin).

Les mobilisations peuvent donc être très longues avant d’arriver à leurs fins. Plus de trente ans ont été nécessaires pour annuler le projet de grand canal Rhin-Rhône dans le Doubs. Le CLAC, Comité de liaison pour des alternatives aux canaux interbassins, naît en 1975. Il conteste la liaison Saône-Rhin : le dénivelé important nécessite de très nombreuses écluses, ce qui ralentit le trafic et laisse penser que celui-ci restera marginal. L’élargissement du Doubs y détruira toute vie fluviale. La bonne solution est le rail. En 1992, le projet est abandonné une première fois. Il refait surface en 1995 pour être de nouveau abandonné en 1997 sous la pression de Dominique Voynet, ministre de l’Environnement et élue à Dole.

Trente années de luttes, avec un écho cette fois national, ont été nécessaires pour éviter la construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes dont le projet a été conçu en 1965. La lutte contre des autoroutes (A45, A831), des barrages (Sivens) ou des centrales nucléaires (Carnet, Superphénix) prend souvent aussi plus de vingt ans.

Les années 1990-2020 sont des décennies marquées par les luttes contre les GPII, les grands projets inutiles et imposés dans toute l’Europe (le mouvement italien Notav naît en 1989 pour s’opposer à ligne ferroviaire Lyon-Turin) et au-delà. Des « zones à défendre » se constituent pour entraver la réalisation d’un projet – dans la lignée des occupations historiques de sites menacés (Loire, Larzac, etc.). Les occupations sont particulièrement structurantes pour les luttes et imposent un rapport de force souvent victorieux.

Malgré l’ampleur des projets, la victoire est parfois obtenue plus rapidement. En 1975, la construction de quatre réacteurs nucléaires est prévue à la pointe du Raz dans le Finistère. Dès le 8 juin 1975, des barrages sont installés pour empêcher les sondages géologiques à l’initiative du maire. Pour compliquer les futures expropriations, des installations sont mises en place : installation d’une bergerie sur le site en mai 1979 et création d’un GFA (Groupement foncier agricole permettant l’achat collectif de terres). Les moments d’enquête publique peuvent être des occasions de mobilisations importantes, pour dénoncer la mascarade de consultation. À Plogoff, dès le premier jour de l’enquête en janvier 1980, les dossiers administratifs sont brûlés par des élus. S’ensuivent d’immenses manifestations dans ce territoire rural ; comme le 24 mai 1980 où 100 000 à 150 000 manifestants défilent, venant de toute la Bretagne, voire de partout en France. Cinq ans après le début de la mobilisation, le 3 juin 1981, le Conseil des ministres annonce l’arrêt du projet en même temps que l’arrêt du projet de création d’un camp militaire dans le Larzac.

Or, c’est justement sur le Larzac qu’un grand rassemblement des luttes locales a lieu en août 2023. J’y présente une partie des résultats de notre grande enquête et anime une table ronde de témoignages de collectifs ayant permis l’abandon de projets. Cette expression de « victoire » ne fait toutefois pas consensus. Comment se réjouir de l’abandon par exemple d’un entrepôt Amazon alors que l’artificialisation des terres et le capitalisme progressent toujours ?

Confection des panneaux pour la cantine du camp des Résistantes au Larzac, été 2023 (photo Gaëlle Ronsin).

Aujourd’hui, cette approche locale est de retour avec plusieurs mouvements de mise en lien des luttes et de coopération entre les territoires opposés à des projets néfastes, injustes et polluants. C’est la ligne portée par le réseau des Soulèvements de la Terre ou l’association Terres de Lutte. Sa cofondatrice, Chloé Gerbier, explique à l’occasion de la mobilisation du 26 avril 2022 – juste après la réélection d’Emmanuel Macron – la nécessité de ne pas lutter uniquement à l’échelle institutionnelle : « Le ministère de l’Environnement n’a rien fait des cinq dernières années, il ne fera rien de plus de ce quinquennat. Donc on va se débrouiller, intensifions les résistances locales, reprenons les terres1 ! »

S’appuyer sur des préoccupations environnementales locales permet de développer une critique large de la société en vue d’un changement social. Lutter contre l’installation d’un barrage, d’un camp militaire, d’un aéroport, d’un entrepôt Amazon ou d’une centrale nucléaire permet de contrer des politiques publiques nationales et contre des multinationales « et leur monde », pour reprendre la célèbre formule. 

Le rassemblement du Larzac accueille au mois d’août des milliers de personnes et il est prévu une seule cantine pour nourrir au moins 5 000 personnes. Dès le mois d’avril, un collectif se met sur pied pour organiser le matériel et le ravitaillement nécessaires. Les légumes cuisinés sont en majorité cultivés par de petits producteurs bio de l’Aveyron qui se sont rassemblés pour pouvoir fournir les centaines de kilos à cuisiner. Entre deux réunions, ateliers ou discussions, je m’inscris à des tours de service, plonge ou découpe. Un soir, j’assiste avec mon ami Axel à une réunion de prépa pour le lendemain avec la petite équipe de « coordo ». Axel a appris « les cantines » lors d’une année de césure, entre deux boulots, pour aider les collectifs No Border un peu partout en Europe qui assurent la prise en charge des besoins vitaux de ceux et celles qui traversent les frontières à leurs risques et périls. C’est en Belgique qu’Axel a appris à cuire le riz pour plus d’une centaine de personnes. C’est un point majeur de la réunion de ce soir : qui va prendre la responsabilité de cuire du riz pour 1 500 personnes demain ? À première vue, cela ne m’effraie pas : il existe de nombreuses techniques de cuisson, et j’imagine que l’une d’elles peut bien s’adapter pour de plus grosses marmites. Mais je mets en vérité le doigt dans l’un des plus gros débats d’organisation de cuisine collective. Ce soir-là, un membre de l’équipe annonce qu’il suivra une recette éprouvée pour cuire 80 kilos de riz : cuisson à l’eau chaude, dans des marmites d’environ 100 litres. Cette recette est retranscrite dans la « bible », que m’a fait connaître Axel, à savoir le Précis d’organisation de cuisine collective écrit par un collectif pour alimenter, selon leurs mots, « nos côlons et nos colères », qui donne les détails matériels, organisationnels et culinaires pour se dépatouiller de « bouffes » en moyennes ou grosses quantités.

Cuisson des courgettes à la cantine du camp des Résistantes au Larzac, été 2023 (photo Gaëlle Ronsin).

Des questions s’échangent entre Axel et Sarah pour savoir ce qui distingue la recette du Larzac de celle de Belgique. Doit-on toujours laver le riz ? Faut-il ajouter l’eau chaude d’un coup ou par étapes ? Est-ce une bonne idée de faire revenir le riz dans l’huile ? Faut-il cuire tout d’un coup ou petit à petit ? Comment garder au chaud la marmite ? Je ne verrai pas toutes les étapes le lendemain de cette cuisson du riz, prise par l’organisation d’un débat sous un chapiteau. Faire chauffer des litres et des litres d’eau prend plusieurs heures, laver et transvaser le riz aussi. Lorsqu’on cuisine pour une telle foule, les étapes d’organisation et de manutention sont souvent plus longues que la simple « cuisson » d’un plat. Au service le soir, les centaines d’assiettes se remplissent d’un riz parfaitement cuit, réchauffant les militants fatigués par les riches débats et par le vent qui souffle en continu sur le Larzac. 

Cuire du riz pour 100 personnes (ou plus)

Ingrédients
Compter 60 g de riz par personne avec un accompagnement, soit 6 kg.

Acheter du riz d’assez bonne qualité.
Trouver une casserole à fond épais et munie d’un couvercle.
Faire chauffer 12 l d’eau (commencer au minimum 1 h avant la cuisson).
Laver et rincer le riz plusieurs fois, l’égoutter.
Démarrer la cuisson « à la créole » c’est-à-dire dans de l’huile. Remuer régulièrement pour qu’il ne grille pas.
Faire chauffer entre 1,25 et 1,75 fois le volume d’eau (selon le riz utilisé, il vaut mieux faire un test préalable).
Au bout de quelques minutes, quand le riz est bien chaud, ajouter de l’eau bouillante. Laisser cuire. Couper le feu quand le riz est encore ferme. Couvrir la marmite, le riz finit de cuire pendant encore 15 à 30 minutes à couvert par inertie.

Qui a mangé toutes les morues ?

Galettes de morue – Îles de la Madeleine, golfe du Saint-Laurent

Un matin brumeux de mai, nous nous levons aux aurores avec Jeanne et Baptiste chez qui je loge. Je passe l’hiver sur l’archipel des Îles-de-la-Madeleine, haut lieu des chasseurs de phoques dans l’est du Canada pour continuer mon postdoctorat. Il n’y a quasiment aucun logement à louer sur ces îles et je suis hébergée d’une maison à l’autre, au gré des absences des habitants séjournant régulièrement sur le continent durant quelques semaines pour visiter leurs familles. La route est longue, il faut prendre le traversier pendant une journée et traverser toute l’Île-du-Prince-Édouard puis le reste des provinces maritimes pour se rendre jusqu’au Québec. À l’aller, la route maritime habituelle était prise dans la banquise, et ma première traversée au milieu des glaces a duré deux jours. J’entends souvent dire que « les îles se méritent ». Durant quelques semaines, je vis avec ce couple qui a décidé de « s’encabaner » pour vivre un hiver sur les îles, au milieu des glaces.

Bateau de pêche, Québec (photo Gaëlle Ronsin).

Nous montons dans le « char » et faisons une heure de route pour rejoindre la pointe opposée de l’archipel canadien où nous habitons. Cela fait des jours que la fébrilité s’est emparée de tous les ports et bateaux des îles de la Madeleine. L’ouverture de la pêche au homard, qui ne dure que quelques semaines au printemps, est un événement. C’est à 6 h pétantes qu’auront aujourd’hui le droit de s’élancer les 120 bateaux pour mettre à l’eau leurs casiers à homards et retrouver leurs meilleurs coins de pêche. Pendant huit semaines, les pêcheurs vont débarquer à terre des quantités énormes de homards, qui se plaisent de plus en plus dans ce coin du golfe, grâce au réchauffement des eaux. Dans toutes les boîtes à lunch des pêcheurs s’entassent les traditionnelles galettes de morues, préparées la veille. Mais le cabillaud acheté à l’épicerie du village pour les confectionner a été pêché bien loin… dans le Pacifique ou en Atlantique, mais côté européen !

Depuis 1992, il n’y a quasiment plus aucune morue pêchée dans l’Atlantique côté canadien ni dans le golfe du Saint-Laurent – alors qu’il s’agissait du plus grand stock au monde ! La ressource a été décimée en quelques années par la surpêche. Il y a trente ans, un moratoire est brutalement décrété par le ministère Pêches et Océans du Canada. La pêche à la morue est strictement limitée dans certaines zones, puis complètement interdite. Des dizaines de milliers d’emplois sont perdus et les communautés littorales ont été bouleversées. Pendant plusieurs années, les dirigeants politiques accusent les phoques d’avoir entraîné la chute des morues, pour cacher leurs propres responsabilités.

Cages à homard, Québec (photo Gaëlle Ronsin).

Avec Florian, étudiant en master à l’École des hautes études en sciences sociales, nous avons décortiqué les rapports et les articles scientifiques pour montrer que le doute a été entretenu sciemment. Ce sont pourtant les propres experts du ministère qui n’ont pas bien réussi à estimer les stocks et à donner de bons quotas aux pêcheurs. Ce n’est donc ni la faute des phoques ni des pêcheurs, comme on l’entend souvent. Au début des années 2000, le ministère reconnaît ses erreurs sous la pression de chercheurs indépendants. Le moratoire sur la pêche se prolonge… mais les quantités de morue ne remontent toujours pas dans le Golfe ! De nouveau, le phoque est accusé d’être un « trop » gros mangeur de morues. Les études scientifiques se succèdent depuis les années 2000 pour essayer de corréler nombre de phoques et nombre de morues. Mais que ce soit par l’étude des estomacs des phoques ou de leurs graisses ou des déplacements des espèces marines, les nombres ne concordent pas. Personne ne sait s’il y aurait trop de phoques mangeurs de morues. Même s’il a été un temps envisagé par le Sénat canadien d’abattre un grand nombre de phoques pour aider au rétablissement des morues, l’absence de certitude scientifique, mais surtout les controverses morales n’incitent pas les politiques à agir. Le moratoire sur la pêche à la morue est renouvelé chaque année. Les phoques continuent de croître et les morues de baisser, malgré les volontés humaines. Ce cas, qui présente un effondrement durable du vivant, montre les conséquences de l’extraction capitaliste de la nature et comment nous devons composer avec des incertitudes et les limites de l’expertise. 

Cages à homard, Québec (photo Gaëlle Ronsin).
Galettes de morue 

Ingrédients pour 5 personnes
- 2,5 kg de pommes de terre
- 600 g de morue séchée
- Farine ou chapelure
- 1 gros oignon
- Ciboulette
- Beurre et huile


Faire dessaler la morue dans de l’eau si nécessaire pendant une nuit. La faire cuire à l’eau (environ 15 minutes).
Faire cuire les pommes de terre (démarrage à l’eau froide). Faire une purée assaisonnée avec du poivre, de la ciboulette et l’oignon haché très finement.
Ajouter la morue cuite et émiettée.
Façonner en galettes un peu épaisses.
Les passer au frigo pour les durcir. Si les galettes semblent trop collantes, les passer dans la farine. Mettre à chauffer un mélange d’huile de tournesol et de beurre et dorer les galettes des deux côtés.
Servir très chaud ou réchauffer si vous êtes en mer.
Habituellement, les galettes se mangent avec du ketchup.
Servir avec une salade verte et/ou des patates revenues.

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Notes

  1. Extrait Twitter.[]