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En février 2020, à la veille du confinement, un appel de 1000 scientifiques était publié dans le journal Le Monde : « Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire ». Quelques mois plus tard, en Angleterre, des scientifiques lançaient de la peinture verte sur la Royal Society de Londres pour dénoncer l’inaction climatique. Scientist rebellion était né : le collectif de scientifiques cousin d’Extinction rebellion s’est notamment fait connaître au moment de la COP 26 à Glasgow en 2021 par ses actions de désobéissance civile non-violente et d’occupation de l’espace public en blouses blanches.
Scientifique en rébellion, crée en France en 2022, procède à la fois de l’Appel des 1000 scientifiques et du collectif anglophone. Depuis, ses membres ont écrit des tribunes, témoigné lors de procès de militant·es pour le climat, organisé des campagnes et des occupations (au Museum d’histoire naturelle à Paris ou dans un salon d’exposition BMW à Munich, actions qui ont elles-mêmes donné lieu à des procès). Parallèlement à ces interventions publiques, le collectif œuvre à une réorientation de la recherche et de l’enseignement pour faire face à la catastrophe climatique et sociale.
À l’occasion de la publication récente de Sortir des labos pour défendre le vivant (Éditions du Seuil, collection « Libelle »), Terrestres s’entretient avec trois membres du collectif. Quelle est la spécificité de la posture des scientifiques, symbolisée par la blouse blanche, dans la société ? Comment interpeller des collègues dont l’activité dépend de ce qu’on dénonce ? Faut-il poursuivre la recherche scientifique ?
Terrestres – Pour qui ce livre a-t-il été écrit ? Pour vos collègues, pour la société civile ?
Andrée – Ce livre s’adresse à un public sympathisant. Son objectif est de mettre par écrit une réponse simple aux questions que l’on nous pose sur les lieux d’action, mais il vise un public plus large, en espérant qu’un dialogue puisse s’établir sous une forme ou une autre.
Les positions et les opinons de nos collègues ne sont pas homogènes : elles sont diverses, à l’image de notre société. Certains sont engagés sous d’autres formes que Scientifiques en rébellion mais il y a aussi des chercheur·es qui adhèrent au technosolutionnisme ou dont les modèles de réussite sont l’enrichissement et l’accès aux instances de pouvoir. On ne veut pas avoir une posture d’accusation caricaturale, de type : « regardez-nous comme on est beaux, et vous êtes du mauvais côté ». Face aux enjeux, il y a un travail de conscience à faire : est-ce que les scientifiques sont des intellectuel·les (au sens historique du terme) ou des acteurs impuissants de la société de consommation ? Est-ce qu’on peut définir des valeurs communes au-delà du fait de respecter la méthodologie scientifique, comme le « peer review », qui garantit l’exactitude et le bien-fondé de la connaissance produite ?
Vous écrivez : « Le manque de réponse de nos dirigeant·es laisse penser que notre mouvement devra amplifier son engagement à court et moyen terme ». En quoi consisterait cette amplification ? Par ailleurs, j’ai entendu l’une d’entre vous faire le constat d’une « vocation à la marginalité » pour le collectif Scientifiques en rébellion : dans quel sens ? N’est-ce pas contradictoire ?
Cédric – Cette marginalité va avec l’un des modes d’action du collectif qui est de pratiquer la désobéissance civile pour aboutir à des arrestations et des procès : c’est la médiatisation de ces procès qui permet d’argumenter et de mettre en avant nos thématiques. Ce qui va forcément avec une forme de radicalité, puisque cela comporte certains risques que tout le monde n’est pas prêt à prendre.
Julien – La marginalité renvoie à une question qui se pose autant dans le monde académique que dans la société : est-ce qu’on transforme les choses par la marge, en créant un système parallèle qui va peu à peu infuser dans le système actuel ? Ou est-ce qu’on s’attaque à la mégamachine, comme le disent Fabian Scheidler et Aurélien Berlan, en essayant de la déboulonner ? Dans le monde académique, ça pose la question des recettes qu’on peut partager avec nos collègues, afin de transformer notre activité de recherche, voire de bifurquer. Dans la société, ça soulève autre chose : se positionner en tant que scientifique peut être vu comme une manière de rester dans notre tour d’ivoire. Il est essentiel de tisser des liens entre scientifiques et société civile, notamment avec les mouvements sociaux (Soulèvements de la Terre, mouvement syndical, etc.).
Andrée – Nous sommes très attachés à l’intelligence collective et au fonctionnement horizontal, contre l’idée de lignes directrices décidées à un moment donné et derrière lesquelles tout le monde devrait se ranger. On ne peut pas prévoir à l’avance comment va évoluer le mouvement, et tant mieux. C’est également une façon de retrouver de la puissance face au contrôle politique. C’est ce que je vois dans un mouvement comme les Soulèvements de la Terre : cela leur permet de se protéger d’une forme de surveillance et de rassurer leurs membres sur le fait que leur énergie ne va pas être récupérée.
Lire aussi sur Terrestres : Lesley Hughes, « Quand la catastrophe planétaire est notre boulot quotidien », octobre 2018.
Celleux qui ont lancé Scientifiques en rébellion ont donné une impulsion colossale, dans l’espoir que cette impulsion amène à des bascules – pardonnez-moi cette image un peu mécanique. Puis le collectif a grossi, on a réfléchi, il y a eu des retours d’expérience et on a envie d’évoluer.
Il est important pour nous d’avoir un positionnement radical – les sciences politiques montrent que cela fait bouger la société – mais ce n’est pas pour autant qu’on donne des leçons, ou qu’on dit ce que les gens doivent penser. Que ce soit dans les lieux professionnels ou ailleurs, nous acceptons que certaines choses prennent du temps pour être entendues. Les actions de désobéissance civile sont pensées pour heurter : on balance un message qui bouleverse pour alerter sur une menace plus grande encore. Mais cela ne marche pas sans l’échelle locale et individuelle, où la communication bienveillante est essentielle. Cette bienveillance doit aller dans les deux sens : nous sommes attentif·ves aux collègues du collectif qui racontent qu’iels se sont retrouvés isolé.e.s, ou que le dialogue s’est rompu.
Les membres de Scientifiques en rébellion sont majoritairement issu·es des sciences dites exactes ou naturelles, les sciences du vivant ou les sciences du climat étant évidemment particulièrement représentées, mais aussi informatique, mathématique… seule une minorité est issue des sciences humaines et sociales. Comment expliquer ce déséquilibre ?
Andrée – Je partage l’idée que nous vivons des mécanismes de domination qui reposent toujours sur la censure et le refoulement de nos émotions (colère, indignation, sentiment d’injustice…). C’est ce qu’on demande surtout aux petits garçons et c’est ainsi que se perpétue le patriarcat. On est également focalisé sur l’intelligence rationnelle. Les sciences basées sur les chiffres font autorité. Est-ce parce que les sciences humaines savent cela, et s’y soumettent, qu’elles montrent une sorte de distance et se laissent moins affecter, bouleverser ? Il me semble que du côté des sciences dures, il y a peut-être une forme de naïveté sur les mécanismes politiques et socio-économiques, mais moins de conditionnement à ne pas se laisser affecter pas la réalité. Dans nos lieux de travail, l’émotion n’est pas accueillie, au nom d’une soi-disant « neutralité ». Entrer en rébellion et sortir des labos devient alors vital.
Julien – Pour ma part, j’ai toujours été étonné de la réaction d’informaticiens ou de matheux qui s’impliquaient dans les mouvements, disons, écolo – on peut remonter à Grotendick dans les années 70 – par la force de ce message radical qui leur arrive comme une espèce d’explosion. C’est très étonnant au regard de la discipline d’où viennent ces collègues-là. Et je crois qu’effectivement il y a une espèce de naïveté, on se prend les émotions très spontanément et ça nous transforme.
Lire aussi sur Terrestres : Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta, « Total face au réchauffement climatique (1968-2021) », octobre 2021.
La recherche actuelle est structurellement construite pour favoriser les idées innovantes et « disruptives », généralement intensives en technologies et en capitaux. Mais il existe d’autres approches, qui tentent de faire différemment. Comment les faire exister ? Faut-il réorienter la recherche ? Ou arrêter d’en faire ? On pense aux conférences de Grothendieck, mais aussi à l’océanographe Véronique Carignan, qui a annoncé en 2023 qu’elle quittait un poste de professeur à l’université du Rhode Island, quand, explique-t-elle, « j’ai compris que les sciences universitaires étaient non seulement inefficaces face aux changements climatiques, mais aussi qu’elles pouvaient contribuer à retarder l’action climatique ».
Julien – On peut commencer par donner un élément très factuel, qui a été présenté lors du récent Congrès des Labos 1.5 (collectif de scientifiques travaillant en vue de réduire l’empreinte carbone de la recherche) : c’est un poster qui porte sur les liens entre les industries fossiles et les financements publics. Il s’agit notamment de regarder comment sont financés les projets de recherche, dans le cadre d’un travail de cartographie des liens public-privé sur le financement d’extraction fossile, ou du greenwashing d’acteurs comme Total. Nous scientifiques, on documente des liens d’intérêt pour dénoncer des situations qui ne sont plus tenables, comme de financer des industries qui continuent de polluer alors que cet argent pourrait servir largement à d’autres chose. Quand on est informaticien, on a de quoi faire pour traiter toutes ces données !
Quitter la recherche, ça peut être parce qu’on ne supporte plus l’endroit où l’on est et qu’on cherche à aller mieux, personnellement ou en rapport avec ses valeurs, mais ça veut dire aussi qu’on quitte un milieu de travail où vont rester des gens qui continueront à faire des choses dans la direction qui ne nous semble pas souhaitable.
Il est précieux de garder un pied dans les laboratoires : qu’il s’agisse de Scientifiques en rébellion ou du réseau des Atécopol (Atelier d’écologie politique), ça permet d’injecter de la réflexivité dans ce qu’on fait. Pour ma part, je ne me suis pas redirigé complètement, je continue à avoir mon activité historique, mais je la regarde avec de nouveaux yeux.
Cédric – On peut saluer le départ de Véronique Carignan, c’est effectivement très courageux de quitter un poste confortable, surtout quand ça fonctionne, c’est-à-dire surtout quand les médias en parlent. Mais il y a plusieurs manières de résister : résister, ça peut vouloir dire faire des actions de désobéissance civile, ça peut vouloir dire démissionner de son poste, ça peut vouloir dire aussi résister dans une certaine mesure en détournant. L’informatique, par exemple, est un domaine où on attend de nous beaucoup de choses très opérationnelles et très liées à l’industrie. Les gens qui sont dans ces domaines-là et qui utilisent les fonds qu’ils reçoivent pour aller informer de ce qui se passe au niveau climatique ou autre, ou pour soutenir les sciences humaines et sociales, c’est aussi une autre manière de résister.
Ensuite, la question de faire de la recherche ou pas, est quelque chose qui se pose en effet depuis longtemps, mais il faut faire attention à mon avis à ne pas rêver à un retour à un âge d’or. Il faut se méfier de l’abandon de la recherche ou de l’idée de progrès car l’inverse du progrès serait une sorte de retour en arrière – y compris à gauche, y compris chez nous – qui dirait : il faut revenir avant le moment où on s’est mis à dépenser trop d’énergie. Mais nous sommes dans une autre époque et nous ne pouvons pas revenir en arrière : on peut aller vers de la décroissance ou de la sobriété, mais cela ne veut pas dire qu’on va revenir à un âge d’or sans technique et sans recherche, qui du reste n’a jamais existé.
Véronique Carignan a quitté son poste après l’étude qui avait été menée sur les financements de la recherche, et qui montrait que les montants alloués aux sciences humaines et sociales sont dérisoires en comparaison du reste. Or, c’est cela qui est intéressant : la recherche est nécessaire pour faire ce constat. Il faut bien garder à l’esprit que si on n’a pas de recherches scientifiques, on ne peut pas informer du réchauffement climatique, ou en tout cas on n’a pas d’élément concret et tangible pour l’informer, mais on n’a pas non plus de moyen d’informer des mécanismes de l’extrême droite. Je pense par exemple à David Chavalarias du Politoscope.org, qui a notamment montré comment la Russie est intervenue dans la vie politique française.
Mais ça ne suffit pas – informer ne suffit pas. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante. C’est pour ça que Scientifiques en rébellion existe.
Lire aussi sur Terrestres : Sophie Gerber et Stéphanie Mariette, « Les marqueurs du vivant : génétique et big data », octobre 2023.
Au-delà de ces exemples – importants – en faveur de la poursuite de la pratique scientifique et de l’ancrage dans les institutions, que répondre aux appels à réorienter son travail ou à abandonner la recherche ?
Andrée – Allons droit au but : quel est le sens fondamental de la recherche ? L’esprit chercheur scientifique est propre à l’humain et a toujours existé, la question est celle des moyens que la société investit dans cette activité : à quels besoins, et aux besoins de qui, cette activité va s’attacher. Dans l’exposition sur Leonard de Vinci au château d’Amboise, on peut voir une sorte de lettre de motivation où il explique à un mécène (le duc de Milan je crois) toute sa capacité d’ingénieur à construire des engins de guerre hyper innovants, parce qu’il sait faire des ponts qu’on démonte et qu’on remonte pour passer des rivières quand on veut envahir son voisin, etc. La position de celui qui a besoin d’être financé pour se livrer à sa curiosité et à sa passion – parce que pour moi, c’est ça un chercheur –, cette position a toujours été compliquée.
Pour ma part, c’est un porte-à-faux depuis toujours, avant la conscience de la crise écologique : j’ai été formée pour faire de la recherche car je suis capable d’apprendre, curieuse et rigoureuse. Depuis le début de ma carrière, je souhaite un job où je me sens aussi utile à la société. Aujourd’hui, je ne crois absolument pas dans le technosolutionnisme et la politique de fuite en avant (notamment sur le sujet de l’énergie), à l’opposé d’un virage vers la sobriété solidaire, qui me convient beaucoup plus. Au-delà de cette question, une société qui décide qu’elle n’a plus besoin de la recherche, qu’elle n’a plus besoin de se livrer à l’activité de curiosité et de développement de connaissances, ou dont les professeurs se contenteraient d’enseigner les livres du passé, aura perdu tout sens à mes yeux.
Cédric – Effectivement, une société où il n’y aurait plus de recherche serait une société où les problèmes ne sont pas résolus. Les décisions qu’on prend, les messages et revendications qu’on porte sont toujours appuyées sur du scientifique. On va vers une autre science, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de science, et ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de technologie. C’est une question qu’on trouve en écologie politique depuis très longtemps, dans le convivialisme d’Ivan Ilitch par exemple, où Ilitch est très clair sur le fait que dans sa vision des choses, il ne s’agit pas d’abandonner les connaissances ou d’abandonner la science ou la technique, ou la technologie – c’est aussi le cas pour Janet Biehl.
L’idée est d’avoir un autre rapport à cette technique ou à cette technologie, et notamment de trancher entre ce qu’on peut s’approprier c’est-à-dire ce qu’on utilise comme outil, ce qui peut nous aliéner. Là-dessus, on a des exemples assez frappants dans les travaux d’Antonio Casilli sur la manière dont toute une partie de la population du globe est aliénée par l’intelligence artificielle, avec des gens rémunérés à la tâche pour cliquer sur ce qui est un camion, pas un camion, un passage piéton, etc. Et ça peut être une bonne démarcation entre ce qui reste un outil et donc une extension de la manière dont on fonctionne et dont on travaille, et ce qui n’est plus un outil et qui vient nous aliéner.
Julien – Et pour ce qui est des technologies, contester le fait que la solution à la crise environnementale passera forcément par des solutions technologiques ne veut pas dire que la solution sera forcément antitechnologique. C’est important de dire que même si on a une grande circonspection sur la technologie, on ne la bannit pas complètement.
Andrée – J’aime bien l’idée de s’intéresser à la façon dont Cuba a réussi à survivre à la chute de l’URSS, comme dans le reportage « Comment Cuba a survécu sans pétrole en 1990 ». J’ai retenu que le pays a été confronté grosso modo à ce que nous devrions aujourd’hui nous imposer : une réduction de 80% de la drogue pétrole en quelques années, et une production agricole qui doit se passer des engrais industriels, des gros tracteurs et faire revivre les sols. Cette part de l’histoire, qui n’offre pas un modèle politique pour autant, peut aider à ouvrir les yeux sur le virage à faire. Rappelons que cela n’a pas été sans heurts sociaux et que cela n’a pas été tout le temps heureux. Mais apparemment, il n’y a pas eu autant de morts à déplorer que ce que l’on imagine.
Tout le monde a perdu 3 à 5 kg du fait de la nécessité de faire de la bicyclette, de faire beaucoup plus de travail manuel, et de ne presque plus manger de viande – des constats qui correspondent à certaines recommandations actuelles ! J’en avais discuté avec un collègue médecin membre de Scientifiques en rébellion : on pourrait se pencher sur cette expérience là pour anticiper des questions de santé publique.
Il est dit que la population qui a le plus souffert sont les femmes enceintes et les nourrissons, par manque de fer. C’est à prendre en compte dans un programme de santé publique qui anticipe la crise économique qu’on voit venir. Se préparer à la sobriété – ce à quoi nous aspirons, mais dont on ne maîtrise pas encore les trajectoires possibles. Que nous dit la trajectoire de Cuba pour les scientifiques ? Qu’il a fallu laisser un moment les bouquins et désartificialiser les sols, les trottoirs, les toits, et se mettre à planter pour avoir de quoi manger.
Assez rapidement, les universités se sont décentralisées et se sont mises aux côtés des agriculteurs et des maraîchers pour trouver des solutions, pour régénérer la terre par exemple et pour trouver des réponses aux problématiques : en somme, la recherche a été réorientée. Personnellement, cela me fascine, il y a un travail intellectuel conséquent car, rien ne peut être imité. Nous n’avons ni le sol, ni le climat, ni l’histoire de Cuba.
Mais soyons conscients que dans une économie sobre et décarbonée, il faut retourner aux fondamentaux, on ne peut pas conserver autant de monde derrière les ordinateurs pour faire du marketing, de l’e-réputation ou écrire des normes et des petites lignes dans les contrats d’assurance.
Votre stratégie politique consiste à vous mobiliser pour faire davantage connaître les résultats scientifiques afin d’interpeller les politiques et « d’obliger nos dirigeants à les regarder en face et à agir en conséquence ». On peut pourtant douter que les dirigeants travaillent réellement au bien commun, pas plus qu’ils ne constituent une supposée une « élite éclairée ». Par exemple, les séminaires de la climatologue Valérie Masson-Delmotte devant le gouvernement en 2022 n’ont été suivis d’aucun effet. Ne s’agirait-il pas plutôt de créer un rapport de force ?
Andrée – Un réel rapport de force est difficile à concilier avec de la désobéissance civile non-violente. On peut aussi choisir d’autres modes d’engagement et d’autres contextes. Scientifiques en rébellion ne se positionne pas sur le plan du rapport de force politique. Si on envisage tous les rapports de force possibles, personnellement, quand j’étais petite, mes parents voulaient que j’apprenne à me défendre. Mon grand-père et ma grand-mère étaient des Résistants. Dans mes racines, la violence n’est donc pas exclue, elle est contrôlée en fonction de la menace. N’a-t-on pas droit à la légitime défense ? Mais le collectif de Scientifiques en rébellion n’est absolument pas le lieu où ces choses-là s’envisagent.
Du point de vue de la prise de conscience de nos dirigeants et de leur sens des responsabilités, je m’interroge toujours. Par exemple, l’intervention de Valérie Masson Delmotte devant le gouvernement n’est pas inutile puisqu’elle permet de montrer qu’elle n’a pas été entendue – et c’est une prise de conscience importante pour tous ceux qui donnent du crédit à la science.
Julien – Lorsqu’on parle d’élites comme les gouvernants par opposition aux gouvernés, je pense qu’il est important de dire qu’en tant que scientifique, nous avons un statut ambigu : il ne faut pas se leurrer, on est beaucoup à venir de classes bourgeoises, donc du point de vue des classes populaires, on est sans doute assigné à une position d’élite. Pour autant, il y a une confiance dans la parole des scientifiques, il existe de nombreuses études qui montrent que leur parole est écoutée, relativement respectée. Mais il y a une chose claire dans Scientifiques en rébellion, c’est qu’on ne veut pas incarner l’idée d’un scientifique qui serait l’avant garde, qui prescrirait ce qu’il faut faire pour que le peuple suive.
Par exemple, je connais un ancien directeur de labo qui pense que le problème de la politique est qu’il n’y a pas assez d’experts ou de scientifiques hommes ou femmes politiques. Je ne suis pas d’accord avec lui. C’est peut-être vrai, mais moi je verrais d’un mauvais œil que les scientifiques cherchent à être au pouvoir.
Ça me paraît même assez dangereux. On ne doit pas aller vers ça, mais au contraire tisser des liens avec la société.
Il y a un bouquin de Sandra Laugier et Albert Ogien qui est sorti il y a peu sur la désobéissance climatique. En le lisant, une idée m’a frappé, un constat que je n’avais jamais vraiment réalisé avant : dans l’histoire des droits civiques, de la désobéissance civile pendant l’apartheid par exemple, il s’agissait de lutter contre des lois injustes, racistes, etc. Les mouvements agissaient contre ces lois en les bravant. Mais dans le cas du climat, il n’y a pas de lois auxquelles s’opposer. Il y a des modes de vie qui sont clairement insoutenables, mais ce n’est pas une loi qu’on cherche à abolir. C’est pour cela qu’on cherche à entrer autrement dans la sphère judiciaire, en utilisant les actions de désobéissance civile non violente dont on cherche à montrer qu’elles sont légitimes en invoquant l’état de nécessité, en l’occurrence l’état d’urgence climatique, afin de permettre la création de jurisprudences. L’occupation du Museum de Paris en avril 2022 (par des membres de Scientifiques en rébellion) a récemment donné lieu à des relaxes.
Or, ces procès ne laissent pas les gens insensibles : quand des scientifiques se retrouvent en prison ou en procès, cela touche beaucoup de monde. La désobéissance civile, à savoir aller physiquement quelque part et s’engager pour une cause juste et pas pour des intérêts financiers, restent largement d’actualité. Il nous faut trouver des stratégies pour insister dans cette voie là tout en tenant compte de la répression croissante.
Pour en revenir au livre Sortir des labos pour défendre le vivant, il est publié dans un contexte singulier : au lendemain de l’élection de Trump, le jour où Elon Musk est nommé à la tête d’un futur ministère de l’efficacité gouvernementale, à la veille de la Cop 27 qui a lieu à Bakou et dont on craint le naufrage. Dans un moment aussi hostile, comment porter ce livre ? Plus largement, comment interprétez-vous ce moment au sein du collectif ?
Julien – Lors des législatives, Scientifiques en rébellion s’est engagé spécifiquement en son nom. Autant on ne veut pas diluer notre engagement, autant c’est intéressant de rejoindre un mouvement plus large et de diluer notre posture de scientifique, avec ce marqueur de blouse blanche. Contre l’extrême droite, il est important de se grouper et d’être fort.
Andrée – J’ai écouté la retransmission d’une commission sénatoriale où il était expliqué qu’avec les données de Twitter, on peut voir comment les messages ont été relayés géographiquement, selon les groupes de pensée, de croyance, et comment les réseaux sociaux sont utilisés comme outils d’analyse et de manipulation des opinions. Je ne m’attendais pas à ce que ça soit aussi puissant et avéré. Lors d’une table ronde à l’académie du Climat, j’ai entendu un spécialiste des « bots » qui créent des faux comptes et manipulent les opinions. Il était très découragé face à la puissance que cela donne à certains intérêts politiques ou économiques et a conseillé aux activistes de renoncer à mettre leur énergie dans les réseaux sociaux car, selon lui, la situation est trop inégale et seuls les pouvoirs publics auraient les moyens de limiter cette influence toxique.
Je suis davantage en faveur de mettre mon énergie dans d’autres canaux de communication, d’où le besoin d’aller vers l’interpersonnel. Je crois qu’il faut se voir, créer des liens, court-circuiter la dictature de l’image, de la com, pour arriver à comprendre, avec les sciences humaines, comment changer le monde, avant que les conditions d’habitabilité de la Terre ne soient irrémédiablement rompues.
Julien – Par rapport à la communication sur les réseaux sociaux, il est en effet peut être déjà trop tard pour trouver des messages qui pourraient contrebalancer les messages très forts de l’extrême droite – David Chavalarias a montré que le match est presque déjà plié : l’extrême-droite est ultraforte, donc à quoi bon ajouter de la communication contre ça, sachant que ça ne sera pas entendu ?
Mais il y a peut-être l’option de revenir à la racine de ce qu’est un réseau numérique actuellement : ce sont des câbles, ce sont des endroits où l’information est diffusée. Je ne sais pas ce que les Soulèvements de la Terre ont proposé dans la campagne anti-Bolloré, mais on peut très bien imaginer de poser la question du sabotage concernant des médias de désinformation qui relaient des messages de haine. C’est peut-être la réponse la plus simple, en fin de compte : on s’attaque à l’infrastructure pour empêcher la diffusion de contenus toxiques – qui est d’ailleurs illégal la plupart du temps, mais que la loi n’a pas forcément le temps ou l’énergie de contrôler. C’est pourquoi il me semble que, sur ce thème, on peut porter des messages très radicaux.
Sinon, le risque est que les scientifiques ne fassent que documenter le désastre, comme ce qui se passe pour le GIEC… Au-delà de la recherche, il y a peut-être des actions plus fortes à mener pour empêcher l’ascension de pouvoirs autoritaires et anti-écologiques.
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