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Etre dehors n’est pas une tentation, c’est un appel.



Les lieux appellent.

La cour d’un vieil immeuble, avec ses coursives, le cadre de ses fenêtres, parfois ses balcons, les angles bizarres des murs quand ils ne forment pas un simple carré, mais que l’on dirait que cela se plie autrement, et que l’on est parfois comme à l’intérieur d’un immense accordéon enroulé sur lui-même, la résonance du lieu, le trou bleu du ciel tout en haut avec ses cheminées en créneaux, et les merles qu’elles invitent, les pavés sur lesquels nous avons les pieds, les portes enfin pour rentrer dans les tours : cela appelle la joueuse et la metteuse en scène que je suis. Parce qu’ici la ville, ses rapports sociaux, sa police, ses institutions, ses agents, ses habitants, sa vie bruyante et mouvementée, va être en jeu dans les deux sens, va devoir jouer avec nous (nous les interprètes, le texte, le public) et devenir un enjeu du spectacle. Parce que cela va nous mettre au défi mais promet de nous surprendre, encore et encore, et de nous faire lutter pour une chose en laquelle on croit : créer, là où cela est menacé, c’est-à-dire partout, « du temps et de l’espace public1 » – via le spectacle qui s’inventera sur ces lieux, avec eux.

Ainsi, depuis plus de dix ans, avec le Collectif 49 701, nous jouons une série théâtrale adaptée du roman de Dumas, Les Trois Mousquetaires, dans des cours d’immeubles, de HLMs, de bibliothèques, de lycées, de musées, dans des parkings, des rues et des places publiques, utilisant sans vergogne tout ce qui est possible : les toits, les portes, les fenêtres, les balcons, les escaliers, enfin toutes les hauteurs et toutes les aspérités que présentent les espaces – urbains – que nous investissons.

L’adaptation de ses textes a été pensée d’emblée pour des spectacles qu’on irait jouer dans des « paysages », des forêts, des champs, des terres agricoles, et d’autres délaissées ou en friche.

Mais depuis quelques temps, l’appel vient d’ailleurs. Et il se fait entendre avec une autre voix. Cela vient du fait qu’après Dumas, ses mousquetaires, et le Paris qui sert de décor à une grande partie de leurs intrigues, je me suis mise à travailler sur et avec les collines, les rivières, et les vents de Jean Giono, sa garrigue et ses paysans. L’adaptation de ses textes (celle de Que ma joie demeure commence en 2020 et se poursuit en différentes étapes jusqu’en 2023, Le Prélude de Pan est créé quant à lui en 2021), a été pensée d’emblée pour des spectacles qu’on irait jouer dans un autre dehors : non plus celui des villes ni même des villages, non plus celui des architectures plus ou moins complexes qui organisent l’existence citadine, mais des « paysages », des forêts, des champs, des terres agricoles, et d’autres délaissées ou en friche. Des spectacles qui font même passer de l’un à l’autre (du sous-bois touffu à la prairie dégagée, du fond de vallée verdoyant à la crête désolée) puisqu’ils sont itinérants, et qu’ils sont composés de plusieurs « tableaux » qui sont autant de haltes dans des paysages différents, reliées par la marche.

Or, depuis que ce travail a commencé, je me surprends parfois, au hasard d’une journée « au grand air », en sortant d’un bois, en quittant le rideau des arbres pour entrer soudain dans une lande nue, à me dire, saisie brusquement par l’espace, sa lumière, sa profondeur, et sa singulière beauté : « Oh ! j’aimerais que ça joue là. »

Les paysages sont redevenus des lieux qui appellent le jeu – comme lorsque j’avais 10 ans.

Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, au fond ? Qu’est-ce qui appelle ? D’où vient la voix ? Qu’est-ce qu’elle raconte ? Qu’est-ce qu’il y a dans ce regard (théâtral) sur le paysage, et de quelle nature, au fond, est la relation ?

Bien-sûr, il y a d’abord, dans cet exemple, une part d’instrumentalisation du paysage en décor.

Quand on prend l’habitude, en repérage, de chasser le bon lieu pour une scène, on prend forcément un peu ce pli. Cette habitude de travail, qui consiste à pister, pour chaque « tableau », l’endroit idéal (un bout de forêt pour « la scène du Cerf », un vaste champ pour celle de « la fauche »…), s’inscrit en vous et crée un biais de regard sur les lieux que vous traversez dans la vie, même par hasard. Les décors potentiels sont partout. Mais en retour, le paysage impose sa loi, c’est-à-dire toutes sortes d’impressions, de sensations, qui sont comme des messages cryptés. Autrement dit : il ne se laisse pas faire. Votre œil saisit un ensemble de données quand vous repérez, qui rendent la scène jouable sur ce lieu, mais il ne saisit pas tout, il est loin d’avoir tout compris. Le reste du message arrive souvent plus tard, souvent bien trop tard, une fois que le public est là avec vous, et que vous comprenez seulement pourquoi tel passage du spectacle dysfonctionne, ou pourquoi celui-ci est une étonnante réussite. Et parfois, vous ne comprenez tout simplement pas ce qu’il se passe ici. Les paysages ont une vie à eux, bien plus mystérieuse à mon sens que celles des lieux de la ville, et qui se tisse au théâtre que vous y créez. On pourrait le dire ainsi : « l’esprit des lieux » y est plus malin, plus vif, plus espiègle. Plus enchanteur aussi.

Le paysage impose sa loi, c’est-à-dire toutes sortes d’impressions, de sensations, qui sont comme des messages cryptés.

Après ces derniers mois passés dans des paysages aussi divers que ceux de l’Ariège, du Beaujolais, ou de la Provence, à monter et remonter Que ma joie demeure, le Prélude de Pan, et d’autres formes qui composent à elles-toutes un projet nommé « Manger le soleil », dans des milieux naturels chaque fois différents, et qui rendent ces spectacles chaque fois différents, je tente encore de déchiffrer les messages secrets de ces divers paysages comme autant de papyrus inscrits dans mes yeux, dans mon corps, et déjà floutés par le temps.

Un champ « originel »

Lorsque nous commençons à travailler avec l’équipe d’acteurs et d’actrices sur le début de Que ma joie demeure, l’été 2020, la randonnée au fil de laquelle aura lieu le spectacle a déjà été tracée par le directeur du théâtre, du côté de Cabrières, dans l’Hérault. En arpentant les sentiers choisis avec lui, je me mets à l’affût des espaces qui se présentent au fil de la marche, les renfoncements, les talus, les sous-bois ou les clairières qui pourraient accueillir les scènes encore à peine écrites. À ce stade, aucune répétition n’a encore eu lieu, et je ne sais pas comment nous allons travailler, je ne sais même pas, non plus, qui va jouer qui, la distribution n’est pas faite. J’arrive donc à ce « repérage » (qu’on pourrait qualifier de prématuré !) avec très peu d’éléments en tête. Seulement le texte. Des phrases. Giono.

Ce qui a lieu, alors, c’est une rencontre entre des mots, des situations écrites par un auteur, le rêve flou d’une metteuse en scène, et un paysage. Si l’on simplifie : des phrases et un paysage se rencontrent.

Il est autour de 9h du matin quand je découvre ce premier champ en pente et bordé de forêt, laissé en friche, couvert d’herbes folles – graminées sauvages, ombellifères, marjolaine et autres vagabondes2 – distant d’un ou deux kilomètres à peine du hameau d’où partiront les spectateurs. Il est déjà inondé de lumière. Mais le soleil vient de là-haut, derrière la pente, d’ailleurs les chênes verts qui limitent l’horizon portent leur ombre sur les sommets du champ, lui font comme un bord plus sombre, épaississant le mystère de ce qu’il y a derrière.

Ce qui a lieu, c’est une rencontre entre des mots, des situations écrites par un auteur, le rêve flou d’une metteuse en scène, et un paysage. Si l’on simplifie : des phrases et un paysage se rencontrent.

Les idées viennent. Des images. Des désirs. Des intuitions. Tout cela ensemble. Que les acteurs et actrices surgissent de cette ombre. Que cette grande pente et que ces herbes folles soient le lit de Marthe et de Jourdan3, allongés ainsi très loin, mais néanmoins face à nous, au milieu de rien, au milieu de tout. Comme des chevaux couchés dans l’herbe. Ça racontera la chambre. Peut-être les microter. Et que de leurs deux corps enlacés, surgisse l’intimité d’un dialogue.

« Tu dors ? / Oui. / Mais tu réponds ? / Non. / Tu as vu la nuit ? ».

– Est-ce qu’on pourrait commencer très tôt ? je demande tout d’un coup au directeur.

– C’est-à-dire ?

– Le soleil se lève en face, derrière la forêt… Est-ce qu’on pourrait jouer ici à l’heure où il se lève ?

– Pas trop tôt quand même !

Mais les rêves sont en route, et lui-même est séduit à l’idée d’un spectacle qui commencerait à l’aube…

Ce champ a tout décidé. Avec sa terre en pente, comme un dos sur lequel se coucher, son exposition « à contre-jour », son « ouverture de champ », et sa marjolaine. Depuis, il y a quelque chose de lui que mes yeux quêtent dans chaque repérage. La pente surtout. Cette impression que tout le paysage fond sur vous.

« Le bon décor » c’est donc peut-être avant tout celui qui présente ces critères tout compte fait arbitraires : ceux d’une ressemblance, d’une fraternité avec le tout premier lieu, qui a vu naître la scène. Qui l’a faite naître en vérité.

Car, oui, au fond, les lieux font naître des scènes. Parce qu’ils présentent des volumes, des courbes, des lignes de fond, des profondeurs, et parce qu’à certaines heures ils resplendissent, ou se replient sur leurs secrets, ils suggèrent des mouvements et des positions fortes pour les corps humains qui l’arpentent. Tout se passe comme si les paysages contenaient des invitations pour nos corps, et donc pour l’incarnation d’un texte, des invitations silencieuses, dormantes, que le théâtre peut tenter d’activer, ou de révéler.

Mais celles-ci sont changeantes. Vivantes. Et elles vous jouent des tours.

Les lieux font naître des scènes. Parce qu’ils présentent des volumes, des courbes, des lignes de fond, des profondeurs, et parce qu’à certaines heures ils resplendissent, ou se replient sur leurs secrets.

Le mystère des herbes hautes

Autre souvenir.

Nous sommes fin mai, dans le Comminges, tout proches des Pyrénées. On voit d’ailleurs leurs sommets encore enneigés aux lointains, dès que l’on monte un peu. Et l’on monte, ici, très vite ; la géographie du coin est plutôt montagneuse, la balade est une ascension et une redescente, elle épouse d’ailleurs le mouvement du livre : la joie monte et atteint son pic à la fin de la première partie, et puis les choses échappent, dévalent, on ne sait plus où ça va… sinon vers la mort. À cette époque, et parce qu’il a plu beaucoup ce printemps, les foins n’ont pas encore été coupés. Partout l’herbe est très haute. Quand on marche dedans, on trace des sillons qui peuvent se voir de loin. Comme les bêtes. Les champs d’herbes hautes sont de terribles révélateurs, et si vous êtes un animal traqué, ou un acteur qui veut soigner ses effets, ce qui ici revient au même, ils vous dénoncent à coup sûr. À tel point que sur le champ du tableau 1, dont la pente ascendante exposera là encore tout le sol aux regards du public, on choisit de ne pas répéter ; on marque simplement rapidement les places, comme sur la pointe des pieds, on se fait minces, autant que possible, entre les hautes herbes, pour « ne pas gâcher » notre champ – c’est-à-dire pour ne pas dévoiler à l’avance tous nos déplacements aux yeux de ceux qui viennent pour les découvrir.

Drôle de contrainte : le lieu ne doit pas être, au sens premier, « défloré ». L’illusion de présent absolu quêtée par toute performance théâtrale nous y oblige. Mais c’est plus que cela encore : c’est aussi « cette joie d’entrer dans l’herbe jusqu’au ventre » comme le dit Giono4, qu’on veut « garder », pour mieux l’offrir, pour mieux la faire sentir, au public. Un effet de pénétration, une relation charnelle au paysage, dont nos vieux corps de mammifères se souviennent, et que les enfants n’ont pas oublié. Une sensation inconsciente qui fera partie de la myriade d’affects activés par ce début.

Bon. Par ailleurs, il y a aussi une négociation en cours avec le propriétaire, il n’est pas question d’écraser la récolte de quatre hectares de foins. Nous sommes censé·es nous comporter en biches discrètes, cinq sillons droits du fond du champ jusqu’au public, voilà ce que nous avons le droit de plier, de sacrifier. Pas plus. On s’y tiendra.

Le dixième et dernier tableau joue quant à lui, sur ces mêmes dates, dans une prairie délaissée, (sans enjeu de récolte, donc) qui présente la même hauteur d’herbe, mais sur une pente inversée, descendante, et l’effet y est encore plus saisissant. Les montagnes au lointain dressent leurs pointes blanches vers le ciel, et là, devant nous, c’est une mer d’herbes ondoyante, effrayante, sauvage, qui semble monter des arbres en contre-bas. (Encore des chênes, mais bien plus grands, bien plus massifs que ceux de l’Hérault). Les acteurs, les actrices dans cet océan, mi-vert, mi-bleu, mi-sol, mi-ciel, sont des demi-corps qui flottent, leurs jambes n’existent plus.

Or, ce dernier tableau est une scène d’orage. Sous une pluie battante, trois personnages dits « Narrateurs » emportent le personnage principal, « Bobi » vers sa mort, slalomant presque nus entre des éclairs invisibles jusqu’au dernier coup de foudre, qui leur plantera à la toute fin « un arbre d’or dans les épaules ». Le temps est lourd. Les nuages noirs s’accumulent au loin contre les cimes. Au fil de la scène, ils sont tous les quatre progressivement avalés par les herbes, mangés par le sol. Quand ils tombent enfin, ils disparaissent absolument, engloutis.

Ce tableau, à l’étape de travail qui est la nôtre à ce moment-là, est accompagné de sons d’orage, un orage dont on ne sait pas exactement s’il est réel ou artificiel – tant la météo joue alors avec nous de sa propre ambiguïté. L’effet est assez étrange, mais réussi, sans doute parce que la source du son n’est pas claire (le ciel ou la terre ?). Une semaine plus tard, dans une prairie rase du Beaujolais vert, le son de l’orage se révèlera complètement « faux », en trop. Je me demande encore aujourd’hui si, au-delà des variations du climat, qui vont jouer le grand écart ou la répétition avec le texte (et les deux sont intéressants), je me demande si le sol et la manière dont il porte les corps – bustes fantomatiques et flottants au-dessus des herbes hautes ou au contraire silhouettes parfaitement dessinées, de pieds en têtes, sur la terre – n’y est pas pour quelque chose. Comme si, ce que le sol montrait de façon excessivement nette (les corps) exigeait le silence ; et comme si, à l’inverse, ce qu’il cachait (une partie des corps, et qui sait quoi d’autre ?) pouvait permettre le son. Il y a, concrètement, visuellement, dans l’ombre ondoyante d’un sol en herbes, la place pour un mystère – un mystère venant d’en bas. Les herbes hautes entretiennent le flou. Ailleurs, dans un paysage dégagé, déshabillé, ras, c’est comme s’il n’y avait pas de truquage possible. Il faudra que les interprètes assument sans aide sonore tout le « jeu » de l’orage. Tout le théâtre devra alors tenir dans ce qu’on voit, dans leurs corps nus gesticulants dans une tempête racontée, inventée, et le texte. Depuis, c’est cette solution là qu’on a gardé : celle qui fait place nette aux corps.

Rases campagnes ?

Plusieurs fois j’ai été amenée à ce constat un peu triste : les paysages les plus dessinés par la main humaine, les monocultures, les pâturages, les parcelles rectangulaires ou carrées sont plus faciles à occuper théâtralement que les pentes escarpées et biscornues des collines méditerranéennes, par exemple, où tout est plus difficile à penser pour la mise en scène – la place du public, les différents plans qui structurent l’image, les places fortes des corps dans l’espace.

De la même manière, après cette expérience ambiguë des herbes hautes, un champ fauché me paraît en vérité plus facile à investir avec nos corps d’acteurs et d’actrices. Le dessin y apparaît plus entier, plus précis, donc plus fort. Voilà qui dit beaucoup sur notre œil, sur ce que nous avons « appris à voir5 » d’un milieu vivant : des formes géométriques, des lignes directrices, un horizon et une perspective. Notre façon (occidentale) de l’ordonner, et de le domestiquer, sans doute. Ainsi, nos « paysages » sont des cadres découpés par notre œil dans le milieu, contenant les lignes directrices que l’histoire de l’art lui ont enseigné depuis la Renaissance, et que la culture humaine occidentale a inscrit dans ses plans d’occupation des sols. Et c’est dans ces « cadres » construits par nous, qu’il semble le plus facile d’opérer… et, peut-être, de créer. Autant rester en salle, alors ?

Mais non, l’appel insiste et il est d’une autre nature. Même si parfois les grands aplats des monocultures ou d’une plaine rase font l’effet d’immenses plateaux de théâtre, ce ne sont pas ces lieux qui invitent le plus. (D’ailleurs, dans les champs cultivés, il est tout simplement interdit d’entrer, et donc, a fortiori, de jouer). Je me souviens de mon premier repérage avec le théâtre de Villefranche-sur-Saône, au-dessus de Tarare6, dans des collines vouées intégralement à l’industrie du bois. Nous nous promenions, avec le régisseur, parmi les plantations de Douglas, et mes yeux cherchaient désespérément les endroits de vie. Il n’y en avait pas. Un silence étonnant habitait le semblant de « forêt » où nous marchions, sur le sol, les machines avaient creusé d’énormes ornières, et les coupes rases vous prenaient par surprise, au détour d’un virage, avec tout le ciel et la lumière sur les souches comme des cadavres sans tête. Entre les pentes dévastées : le village – avec un lac artificiel, un terrain de foot, des pavillons, et l’autoroute au lointain.

On changera de cap.

À force d’errer dans les terres pour trouver des décors, des « paysages », on finit par sentir assez vite ce que la désolation d’un milieu signifie.

Et c’est notre corps qui sent. Qui sait. Et qui reconnaît tout aussi rapidement la joie et la santé. Or, voilà, je crois bien que c’est cela qui appelle.

À force d’errer dans les terres pour trouver des décors, des « paysages », on finit par sentir assez vite ce que la désolation d’un milieu signifie.

« Cet apaisement qui nous vient dans l’amitié d’une montagne, cet appétit pour les forêts, cette ivresse qui nous balance, regard éteint et pensée morte, parce que nous avons senti l’odeur des bardanes humides, des champignons, des écorces, cette joie d’entrer dans l’herbe jusqu’au ventre, ce ne sont pas des créations de nos sens, ça existe autour de nous et ça dirige plus nos gestes que ce que nous croyons7 ».

Notre corps n’est pas indifférent au milieu. La joie, notre sentiment d’être en vie, et son intensité, dont l’art se fait parfois le messager, (et m’est avis qu’il doit l’être), ne se déploient pas indifféremment partout et de la même manière. Quand on crée dehors, alors, il faut s’attendre à ce que les affects suscités spontanément par le milieu accompagnent chaque instant du spectacle, se tissent au texte et au jeu. On est bien obligés de travailler avec ces perceptions inconscientes du corps, même si elles n’ont rien de stable. Les saisons, les cortèges de vivants qu’elles impliquent, et chaque heure du jour, avec ses ombres et lumières propres, vont les modifier, et modifier le sens même des scènes – puisqu’au théâtre, le sens, c’est de la perception.

Le vivant, ce farceur… qui est en nous

Ce printemps relativement humide, nous sommes les hôtes des tiques, et l’on redécouvre aussi la peur des serpents – couleuvres et vipères, qui se faufilent devant nous dans les prés chauds. Les tiques, nous les ramenons tous les soirs dans nos lieux de résidence ; les serpents, ce sont nos régisseurs qu’ils vont surprendre, et parfois mordre, à l’occasion malheureuse du déplacement d’un arbre mort, un habitat…

Quand on crée dehors, alors, il faut s’attendre à ce que les affects suscités spontanément par le milieu accompagnent chaque instant du spectacle, se tissent au texte et au jeu.

Et puis vient l’été, on arrive en pays plus sec, où les cigales sont reines, et nous devons cohabiter avec elles. Les oliviers sont des arbres relativement bas, elles volent en tourbillons de l’un à l’autre, et vous frôlent sur leurs trajets vrombissants. Jouer entre ces arbres, c’est jouer dans leur maison. Il ne faut pas s’attendre à leur silence. Leurs chants, leurs stridulations, vont modifier considérablement l’écoute des scènes. Voilà le dilemme : s’éloigner de leur concert, c’est s’éloigner des arbres, c’est s’éloigner de l’ombre, et c’est mourir de chaud. La pinède offre un refuge paradoxal : on y trouve l’ombre mais le son des voix ici est presque inaudible. On préférera toutefois les pins aux oliviers, à condition qu’ils soient hauts, et relativement espacés (le chant des cigales est alors un peu moins puissant, car il vient de plus loin, puisqu’elles préfèrent vivre parmi les branches dont elles sucent la sève pour se nourrir). On préférera surtout jouer aux heures fraîches, où les cigales se taisent, où les oiseaux ont de la place, où le soleil est encore un allié, et où l’on négocie cette fois… avec les moustiques !

C’est que l’on n’est jamais « tranquille », comme on dit ! Et qui, en nous, le dit ? Qui est cette personne en soi qui souhaite le silence ? Qui, en nous, préfèrerait ne pas cohabiter plutôt que si ? Qui, en nous, préfèrerait la solitude (humaine) à ces perpétuelles négociations (avec les autres vivants) ? Il y a bien quelqu’un, puisque c’est à cette solitude et à ce silence que nous contribuons de façon accélérée depuis un demi-siècle… Jouer dehors vous rappelle joyeusement et malicieusement, au prix de quelques piqûres, ou morsures, qui rarement sont des dangers, que vous n’êtes pas seul·e… dans votre « théâtre » au sens large – c’est-à-dire dans votre tête, dans votre récit, et dans votre (H)istoire. Le milieu vivant est cette fois un personnage avec lequel vous devez compter, et qui, entre le repérage et le moment de la représentation, ne vous présentera pas le même visage.

Jouer dehors vous rappelle joyeusement et malicieusement, au prix de quelques piqûres, ou morsures, qui rarement sont des dangers, que vous n’êtes pas seul… dans votre « théâtre » au sens large.

J’apprends, petit à petit, à anticiper les lumières, les volumes, le bruissement des feuilles dans le vent, j’apprends à poser des questions sur les coupes des foins, j’apprends à imaginer les relations avec des présences vivantes qui sont parfois encore invisibles ou inaudibles au moment où je découvre des lieux. Mais je commence à comprendre aussi autre chose. C’est que ce n’est pas seulement le milieu, sa richesse propre, tous les habitats entremêlés qu’il implique, tous les vivants enlacés qu’il abrite, qui entrent en relation avec vous et vous modifient de l’intérieur pendant le spectacle. C’est la situation de votre corps dans ces espaces, ces habitats, et le type de regard et d’affects impliqués par cette position physique dans le milieu qui agit en vous et colore vos émotions. Et cela change au fil de la marche. On voyage d’une sensation animale à une autre.

Assis avec d’autres spectateurs et spectatrices dans un sous-bois, dans le lit d’une rivière à sec, vous n’êtes pas le même ni la même que sur une crête ou en lisière de forêt.

Dans le premier cas, il y a quelque chose de l’ordre de l’attente et de l’affût, mêlés à la peur légère et tout à fait inconsciente d’être surpris·e… Des sensations que le très vieil animal en vous n’a pas oublié. C’est là. La proie potentielle que nous sommes, et dont les réflexes ont sans doute ciselé nos facultés d’attention, se souvient. Cette tonalité de l’attention en forêt va teinter légèrement l’atmosphère, le jeu tout comme sa réception.

Et puis vous marchez vingt minutes, et au terme d’une ascension peut-être un peu difficile, vous voilà arrêtés pour le tableau suivant sur une crête, avec le paysage étalé sous vos yeux. Voilà que monte en vous ce soulagement, où se mêle la fin de l’effort physique et l’absolue sécurité d’une vue panoramique, cette sereine maîtrise que donne la hauteur, et qui n’est pas étrangère à la tranquillité patiente du prédateur observant « son domaine » – c’est-à-dire non pas sa « propriété », mais simplement les autres vivants qui habitent ici avec lui et qu’il va chasser tout à l’heure. C’est un calme et une patience de loup qui nous envahit alors, et colore subtilement la perception de la scène jouée en contre-bas.

Et quand, une heure plus tard, vous vous retrouvez postés en lisière des bois, à l’ombre des arbres, et que la prairie dégagée et lumineuse semble vous appeler, vous dire « ici l’espace est vaste ! », « ici tu peux courir », « ici c’est la liberté ! », c’est le chevreuil en vous qui la désire, et qui voudrait, peut-être, entrer dans l’herbe jusqu’au ventre.

C’est lui qui, sans s’exposer, goûtera sans doute l’image des acteurs et des actrices qui pénètrent le pré.

Face aux milieux, dans les paysages, de vieux affects animaux remontent à la surface de nos corps et de nos perceptions, teintant ces dernières de désirs, de peurs, ou de curiosités que nous avons en partage avec d’autres vivants. Ces affects, ces puissances, ces « ancestralité animales », comme les nomme le philosophe Baptiste Morizot8, s’activent à chaque instant et dans chaque angle du paysage, en fonction de sa lumière, de l’heure du jour, du sens du vent. Elles bruissent avec le texte, et collaborent à son intensité.

L’on crée avec d’autres.

Une foule de vivants qui habite hors de nous ; une multitude qui loge aussi en nous.

L’appel est vieux, très vieux.


Crédits photos : Barbara Buchman (2023) et Quentin Chevrier (2022).


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Notes

  1. Comme l’exigeait Gwenael Morin pour son Théâtre Permanent, en 2009 aux Laboratoires d’Aubervilliers. Voir http://www.leslaboratoires.org/article/note-d-intention/theatre-permanent[]
  2. Ces plantes vagabondes, ou « mauvaises herbes » qui voyagent énormément, savent trouver leur place partout, et dont Gilles Clément fait l’éloge. Voir Éloge des vagabondes, Robert Laffont, 2002.[]
  3. Les premiers personnages de Que ma joie demeure. Voir Giono, Que ma joie demeure, Grasset, 1935, p. 7[]
  4. « Le Chant du monde », dans Solitude de la Pitié, Gallimard, 1932, p. 181.[]
  5. Voir Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir, Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 2021.[]
  6. A 40 km au nord-ouest de Lyon, aux portes du « Beaujolais vert ».[]
  7. Giono, « Le Chant du monde », dans Solitude de la Pitié.[]
  8. Voir Manières d’être vivant, Baptiste Morizot, Actes sud, coll. « Mondes sauvages », 2020.[]