Cet extrait est tiré de l’ouvrage de Malcom Ferdinand, S’aimer la Terre. Défaire l’habiter colonial, paru dans la collection “Ecocène” des éditions du Seuil en 2024.
Pòyò
Pou suiv an fantaz kolonial
Ki ni moun ki méyè paskè lapo-yo pli klè
Ki ni péyi-wa épi limiè lakonésans
Ek ni péyi-san-listwa épi mizè liniorans
Kapitaliz bétjé, fizi épi lasians
Tounen lé Zantiy ek laforè L’Afrik
Adan an sel bitasion bannann pòyò La Frans.
La banane impériale française : une colonisation agricole
Pour la France, la banane ne représente pas seulement un chiffre d’affaires de quelque 300 millions de francs par an, mais encore possède une importance de tout premier ordre dans le développement de la colonisation africaine.
Désiré Kervégant, ingénieur d’agronomie coloniale, 1935.1
Pourquoi et comment les Antilles françaises sont-elles devenues des îles à bananes ? Bien que les quelques livres existants sur l’histoire de la banane aux Antilles apportent des informations utiles, ils restent invariablement mus par la perspective d’une célébration de cette culture2. Les bananeraies sont présentées comme les récits épiques d’une victoire coloniale et scientifique sur la nature, en particulier sur la plante, l’histoire d’un domptage politique et technique des êtres humains, des écosystèmes ainsi que des conditions topologiques et climatiques des colonies. Comme cela a déjà été fait pour les bananeraies des Amériques ainsi que d’autres cultures telles que le coton et le sucre, il reste à écrire une histoire critique de la banane antillaise articulée à l’histoire coloniale qui aborde notamment ses conséquences sociales et environnementales3. Ce chapitre n’est qu’une courte contribution à cette histoire en suggérant quelques jalons.
Si le développement de la banane est bien un phénomène global, initié par quelques entreprises étatsuniennes dans la deuxième moitié du xixe siècle en Amérique centrale dont la fameuse United Fruits Company, suivi par les Anglais, avec des exportations de bananes à partir de la Jamaïque et de l’Amérique du Sud dès 1866 puis des îles Canaries dès 1884, il existe bel et bien une spécificité de l’industrie bananière française.
Le développement de l’industrie bananière en France au tournant du xxe siècle fit partie intégrante d’un projet colonial de l’Empire français présenté comme une « colonisation agricole4 » visant à renouveler l’exploitation des colonies françaises en Amérique, en Afrique, en Asie et en Océanie à travers « la mise en valeur du sol5 ». Comme le déclare en 1935 l’ingénieur d’agronomie coloniale basé en Martinique Désiré Kervégant, le développement de ces cultures coloniales dont la banane eut pour objectif premier le renforcement de l’Empire français.
Aussi l’histoire de la bananisation des Antilles est-elle inséparable de l’histoire du projet colonial de l’Empire français. Cette bananisation est un processus complexe, faisant intervenir au moins dix éléments présentés dans le schéma suivant.
Le premier élément et le point de départ de la bananisation est sans doute la revigoration de l’idéologie coloniale française. La défaite de la guerre franco-prussienne (1870-1871) inflige une blessure à l’égo collectif français – notamment la défaite de Sedan –, c’est-à-dire une difficulté à réconcilier le fantasme d’une identité de la nation française à l’image d’un conquérant supérieur, puissant et dominant, et la réalité sensible d’une défaite face à l’autre européen-allemand.
Face à cette humiliation, les colonies françaises apparaissent comme les terrains de jeu où il serait à nouveau possible de faire ressurgir cette identité fantasmée, ce soi national, ce soi qui ne pense pouvoir exister qu’à travers l’infériorisation d’un autre. Aussi l’appel à une « mise en valeur » des colonies françaises n’est-il rien d’autre que la tentative perverse de renouer avec l’image déchue de ce soi national fantasmé à travers l’imposition de violences et de rapports de domination aux tissus du vivant et aux peuples colonisés.
L’autre n’existe qu’en tant qu’il met en valeur le soi colonial, comme en témoigne le botaniste Charles Naudin en 1897 :
La France a un glorieux passé, et elle a montré sa puissance colonisatrice sous l’ancienne monarchie. […] Elle comprend mieux aujourd’hui sa mission providentielle, et, renonçant à s’agrandir en Europe, elle tourne sagement ses vues sur son domaine colonial, plus vaste actuellement qu’il ne l’a jamais été. C’est qu’effectivement ses véritables intérêts sont de ce côté, on pourrait dire son avenir, peut-être même son existence comme nation, […] et ceux qui tiennent dans leurs mains les destinées du pays comprennent la suprême importance de notre exploitation coloniale, par l’agriculture, le commerce, l’industrie et aussi par l’éducation des populations autochtones qu’il faut conquérir à notre civilisation et à nos mœurs. Les franciser, si on me permet d’employer ce terme, est un des premiers buts à atteindre.7
Tout aussi perverse, la forme de cette mise en valeur en tant que partie intégrante de l’idéologie coloniale fut celle d’un productivisme compulsif. Dans un rapport au ministre des Colonies sur les jardins d’essai en 1899, il est précisé que ces jardins auront « un double but : améliorer et accroître sans cesse la production agricole de la colonie8.
Les colonies sont présentées à la fois comme des espaces où produire « sans cesse », mais aussi comme ces espaces où il sera sans cesse possible de réaffirmer violemment l’être colonial français. Ainsi, loin du seul objectif d’approvisionnement du marché métropolitain, le développement des plantations de bananes dans la première moitié du xxe siècle avait aussi pour but de rétablir la grandeur coloniale de la France et d’accomplir sa mission civilisatrice auprès de peuples jugés primitifs.
Le deuxième élément est la poursuite de la colonisation en tant que telle, à savoir la poursuite de l’accaparement de terres, d’un contrôle militaire, juridique, économique et politique de peuples entiers et de territoires. Peuples et territoires entiers soumis à l’autorité impériale, soumis à l’habiter colonial. Cette colonisation première reste la condition de la colonisation politique et environnementale, de la colonisation agricole, des déforestations et de l’installation des plantations.
Le troisième élément est celui de la consommation de la banane en France métropolitaine/hexagonale, à savoir l’appétence des Métropolitains pour ce fruit. Importée en France métropolitaine au début du xxe siècle depuis les Amériques via les entreprises étatsuniennes, et depuis les Canaries par l’Angleterre, la banane connaîtra un véritable succès auprès des palais des Métropolitains.
Lire aussi sur Terrestres : Anna Tsing et Donna Harraway, « L’ère de la standardisation: conversation sur la Plantation », février 2024.
Le quatrième élément a trait à la gestion du marché métropolitain de la banane qui était jusqu’aux années 1930 majoritairement dépendant des importations étrangères. Le développement d’une production de bananes à partir des colonies françaises d’Afrique et des Amériques fut mis en place en vue de maîtriser l’approvisionnement d’un marché métropolitain français.
Dès lors, cinquième élément, un protectionnisme (post)colonial et capitaliste fut instauré par l’État visant à garantir une place de choix sur le marché métropolitain à la production des colonies françaises assurée par des entreprises, durant la période coloniale, après les indépendances et les départementalisations, au moyen de plusieurs comités interbananiers, de droits tarifaires favorables, de primes à l’installation et de subventions.
Ce rapport privilégié du marché hexagonal français avec ses anciennes colonies fut maintenu au sein même de l’Union européenne. Malgré l’arrivée sur le marché de bananes du Costa Rica et de Saint-Domingue, la France hexagonale garantit un approvisionnement à partir des bananeraies des ex-colonies françaises, à savoir la Martinique, la Guadeloupe, la Guinée, le Cameroun et la Côte d’Ivoire.
Le sixième élément, marquant la différence avec les précédents mouvements d’expansion coloniale du xviie siècle, est la place prépondérante des sciences appelées « sciences coloniales ». La transformation des colonies françaises en plantations fut aussi et surtout un projet scientifique comprenant la création d’institutions et de connaissances scientifiques ayant pour finalité le projet colonial.
Le septième élément désigne la longue formation et organisation d’une filière coloniale française de la banane. Cette filière débuta par la formation d’agents au sein d’instituts de sciences coloniales, qui furent nommés dans toutes les colonies pour mener à bien la transformation des paysages autochtones en plantations d’exportation. S’est ensuivie la création d’entreprises en charge de toutes les phases nécessaires au circuit acheminant les bananes des colonies aux étals de la Métropole/Hexagone.
Cela comprend des entreprises en charge de la plantation de bananiers, de leur culture, de la récolte et de l’emballage des bananes, de leur transport des plantations aux ports des colonies, de leur importation via le transport maritime des colonies et des anciennes colonies aux ports de la Métropole/Hexagone (notamment Dieppe, Nantes, Bordeaux, Marseille), du transport des ports vers les mûrisseries, et enfin leur transport aux commerces de la Métropole/Hexagone.
Cela comprend aussi des entreprises en charge de la fabrication des équipements nécessaires aux circuits de commercialisation de la banane (et d’autres fruits coloniaux). On y trouve des entreprises spécialisées dans la mécanisation de l’agriculture (tracteurs/camions), l’irrigation, la production de pesticides, la fabrication d’engins de pulvérisation de pesticides, la fabrication des matériaux d’emballage des bananes (bois, papier, plastique), la réfrigération des navires et les procédés physico-chimiques du mûrissement artificiel.
Enfin se déploie aussi un travail d’organisation de la filière à travers la création de différents groupements de producteurs, des comités interprofessionnels bananiers, des comités de propagande de la banane ayant pour but de coordonner tous ces différents acteurs en fonction des évolutions du marché et des aléas cycloniques ou volcaniques affectant la production.
Les deux prochains éléments essentiels à la bananisation des colonies et des anciennes colonies françaises concernent les moyens. Il y va, en huitième élément, du développement d’infrastructures et de technologies permettant d’acheminer le fruit de son lieu de production dans une région d’une colonie à la bouche d’un consommateur métropolitain, tout en respectant ses désirs en termes de saveur, de texture, de consistance et d’esthétique.
Cela comprend les infrastructures lourdes telles que la création d’un réseau de transports des terres intérieures des colonies aux côtes, allant de la construction de routes, de rails, de l’achat de véhicules et de locomotives, aux aménagements de ports avec des entrepôts réfrigérés dans les colonies et en Métropole ainsi qu’à l’aménagement de cales réfrigérées dans les navires et leur conteneurisation. Cela comprend aussi le développement technologique relatif aux procédés d’emballement, aux méthodes de réfrigération et aux méthodes de mûrissement artificiel.
Lire aussi sur Terrestres : Malcom Ferdinand, « Anthropocènes noirs. Décoloniser la géologie pour faire monde avec la Terre », juin 2020.
Il y va surtout, neuvième élément, des « moyens » humains. Le développement de la production de bananes impliqua l’exploitation de peuples colonisés à la fois dans la conduite des plantations de bananes mais aussi dans la construction des infrastructures telles que les chemins de fer et les ports, dans des conditions de travail exécrables où le travail forcé et le travail non rémunéré de milliers d’enfants, d’hommes et de femmes adultes étaient légalisés sous la Troisième République.
L’extrait de la communication d’Yves Henry, directeur de l’agriculture en Afrique-Occidentale française, lors du Congrès colonial de Marseille en 1906, illustre l’imbrication du développement de la banane avec l’exploitation déshumanisante des peuples de Guinée :
Il ne fait de doute pour aucune des personnes qui connaissent cette colonie qu’un exploitant y trouvera aisément toute la main-d’œuvre nécessaire, qu’elle appartienne aux races Soussous ou à la race Bambara. À la condition de les surveiller et de ne pas les traiter durement, on obtient un fonctionnement normal des équipes dressées à un travail particulier. […] Dans les débuts, il sera sans doute nécessaire de les payer 1 franc par jour, mais, par la suite, on arrivera facilement à créer de petits villages de culture, dont les travailleurs se contenteront de 0 fr. 75. Indépendamment du travail fourni par les hommes, on peut utiliser avec profit les femmes et les enfants, pour les petits travaux de nettoyage.
Henry y vante de manière raciste l’abondance d’une main-d’œuvre locale, lesdites « races Soussous et Bambara » qui, tels des animaux sauvages, pourraient être « dressés » à un fonctionnement normal, ainsi que la possibilité d’exploiter avec profit les femmes et les enfants.
Enfin, le dixième élément concerne le renforcement d’un imaginaire colonial à travers plusieurs stratégies, dont les campagnes publicitaires et les expositions coloniales. Ces collections d’images, de discours et d’expositions autour de l’industrie de la banane contribuent à asseoir une représentation coloniale du monde, de son fonctionnement et des connaissances, structurée autour d’une hiérarchie de valeurs où les rapports de domination hommes/femmes, colons/colonisés, Blancs/non-Blancs, Métropole/colonies, sont présentés comme naturels.
Ainsi, manger la banane en France métropolitaine (puis hexagonale) est dépeint comme l’adhésion à ce projet colonial, comme le renforcement de cette hiérarchie de valeurs qui dessine des terres lointaines et des corps racisés comme les serviteurs naturels de la Métropole et de sa population majoritairement Blanche. Ces dix éléments ont constitué les piliers de l’émergence d’une banane française.
Les sciences au service de la colonisation
Étudions pour chaque province le climat, le régime des eaux, la direction des vents, les variations de température, la composition du sol ; sachons ce que le soleil et la pluie et la terre nous permettent de tenter avec profit ; ayons des jardins d’essai, des laboratoires d’analyse et de bactériologie ; ayons une direction de l’agriculture. Jardins d’essai, laboratoires et direction de l’agriculture, que tout cela soit réuni aux mains d’hommes compétents, qui peut-être n’auront pas encore la science, mais qui du moins auront le sens de ce qu’il convient d’apprendre et des méthodes de travail. Ces hommes, des savants doublés d’administrateurs, seront les poseurs de jalons, les pionniers, comme on dit ; ils recueilleront les observations, constitueront les essais, enregistreront les résultats et, le jour où les colons arriveront dans le pays, seront à même de les conseiller, rien qu’en leur ouvrant le trésor de leur expérience.
Joseph Chailley-Bert, directeur de l’Union coloniale française, 1897.9
L’un des éléments clés de cette colonisation agricole dont relevait l’industrie de la banane fut le rôle central joué par la science. Le soutien et le développement d’une science coloniale eut deux fonctions principales : déterminer les types de cultures possibles dans les colonies et leurs méthodes favorisant les plus grands profits, et former les colons et futurs agents coloniaux aux techniques nécessaires pour mettre en place cette exploitation.
Ainsi, au tournant du xxe siècle, une alliance fut réactivée entre domination coloniale et recherche scientifique au service de l’habiter colonial de la Terre. Alliance réactivée car il s’agit d’une situation bien différente des astronomes, des géographes et des botanistes qui profitaient des expéditions coloniales européennes pour mener à bien leurs recherches sur les plantes, les animaux et les étoiles dès la fin du xve siècle. Là, la colonisation et la quête du profit dans les Amériques, en Afrique, en Asie et en Océanie étaient les conditions de voyage du développement d’études scientifiques. Ici, un type de science, celle de l’exploitation capitaliste coloniale, devient la condition du projet de colonisation agricole.
Loin d’une science de la rencontre, dont la visée serait la connaissance des écosystèmes, leurs rythmes et leurs chemins, la science coloniale est bel et bien une science de la maîtrise de la nature forçant ses mouvements en vue de son exploitation et de l’accumulation capitaliste10. Tel fut le vœu illustré par Chailley-Bert : les sciences devront mettre la Terre au service du projet colonial.
Cette alliance entre sciences et projet colonial de l’Empire français s’est traduite par la création d’institutions et de centres d’expérimentations scientifiques distincts des institutions académiques existantes et entièrement dédiés à la colonisation. Furent alors créés – ou parfois réorganisés – au début du xxe siècle des jardins d’essai dans les colonies, chapeautés par le Jardin colonial situé à Nogent-sur-Marne qui orchestrait les échanges de plants et d’outils, une école d’agronomie coloniale formant les agents coloniaux, plusieurs revues dont la Revue des cultures coloniales, L’Agriculture pratique des pays chauds, L’Agronomie coloniale, la Revue de botanique appliquée et d’agriculture coloniale, facilitant les échanges de savoirs et de connaissances pratiques entre les colonies françaises.
Ainsi, à côté de la partie émergée du dispositif extractiviste, symbolisé par la plantation avec ses champs, ses hangars et ses entrepôts, ses cases et ses corps humains, se déploient en profondeur des institutions, des laboratoires, des centres de formation et des réseaux de circulation des savoirs qui rendent possible la plantation coloniale.
À ces institutions nationales des sciences coloniales, dont les sièges furent situés en Métropole/Hexagone, furent rattachés dans chaque colonie des jardins d’essai, des laboratoires de chimie agricole et des écoles agricoles, dirigés par des « agents de culture » sous le contrôle du gouverneur de la colonie, le tout afin de mener à bien ce projet colonial. Par exemple, en Martinique, l’arrêté du 25 août 1910 stipule, entre autres, que le laboratoire de chimie agricole aura la charge de
l’étude des produits coloniaux, de la détermination de leur valeur et de leurs emplois commerciaux et industriels, de l’analyse des matières premières, de l’étude des falsifications, de la détermination et des essais de semences, des analyses de terres et engrais, et de toutes les questions pouvant intéresser la chimie et la technologie agricole et industrielle.12
La cavendishisation du monde
C’est à partir de ce système scientifico-colonial que l’Empire français put mener cette colonisation agricole dans ses colonies au cours de la première moitié du xxe siècle, transformant des paysages humains et non humains de la Terre en plantations. Aussi, à côté de la colonisation agricole de la banane est-il nécessaire de retracer les développements scientifiques qui ont facilité cette colonisation. L’essor de cette industrie a été possible via trois principaux champs de recherche sur le bananier concernant ses usages, la sélection des variétés, et les pathologies de la plante et les insectes faisant obstacle au projet plantationnaire.
Concernant les usages, si, aujourd’hui, il va de soi que le bananier sert à la production de la banane dessert d’exportation, celle retrouvée dans toutes les épiceries des pays du Nord, cela n’a pas été toujours le cas. L’impératif de mise en valeur des sols coloniaux n’était pas conditionné à une forme précise. Cette plante originaire d’Asie du Sud-Est est connue depuis plus de deux mille ans. Le bananier est une herbe géante appartenant au genre Musa, contenant plus de mille variétés13. Les plus connues, celles produisant des fruits comestibles, appartiennent au genre Musa sapientum. Si certaines espèces de bananiers ont été utilisées pour leurs différents fruits à déguster crus, ceux-ci ont connu et connaissent encore d’autres usages. Sans doute l’un des usages les plus répandus au monde est la consommation de banane à cuire qui rentre dans la composition de l’alimentation quotidienne de nombreux peuples de la Terre, notamment en Ouganda et en Inde. Le bananier était aussi utilisé comme plante d’ombrage aux caféiers et cacaoyers.
Au-delà de la banane dessert sous forme crue, séchée ou en farine, il s’est agi de déterminer les usages du bananier et des bananes qui pourraient fournir les plus importants profits. Des recherches furent menées pour déterminer la rentabilité du bananier pour la production de boissons alcoolisées (cidre, bière ou vin), pour la fabrication de cordages, de chapeaux, de tissus et de vêtements à partir des pseudo-troncs des espèces Musa textilis ou abaca (le chanvre de Manille), des Musa tikap, Musa basjoo, Musa ensete et Musa ulugurensis, Musa livingstonia, pour la production de papier à partir de la cellulose du bananier, pour la potasse, des teintures ou du raffinage de sucre14.
Lire aussi sur Terrestres : Sophie Chao, « La plantation comme monde: l’ère des monocultures », novembre 2023.
Face à la multiplicité d’espèces de bananiers et de variétés de bananes, les travaux d’agronomie coloniale sur la banane soutenant le projet colonial français ont déterminé que les meilleurs profits seraient obtenus par l’exploitation du bananier dans les colonies françaises en vue de produire une banane dessert à exporter et écouler dans le marché métropolitain, au sein de plantations monoculturales. En 1935, Kervégant détaille les tentatives d’association de cultures dans les plantations de bananes, comme des pommes de terre dans les Canaries, des choux caraïbes aux Antilles françaises, des aubergines au Bengale, du maïs ou du riz aux Philippines, mais il les déconseille au motif qu’elles « retardent le développement de la plante principale15. Au principe d’une plantation qui favoriserait une alimentation pour les habitants autour des bananeraies, il fut opposé le principe d’un profit le plus rapide possible pour une seule denrée d’exportation.
Dès lors, la majorité des recherches agronomiques sur la banane coloniale française eurent pour but le perfectionnement des plantations. Outre la détermination des meilleures conditions climatiques, topographiques, pédologiques et chimiques, celles du niveau d’irrigation, des rythmes de plantations et de récoltes, des techniques de coupe, d’emballement et de mécanisation, des modes de transport, du processus de réfrigération et des méthodes de mûrisserie en Métropole, je souhaite attirer l’attention sur deux points clés : la sélection des espèces de bananiers et des variétés de bananes à cultiver, et le développement des techniques de lutte contre les parasites, les maladies et les insectes qui font obstacle au projet colonial.
Les débuts de l’exportation en 1870 se firent en Jamaïque et sur la côte atlantique de l’Amérique centrale à partir de la variété connue sous le nom de « Gros Michel », tandis que dans les Canaries, où la culture était déjà plus intensive du fait du climat plus sec et des sols plus pauvres, ce fut la variété « Petite naine » (bananier de Chine ou Musa sinensis). La variété « Gros Michel » fut fortement impactée par un champignon nommé fusarium qui tue la plante. Remarquée rapidement au début du xxe siècle au Panama, elle fut nommée « maladie de Panama ». « Gros Michel » fut remplacé par la variété Cavendish (pòyò), qui reste la banane majoritairement exportée à travers le monde.
Le développement de monocultures intensives et la standardisation des plants entraînèrent aussi des ruptures biodiversitaires16 perturbant les équilibres écosystémiques, ruptures qui facilitent la propagation de certaines maladies causées par des champignons et l’accroissement de certaines populations de nématodes et d’insectes.
Afin d’assurer la plus grande productivité des cultures coloniales, des recherches en pathologie des plantes et entomologie au sein de ces sciences coloniales furent menées, visant à déterminer les moyens techniques et technologiques de lutte contre ces dits « nuisibles ». C’est dans ce cadre que la lutte contre le charançon du bananier se développa dès les débuts du développement des bananeraies coloniales françaises. Aujourd’hui encore, la production de bananes des Antilles est soutenue par des rapports étroits avec le Cirad (anciennement Institut des fruits et agrumes coloniaux), ainsi que par un institut scientifique privé.
En somme, la bananisation des Antilles, ou plus exactement sa cavendishisation, fit partie intégrante d’un projet impérial français, pensant ensemble les colonies des Amériques et de l’Afrique, dans le but de valoriser l’être colonial français. La banane française ainsi produite à travers les déforestations et les déshumanisations des peuples de part et d’autre de l’Atlantique eut pour fonction de transformer la Terre à l’image du fantasme de toute-puissance d’un soi colonial français, narcissique et toxique, un moyen de cultiver un imaginaire colonial de la France et de la Terre.
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Notes
- Kervégant, Désiré, Le Bananier et son exploitation, Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1935, p. 427.[↩]
- Voir Lassoudière, André, Histoire bananière des Antilles. Facteur d’intégration sociale et de développement, Saint-Pierre d’Exideuil, The Book edition, 2014 ; Id., Le Bananier. Un siècle d’innovation technique, Versailles, Quæ, 2012.[↩]
- Voir Soluri, John, Banana Cultures : Agriculture, Consumption, and Environmental Change in Honduras and the United States, Austin, University of Texas Press, 2005 ; Striffler, Steve, In the Shadows of State and Capital : The United Fruit Company, Popular Struggle, and Agrarian Restructuring in Ecuador, 1900-1995, Durham, Duke University Press, 2002 ; Striffler, Steve, & Moberg, Mark (dir.), Banana Wars : Power, Production, and History in the Americas, Durham, Duke University Press, 2003 ; Williams, Brian Scott, Cotton, Chemicals, and the Political Ecologies of Racial Capitalism, mémoire, University of Georgia, 2018 ; Walvin, James, Histoire du sucre, histoire du monde, trad. Philippe Pignarre, Paris, La Découverte, 2022 ; Ross, Corey, Ecology and Power in the Age of Empire : Europe and the Transformation of the Tropical World, Oxford, Oxford University Press, 2017.[↩]
- Chailley-Bert, Joseph, « Les cultures tropicales et l’avenir des colonies françaises », Revue des cultures coloniales, t. i, no 5, octobre 1897, p. 157.[↩]
- Milhe-Poutingon, Albert, « La renaissance des cultures coloniales », Revue des cultures coloniales, t. i, no 1, juin 1897, p. 1-3.[↩]
- Conception par l’auteur.[↩]
- Naudin, Charles, « La colonisation », Revue des cultures coloniales, t. i, no 1, juin 1897, p. 7-8.[↩]
- « Rapport au ministre des Colonies », Journal officiel des colonies, 31 janvier 1899, p. 757.[↩]
- Chailley-Bert, Joseph, « Les cultures tropicales et l’avenir des colonies françaises », op. cit., p. 161-162 (je souligne).[↩]
- Bonneuil, Christophe, Kleiche-Dray, Mina, Du jardin d’essais colonial à la station expérimentale 1880-1930. Éléments pour une histoire du CIRAD, Paris, Cirad, 1993, p. 73 ; voir aussi Blais, Hélène, L’Empire de la nature. Une histoire des jardins botaniques coloniaux (fin xviiie siècle-années 1930), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2023.[↩]
- Élaboré à partir de Volper, Serge, et Bichat, Hervé, « Des jardins d’essai au Cirad : une épopée scientifique française », Histoire de la recherche contemporaine, t. iii, no 2, 2014, p.113-124 ; Bonneuil, Christophe, Kleiche-Dray, Mina, Du jardin d’essais colonial à la station expérimentale, op. cit.[↩]
- « Arrêté portant réorganisation de l’agriculture », L’Agriculture pratique des pays chauds. Bulletin du Jardin colonial, 1910, p. 2-67.[↩]
- Lassois, Ludivine, et al., « La banane : de son origine à sa commercialisation », BASE, vol. 13, no 4, 2009, p. 575-586.[↩]
- Kervégant, Désiré, Le Bananier et son exploitation, op. cit., p. 491-501.[↩]
- Ibid., p. 269.[↩]
- Ferdinand, Malcom, Une écologie décoloniale, op. cit., p. 75-78.[↩]