Ce texte a été écrit par des personnes qui ont participé à la lutte contre le barrage de Sivens et d’autres qui n’y étaient pas, mais qui ont travaillé à reconstituer le fil précis de la bataille qui s’est menée dans les médias pour faire connaître la vérité sur cet assassinat. Les témoignages des unes et des autres sont mêlés dans un « nous » unique et fictif.
Il est suivi d’un court extrait de la pièce “M.A.D ! Je te promets la forêt rebelle”, écrite et mise en scène par Joséphine Serre.
2014.
Suite à un appel très large, un « grand rassemblement » se tient le samedi 25 octobre sur le lieu-dit du Testet dans la forêt de Sivens. Au programme : prises de parole, spectacles, manifestation et conférences. Il s’agit de l’ultime tentative pour enrayer le projet de construction d’un barrage d’irrigation dans une vallée relativement préservée du département du Tarn. Depuis le 1er septembre, les travaux d’abattage des arbres ont repris malgré une intense mobilisation locale et l’occupation de la forêt, lancée un an plus tôt pour empêcher le démarrage du chantier. Lequel avance désormais à marche forcée, dans un climat de violences policières quotidiennes – comme ce sera le cas dix ans plus tard, à l’automne 2024, sur le chantier de l’A69 dans ce même département du Tarn.
C’est alors que la lutte contre le barrage de Sivens, qui n’avait jusque-là qu’un faible écho régional, va être propulsée sur la scène médiatique nationale1.
Enquête autour d’une mystérieuse « découverte » policière
Le lendemain matin de cette grande mobilisation, alors qu’il reste beaucoup de monde sur le site, la radio annonce : « le corps d’un homme a été découvert dans la nuit de samedi à dimanche sur le site du barrage contesté de Sivens ».
L’information provient d’un communiqué que la préfecture du Tarn a diffusé le matin même2. À ce moment-là, nous n’avons aucune idée de ce dont il s’agit, ni de qui il s’agit. Est-ce qu’une personne a fait un arrêt cardiaque ? S’est-il passé quelque chose pendant les échauffourées de la veille ?
Pendant une partie de la journée, il y avait eu des affrontements avec les gendarmes postés dans la « base de vie », qui avaient repris au cours de la nuit. La « base de vie » est le nom attribué à l’enclos grillagé et entouré d’un fossé qui avait été construit pour mettre à l’abri les machines de chantier. Celles-ci avaient bien sûr été évacuées la veille du rassemblement : dès le vendredi soir, le peu qu’il restait avait été brûlé par les manifestant·es. Après quoi les gendarmes s’étaient installés dans l’enclos, se retrouvant ainsi positionnés à quelques encablures du rassemblement.
On fait le tour de la zone, pour demander aux groupes et aux gens si quelqu’un manque à l’appel.
Une jeune femme nous dit que son petit ami, Rémi, a disparu.
Elle nous explique que la veille, un peu avant 2 heures du matin, elle était avec lui et quelques amis autour d’un feu lorsque des cris ont retenti. Rémi est allé voir ce qu’il se passait et il n’a pas été revu depuis. À partir de ce moment-là, on envisage que ce Rémi soit la personne dont il est question dans le communiqué. Sa copine nous fournit quelques informations sur lui, notamment qu’il est botaniste et que c’est la première manifestation à laquelle il participe.
On s’organise pour faire le tour des personnes encore présentes sur place et tenter de récolter davantage d’éléments sur ce qui a pu se passer. Un groupe de jeunes gens nous décrit la scène étrange à laquelle ils ont assisté pendant la nuit. Vers 2 heures, peu de temps avant la fin des affrontements, une poignée de gendarmes sont sortis de la base de vie, s’enfonçant dans les nuages de gaz lacrymogène sans raison apparente, puis en sont ressortis avant de retourner à la base, en tirant quelque chose derrière eux. Une demi-heure plus tard, un fourgon de pompier est arrivé sur place. Puis gendarmes et pompiers ont quitté les lieux, abandonnant la base de vie, pourtant jalousement gardée jusque-là.
Il ne faudra pas longtemps pour comprendre ce qu’il s’est passé. Une femme, épouse d’un gendarme, a contacté une amie opposante au barrage, pour l’alerter : hier, les gendarmes ont ramené de Sivens le corps d’un homme mort.
Nous comprenons alors que cet homme est mort sous leur yeux et, très certainement, de leur fait.
Récit contre récit
La gravité de la situation nous dépasse. Nous appelons des amis avocats pour leur demander conseil. Ils nous recommandent de publier le plus rapidement possible notre version des faits, en tout cas avant la publication des résultats de l’autopsie, annoncée pour le mardi après-midi.
Il nous faut trouver des preuves et des témoignages, afin d’empêcher le ministère de l’Intérieur d’imposer son propre récit manipulant si besoin les résultats de l’autopsie. Un texte doit donc être publié avant mardi. C’est dimanche, nous sommes en fin d’après-midi, et c’est une course contre la montre qui s’engage.
Dès le dimanche soir, alors qu’un rassemblement spontané à Gaillac est dissout par les forces de l’ordre, la machine communicationnelle du pouvoir se met en branle. Le procureur d’Albi et le ministère de l’Intérieur laissent entendre que le corps a été découvert par les gendarmes plus ou moins par hasard3.
Le lendemain, le narratif du pouvoir commence à se dessiner à travers de multiple contre-feux. À 10 heures, un communiqué de presse du directeur général de la gendarmerie nationale pose le décor en décrivant le contexte dans lequel le corps a été découvert : des attaques visant des gendarmes « à coup de cocktails molotov, d’engins explosifs et de projectiles »4, tout en précisant que, pour l’heure, « aucune hypothèse n’est privilégiée » dans l’enquête. De son côté, la préfecture du Tarn avance en off qu’« une seule grenade offensive »5 aurait été lancée par les gendarmes, alors que le bilan officiel en dénombrera plus tard 42.
Gendarmes et policiers affirment que le sac à dos que portait Rémi contenait peut-être un engin incendiaire ou explosif, qui l’aurait tué.
À 17 heures, lors d’une conférence de presse, le procureur distribue un communiqué annonçant des éléments de l’autopsie, notamment qu’« aucune trace de particule métallique et de plastique n’a été retrouvée dans la plaie »6.
Ce communiqué est distribué aux journalistes dans un format insolite : une feuille blanche anonyme, sans en-tête ni date, ce qui permet à une journaliste d’en déduire qu’il n’y a « pour l’instant aucune base juridique pour apprécier la réalité des faits »7. Le procureur en profite pour glisser que, sur le site, ont été retrouvés « des lambeaux de son sac à dos, ainsi que des débris d’une bouteille plastique et d’une bouteille de verre »8. Le journal Le Monde sera le plus explicite : « D’après nos informations, une analyse du sac à dos de la victime serait également en cours afin de déterminer si son contenu pourrait être de nature explosive »9.
L’analyse de l’avocat que nous avions consulté se trouve confirmée par ces « éléments de langage » disséminés dans une avalanche d’articles produits par la presse française en quelques heures.
Lire aussi sur Terrestres : Christophe Bonneuil, « Prêt à tuer pour un tas de terre », mars 2023.
Le lundi matin, quelques membres de la coordination ayant organisé le grand rassemblement du samedi se retrouvent pour rédiger ensemble un communiqué et l’envoyer tous azimuts aux médias (comme l’avait été l’appel à rassemblement). Ils et elles y dénoncent un meurtre qui n’est pas le fruit du hasard : « À l’heure où tous les mensonges et conflits d’intérêts dénoncés par les opposants depuis des mois ont été confirmés par les investigations des journalistes et le rapport des experts ministériels (…), le président du conseil général et le préfet du Tarn n’ont plus aucun argument en faveur du barrage, si ce n’est de monter en épingle la prétendue violence des opposants. Ils avaient donc besoin de violence samedi. Ils l’ont provoquée. »10.
La stratégie de tension décidée par le pouvoir, voilà ce qui a coûté sa vie à Rémi.
Divers journaux prennent très vite contact avec nous, dont Le Monde, qui se dit intéressé par notre récit, mais pas sous la forme d’un communiqué collectif (il n’en publie jamais) : vu la gravité des accusations portées, il faudrait une tribune signée nominativement. Deux d’entre nous acceptent d’y apposer leur nom et ainsi supporter le risque juridique – et policier : quelques jours plus tard, deux hommes étaient surpris en train de bidouiller le tableau téléphonique du village de l’un des signataires…
Finalement, Le Monde nous fait faux bond : la tribune ne pourra être publiée que dans l’édition du mercredi. Entre-temps, Libération nous avait aussi contacté et se dit prêt à mettre le texte en ligne sur le site du journal dès le mardi matin. Notre texte est publié mardi 28 octobre à 13h22, avant l’annonce des résultats de l’autopsie et des analyses11.
L’annonce a lieu mardi en fin de journée. Le procureur d’Albi y explique que des traces de TNT, éléments présents dans les grenades offensives des gendarmes, ont été découvertes sur le corps de la victime5.
Dès lors, le narratif du pouvoir évolue. Puisque ça ne peut et ne doit pas être la faute des gendarmes, l’hypothèse de la combinaison d’une grenade et d’un cocktail molotov est avancée à la presse par des sources policières et autres spécialistes du maintien de l’ordre12. À longueur d’articles, on répète qu’une grenade offensive seule ne peut tuer, sauf en cas de combinaison avec un autre élément comme par exemple « un fumigène, un réchaud à gaz, un explosif maison, genre bombe agricole ou même peut-être un aérosol »3.
Lire aussi sur Terrestres : Collectif, « Autoroute A69: enterrons ce projet zombi! », juin 2024.
Finalement, ce n’est que le vendredi 31 octobre en début de soirée, soit plus de cinq jours après le décès de Rémi, que des sources proches de l’enquête confirment à la presse que les analyses réalisées sur le sac à dos ne mettent en évidence aucune substance, sinon la TNT présente dans la grenade utilisée par la gendarmerie13.
L’explosion de la grenade est bien l’unique cause de la mort de Rémi.
« Il est décédé, le mec… Là, c’est vachement grave… Faut pas qu’ils le sachent… »
Moins d’une semaine après cette conclusion, une fuite confirme ce que nous soupçonnions dès dimanche : les autorités policières et politiques savaient depuis le début et ont sciemment menti.
Le Monde et Médiapart se sont procuré des documents issus du dossier de l’instruction ouverte suite au décès de Rémi, dont un procès-verbal qui retranscrit les propos tenus par les gendarmes cette nuit-là. À 2h03, l’un d’entre eux s’écrie, exprimant clairement la première réaction du pouvoir dans ce genre de situation : « Il est décédé, le mec… Là, c’est vachement grave… Faut pas qu’ils le sachent… »14.
Nous sommes mis au courant de ces révélations par des journalistes du Monde avant leur publication, et ils nous proposent de publier une tribune réagissant à chaud à ces révélations. Ce qu’il s’agit de révéler cette fois, ce n’est pas un meurtre, mais un mensonge d’État. Pourquoi cet appel du pied de la part d’un média comme Le Monde ? Dans quel jeu politique veut-on nous engager ? Dans le doute, seul l’un d’entre nous est prêt à rédiger une tribune avec d’autres personnes extérieures, estimant important de dénoncer les exactions de l’État10.
Mais ces révélations resteront sans effet : bien que pris en flagrant délit de mensonge, aucun responsable ne sera sérieusement mis en difficulté, ni le préfet, ni le ministre de l’Intérieur.
Quant au gendarme qui a lancé la grenade, il bénéficiera d’un non-lieu, confirmé en appel et en cassation.
Les mensonges en série de la part de la préfecture et du ministère nous rappellent que le maintien de l’ordre ne repose pas seulement sur l’arsenal répressif, mais aussi sur la manipulation de l’opinion publique.
Pendant plus d’un mois après l’annonce de la mort de Rémi, des rassemblements se sont tenus dans des dizaines de villes partout en France, des manifestations sauvages et des émeutes ont eu lieu dans la moitié d’entre elles.
Pour conjurer la révolte, les autorités ont employé tous les moyens possibles. Répression policière : des rassemblements ont été interdits, la faculté de Rennes a été fermée pour empêcher une assemblée générale, des manifestant·es ont été arrêté·es préventivement15. Manipulation médiatique : nier l’évidence, entretenir le flou, brouiller les pistes, créer des « causes alternatives », multiplier les insinuations, etc. Tout est bon pour diluer l’annonce de la vérité dans le temps afin d’éviter que sa révélation brutale n’entraîne un embrasement.
Samedi 26 octobre, tous et toutes à Sivens !
Le passage qui suit est extrait de la pièce de théâtre “M.A.D ! Je te promets la forêt rebelle”, écrite et mise en scène par Joséphine Serre et publié aux Éditions Théâtrales. Il s’agit d’une fiction librement inspirée de l’histoire de Rémi Fraisse. L’autrice a choisi d’imaginer la présence d’une sœur au moment de la mort, sur une ZAD, d’un jeune étudiant en botanique.
FRÈRE – Berce-moi avec des noms de plantes, s’il te plaît,
SŒUR – Aubépine, argousier, lavande, mûriers, ronciers, liserons, coquelicots, sureau, pavot, santoline, bluets, soucis, peigne de loups, baignoire de Vénus,
INFIRMIER.E.2 – Il part, il part !
SŒUR – Grand plantain, corne de cerf, langue de vache, iris, violette, chardon, pâquerette, herbe aux ânes, hellébores, barbe de chèvre, trèfle, roseau à balai, ronce des champs, reine des prés,
INFIRMIER.E.1 – On l’a perdu.
SŒUR – Prêle, armoise commune, cheveux de Vénus, roseau, églantines, fougères, grande cigüe, verveine, nénuphar, lentilles d’eau, renoncule flammette, adonis d’été, menthe poivrée, anémones, angéliques, campanules à feuilles de pêchers, douce-amère, bourreau des arbres, impatiente, dompte-venin, tremble, sanguinaire, buisson ardent, plante à feu, dent de chien, griffe de chat, gueule de loup, amonide goutte-de-sang, fleurs incendiaires, orchis guerrier, liane de feu, plante cobra, casque de Jupiter,
fleurs de la fureur.
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Notes
- Sur la lutte contre le barrage de Sivens, voir le recueil de textes : Sivens sans retenue. Feuilles d’automne 2014, La Lenteur (2015), ainsi que Grégoire Souchay et Marc Laimé, Sivens, le barrage de trop, Seuil (2015), et le n° 9 de la revue Z. Revue itinérante d’enquête et de critique sociale (2015-2016, n° spécial « Toulouse »), dans la partie « Des vues sur la terre », autour de Sivens (p. 140-181).[↩]
- Stéphane Alliès, Michel Deléan, Louise Fessard, Jade Lindgaard et Mathieu Magnaudeix, « Comment le pouvoir a réécrit la mort de Rémi Fraisse », Mediapart, 14/11/2014.[↩]
- Idem.[↩][↩]
- Communiqué de presse du directeur général de la gendarmerie nationale, 27/10/2014.[↩]
- Patricia Tourancheau, « Sivens : “Là, c’est vachement grave…” », Libération, 12/11/2014.[↩][↩]
- Le communiqué du procureur suite à l’autopsie.[↩]
- Camille Martin, « Testet : les résultats de l’autopsie, selon le procureur », Reporterre, 27/10/2014.[↩]
- Le communiqué du procureur suite à l’autopsie.[↩]
- Matthieu Suc, « Barrage de Sivens : la famille de Rémi Fraisse va déposer plainte pour homicide volontaire », Le Monde, 26/10/2014.[↩]
- Christophe Goby, Emmanuel Barot et Aurélien Berlan, « Sivens : violences et mensonges d’Etat au service de l’ordre et de la croissance », Le Monde, 13/11/2014.[↩][↩]
- Victoria Xardel et Aurélien Berlan, « À Sivens, après les arbres, un homme », Libération, 28/10/2014.[↩]
- Le Monde avec AFP, « Bernard Cazeneuve: “Il ne s’agit pas d’une bavure” », Le Monde, 28/10/2014.[↩]
- Le Nouvel Obs avec AFP, « Mort de Rémi Fraisse : la thèse de la grenade offensive confirmée », L’Obs, 31/10/2014.[↩]
- Voir les révélations successives publiées dans trois articles les 6 et 12 novembre 2014 : Michel Deléan, « Sivens: la faute des gendarmes, le mensonge de l’Etat », Mediapart, 06/11/2014 ; Michel Deléan, « Mort de Rémi Fraisse: le récit des gendarmes place l’Intérieur dos au mur », Mediapart, 12/11/2014 ; Olivier Faye et Matthieu Suc, « Révélations sur les conversations des gendarmes lors de la mort de Rémi Fraisse », Le Monde, 12/11/2014.[↩]
- 20 Minutes et Agence France Presse, « Mort de Rémi Fraisse: Plusieurs manifestations interdites », 20 Minutes, 08/11/2014 ; Le Monde et Agence France Presse, « L’université Rennes-II fermée pour empêcher une AG sur la mort de Rémi Fraisse », Le Monde, 11/11/2014.[↩]