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La préface de François Jarrige et les planches qui le suivent sont extraits de la bande-dessinée Toujours puce. Les macrodégâts de la microélectronique de Maud et Elsa Lecarpentier, aux Editions Le monde à l’envers, Grenoble, 2024. Vous pouvez cliquez ici pour accéder directement aux planches.
La supposée transition numérique en cours conduit à un accaparement croissant de l’eau, accentuant les dynamiques anciennes du capitalisme industriel. Seule la réduction de ce secteur, la baisse de ses productions, et la contraction des usages numériques permettrait d’enrayer la crise qui se dessine. Voilà en quelques mots l’inévitable conclusion qui surgit à la lecture de cette passionnante enquête graphique et dessinée.
Le sujet pourrait paraître ardu – comment les usines de semi-conducteurs accaparent l’eau du Grésivaudan au détriment des habitants ? – pourtant le récit emporte le lecteur dans un tourbillon d’informations et de révélations essentielles pour comprendre le monde qui se construit peu à peu. Jouant sur le registre de l’humour et de la caricature, les autrices et illustratrices de ce livre ont réussi le tour de force de proposer une analyse à la fois précise, informée, pédagogique mais jamais ennuyeuse !
Les usages de l’eau
On le sait, l’industrialisation d’une production – c’est-à-dire sa concentration et sa mécanisation pour accroître la productivité – nécessite toujours un accaparement de l’eau au bénéfice de certains et au détriment d’autres, rompant des équilibres patiemment et longuement élaborés. Dans les économies anciennes fondées sur la putréfaction des matières organiques, à l’image des peaux qu’il fallait tremper pour les nettoyer et les assouplir, la question de l’eau, de son accès comme de son accaparement se posait déjà mais les conflits restaient de faible intensité et dispersés. Les capacités de monopolisation demeuraient réduites même si dès le XVIIIe siècle apparaissent des mines et quelques manufactures importantes.
La situation commence à changer à partir des années 1850-1860 lorsque s’ouvre en Europe un régime d’accaparement industriel de l’eau. Certains usages deviennent prioritaires au nom d’une nouvelle conception du progrès identifié à la croissance de la production des biens manufacturés. Les grands filateurs et peigneurs de laine ont ainsi besoin de quantités importantes d’eau pour nettoyer les fibres ou évacuer les déchets de leurs usines. Ainsi, à Roubaix dans le Nord, les capitalistes du textile consomment déjà des milliers de m³ d’eau par jour au milieu du XIXe siècle, provoquant de nombreux débats avec les habitants. La nécessité de fournir de l’eau à l’industrie conduit les industriels et les autorités à remodeler le milieu naturel pour satisfaire ces intérêts, parfois au détriment des usages communs.
Par la suite, au cours du XXe siècle, partout dans le monde l’eau est utilisée en quantité croissante par l’industrie lourde, chimique et sidérurgique, pour le refroidissement des appareils et des produits incandescents, l’épuration des gaz et des fumées, la production de vapeur, ou dans les mines pour le remblayage hydraulique et le lavage du charbon et des minerais.
Depuis la grande accélération des transformations environnementales à partir des années 1950, l’industrialisation des usages de l’eau ne cesse de s’intensifier. L’agriculture, avec ses grandes cultures irriguées et ses élevages intensifs, nécessite toujours plus d’eau, conduisant aujourd’hui aux vastes projets de méga-bassines au cœur de l’actualité et des mobilisations.
L’industrialisation des loisirs depuis les années 1970 impose également des consommations ostentatoires et des gabegies d’eau, pensons à la multiplication des golfs, des piscines privées (plus de 1,5 million aujourd’hui), ou à la pratique de la neige artificielle dans les stations de ski. En 1985, seules 35 stations françaises étaient équipées et 150 ha ainsi enneigés, aujourd’hui la plupart des stations sont équipées et plus de 25 000 ha sont enneigés en accaparant l’eau. Au début du XXIe siècle, les problèmes d’accaparement s’accentuent encore alors que le changement climatique, les risques de sécheresse, la surpopulation conduisent à l’essor des besoins et à la montée incessante des tensions et des guerres de l’eau.
Accaparements numériques
Aujourd’hui, parmi les multiples usages qui s’empilent et créent une pression croissante sur la ressource vitale en eau dans de nombreux territoires s’imposent les industries dites « stratégiques », celles qui accompagnent la numérisation du monde. A cet égard l’exemple de STMicroelectronics décrit dans cette BD est emblématique. Le groupe est le résultat d’une fusion et s’est imposé comme l’un des 10 géants mondiaux du secteur. L’une de ses usines est installée à Crolles près de Grenoble. Dans le Grésivaudan, les anciennes papeteries fondées sur l’énergie hydraulique ont toutes fermé, laissant la place à l’industrie des semi-conducteurs devenus des composants essentiels de la croissance contemporaine (aéronautique, automobile, télécommunications, domotique, armement…).
Pour faire simple, les semi-conducteurs et ce qu’on appelle les puces électroniques sont à l’électronique ce que le pétrole est à l’industrie en général : un composant essentiel, mais souvent invisible, présent dans de nombreux objets, depuis les ordinateurs, les smartphones, jusqu’aux voitures et panneaux solaires. Les semi-conducteurs sont des matériaux qui se situent entre un conducteur et un isolant. Fabriqués à partir de matières premières comme le silicium et le germanium, l’arséniure de gallium ou le carbure de silicium, ils servent à gérer le flux de courant dans l’électronique. Sans eux le capitalisme high tech s’arrête, c’est pourquoi le spectre de leur pénurie est devenu une préoccupation obsédante.
La fabrication de ces composants est au cœur de la bataille que se livrent les États-Unis et la Chine pour la domination du secteur des hautes technologies alors que l’essentiel de la capacité mondiale de fabrication est localisé en Chine et en Asie de l’Est. Or, les États-Unis comme l’Europe souhaitent retrouver une maîtrise sur cette production. L’Union européenne ambitionne ainsi de produire d’ici à 2023 20 % des semi-conducteurs dans le monde, soit un doublement de sa part actuelle. Emmanuel Macron a présenté de son côté un plan d’investissement de 30 milliards d’euros pour soutenir les acteurs du secteur et les start-ups. Représentant un marché de centaines de milliards de dollars chaque année, la production de ces matériaux connaît une croissance constante et est devenue un enjeu stratégique et géopolitique global. Comme le rappellent les autrices en mettant en scène le Président de la République dès le début du récit – « la réindustrialisation de la France commence ici » s’exclame t-il – Grenoble doit devenir selon la novlangue en vigueur une « Silicon Valley » à la française des technologies du futur.
Pourtant célébré comme la solution aux crises écologiques, le monde numérique ne cesse d’ajouter des strates supplémentaires d’accaparement, inventant sans cesse de nouveaux besoins en eau, pour refroidir les centrales nucléaires ou les data centers comme pour fabriquer des puces électroniques. À titre d’exemple, chaque année, ce sont plus de 16 milliards de litres d’eau qui sont absorbés par les centres de données de Google aux États-Unis pour leur refroidissement. L’extraction, le traitement et le raffinage des minerais indispensables à la quincaillerie numérique se fait également dans des territoires où la pression sur les ressources hydriques est déjà forte.
Lire aussi sur Terrestres : Mathias Rollot, « Face à la bataille de l’eau, l’hypothèse biorégionaliste », avril 2023.
Manifs dans le Grésivaudan
Dans ce contexte, durant plusieurs jours, du 5 au 8 avril 2024, une large mobilisation a eu lieu à Grenoble contre l’agrandissement des usines de microélectronique à Crolles. Parallèlement à la multiplication des mobilisations contre les industries nuisibles et à l’essor des luttes locales soutenues notamment par le mouvement des Soulèvements de la Terre, la situation grenobloise devient emblématique de multiples configurations en France, comme à l’étranger.
Pour l’occasion, les rues et murs de la ville ont été recouverts d’affiches dénonçant la numérisation et son monde et appelant à arrêter l’industrie des puces électroniques et l’accaparement de l’eau qu’elle provoque. Au-delà des enjeux locaux, ce week-end de mobilisation riche s’est accompagné de débats, d’ateliers, et d’une grande manifestation, marquant l’apogée d’une lutte qui dure depuis plusieurs mois contre l’extension des usines high tech.
Le site de STMicroelectronics à Crolles décrit dans ce livre est en effet emblématique car il est l’un des plus importants en Europe. Dans un contexte de panique face aux pénuries de puces, révélé notamment lors du covid en 2022 fut annoncé un projet d’extension prévoyant de doubler la capacité de production d’ici 2035, ce qui pourrait porter la consommation d’eau potable du site à 12,3 millions de mètres cubes par an. Ce projet a suscité une levée de boucliers et contraint les autorités à lancer une « concertation » à la dernière minute. Levant le voile sur un projet discret, défendu par tout ce que la République compte de notables et de soutiens du productivisme. Cette lutte locale est exemplaire, elle a aussi été en partie victorieuse puisqu’un autre industriel du semi-conducteur (l’entreprise Soitec) a annoncé la suspension d’un projet d’agrandissement d’installations industrielles sur des terrains agricoles à proximité.
Au-delà des enjeux proprement locaux et de l’opposition à un projet néfaste pour l’environnement, les militants de l’association STopMicro ont su aiguiser leur critique, pointer les ambivalences et impasses de ces immenses projets industriels soutenus par l’État et le gouvernement Macron au nom de l’indépendance nationale, de la réindustrialisation et de l’inéluctabilité du monde numérique. Ils ont mené l’enquête sur les semi-conducteurs à Grenoble et ailleurs, documentés la diversité des nuisances que génèrent ces industries, à commencer par leur consommation d’eau potable délirante, et questionné la numérisation du monde à laquelle elles œuvrent.
Dessiner les luttes
La bande dessinée – travail de fiction – que vous tenez entre vos mains s’inspire largement de ces faits réels, mais elle les transforme et les adapte puisqu’il s’agit d’abord d’une œuvre artistique. Les autrices ont choisi de mettre en scène la lutte contre l’accaparement de l’eau à travers le regard de Gobi, un habitant confronté au greenwashing de la communication politique et industrielle, qui s’éveille et se politise peu à peu sur la question de l’eau. Proposant un récit à la fois pédagogique et engagé, les autrices révèlent les soubassements socio-environnementaux des minuscules composants électroniques.
Face à la naïveté du personnage central confronté au manque d’eau et à l’incrédulité de devoir abandonner le « mythe du progrès », Sable incarne l’activiste consciente et engagée, elle représente aussi la voix de la sagesse et de l’honnêteté alors que partout semble triompher la compromission et l’intérêt particulier. C’est elle qui rappelle que « la technologie n’est pas un truc neutre, un outil comme un autre qu’on pourrait “bien” ou “mal” employer. C’est un choix politique, un modèle de société », qui implique en amont l’extractivisme et en aval la contamination. Derrière l’usine et les promesses de « dématérialisation » il y a un métabolisme socio-écologique destructeur, fondé sur la seule croissance, au détriment des humains et du vivant.
L’un des nombreux mérites de cette BD est la clarté et la précision de l’enquête menée, les autrices et illustratrices ont conduit, conjointement avec les militants de l’association grenobloise STopMicro un travail d’investigation remarquable, décrivant aussi bien le fonctionnement intérieur de l’usine, les modes de production, que les chaînes globales de la mondialisation dans lesquelles s’inscrit le commerce de ces puces, à commencer par les usages militaires. Les autrices ont également su faire preuve d’imagination, et l’enquête est complétée de scènes imaginaires pleines d’humour.
Grâce à ce travail on suit autant le cycle de l’eau que le secret des réunions stratégiques des industriels et des élus. On pénètre dans les réunions discrètes des cadres de l’entreprise et des agences censées les réguler. Le récit nous ouvre les bureaux où se prennent les décisions comme les espaces de travail, ces « salles blanches » où trime une main-d’œuvre exploitée. Confinés dans des territoires à l’écart, relégués dans les marges, les espaces productifs et les impacts environnementaux des objets du quotidien ne sont pas toujours visibles. L’un des immenses mérites de cette bande dessinée qui fait autant appel à l’imagination, à l’humour et à l’ironie qu’à une documentation minutieuse est de révéler l’invisible, de montrer le fonctionnement du solutionnisme technologique et des promesses ambiantes, portés aussi bien par l’extrême-droite anti-écologiste que par les macroniens vantant la start up nation et la réindustrialisation.
Lire aussi sur Terrestres : François Jarrige, « Rapiécer le monde. Les éditions La Lenteur contre le déferlement numérique », décembre 2019.
L’opposition aux puces n’est pas récente, elle a commencé avec des collectifs de professionnels comme des agriculteurs s’opposant à l’usage de puces pour contrôler les troupeaux. Le collectif « Faut pas pucer » créé autour de 2010 a mené l’enquête sur ces technologies de contrôle tout en contestant la numérisation du monde. Mais au-delà des usages, c’est aussi la phase amont de la production qui doit être questionnée, comme dans le Grésivaudan où l’accaparement de l’eau pour le traitement et le nettoyage des microprocesseurs menace d’accentuer les pénuries et la contamination de cours d’eau pourtant de plus en plus sous tension à l’heure du changement climatique.
Au-delà d’un site industriel particulier, c’est le sens même de ce type d’usines et des produits qu’elles fabriquent qui devrait être mis en débat en portant une attention particulière à l’eau, cette ressource vitale pourtant de plus en plus rare. Ce récit graphique y contribue de façon salutaire. L’enjeu n’est pas de repousser plus loin la construction de ces usines, ou de les renvoyer dans les suds, mais bien de pointer l’impasse de ce type de production industrielle, particulièrement dans le contexte climatique actuel, et la nécessité d’engager une décrue des consommations numériques. La conclusion est inéluctable : c’est le choix même de ces productions qui doit être remis en cause, et les modes de vie qui leur sont associés.
Les bonnes feuilles de Toujours puce. Les macrodégâts de la microélectronique
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