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À Saint-Paul, sur le littoral réunionnais sous le vent, s’étend le plus important vestige des savanes qui couvraient naguère l’essentiel du bas versant du Piton des Neiges, entre le rivage et une altitude variant entre 250 et 400 m. (ill. 1 et carte 1). Sur les collines du Cap La Houssaye, dont le Conservatoire du littoral s’est rendu en partie propriétaire, on peut encore apprécier, malgré la présence, depuis 2009, d’une voie express traversant cet espace en son cœur, le spectacle saisissant offert par ces vastes étendues de « pikan1 », complices de l’immensité océanique.
Passée la ravine Fleurimont au nord, une autre savane, plus densément peuplée d’arbres et de buissons, s’étend sur un plateau de fin de coulée : celle de Plateau Caillou. Elle entoure deux ZAC implantées au beau milieu de cette savane à partir de 1975 (image). Dès cette époque s’exprime l’intention de prolonger ce noyau urbain jusqu’à la ravine Fleurimont, en occupant presque tout ce qu’il reste de la savane (90 ha). Ce projet d’extension est depuis porté par la commune de Saint-Paul. Sans cesse renvoyé, il a reçu divers ajustements, visant notamment à en réduire l’impact environnemental et paysager.
Il y a quelques semaines, les engins de chantier ont finalement fait leur apparition sur la savane (ill. 3). Leur irruption a mis le feu aux poudres. La pétition « Abandonnons le projet destructeur de la Savane de Saint Paul2 », lancée par le collectif « Protège nout savane » (Protège notre savane), a recueilli à ce jour plus de 20 000 signatures, un chiffre considérable à l’échelle réunionnaise.
Quelque chose se passe, à Saint-Paul, dont l’importance ne peut s’apprécier qu’au regard de l’histoire de l’aménagement du territoire réunionnais et des politiques environnementales menées dans l’île. Pour la première fois, un mouvement populaire d’une certaine ampleur émerge autour de la défense des savanes littorales, que l’on pouvait jusqu’à présent se permettre de considérer, sans que cela engendre des réactions significatives, comme des friches à reconquérir, des déserts à verdir, des espaces offrant leur accueillante vacuité aux projets immobiliers ou agricoles. La rébellion de Plateau Caillou montre qu’il n’est désormais plus supportable que ces savanes ne soient qu’un blanc sur les cartes des aménageurs de l’île, mais aussi sur celles des défenseurs de l’environnement et des experts écologues.
Que traduit l’émergence de ce mouvement pour la défense des savanes ? De quoi le conflit en cours est-il la scène ? Pour le comprendre, il est indispensable, en prenant le recul historique nécessaire, de bien saisir ce que sont les savanes réunionnaises, ainsi que les causes et les effets de leurs transformations actuelles. C’était là l’objectif d’une recherche-action interdisciplinaire menée ces dernières années (2015-2022), qui s’est aussi donnée pour but, dans un mouvement de va-et-vient entre recherche fondamentale et expérimentations in situ, de poser les bases d’une stratégie pour la conservation de ces savanes.3 Les résultats de ce travail, sur lesquels on s’appuiera ici, incitent à considérer que les événements de Plateau Caillou n’ont rien d’anecdotique et que derrière la défense des savanes se dessine une remise en cause profonde des représentations aujourd’hui sous-jacentes, à La Réunion, aux décisions et à l’action en matière d’aménagement du territoire et de protection du patrimoine naturel.
Un paysage marron en voie d’effacement
Il est essentiel d’avoir à l’esprit que les savanes constituent pour la côte ouest, entre La Possession et Saint-Pierre, un paysage et un milieu matriciels, autrement dit la souche commune dont dérivent presque tout ce qu’il reste des « espaces naturels » de ce littoral. Certains de ces espaces, transformés par les invasions végétales, ont certes cessé d’être, au sens écologique ou biogéographique du terme, des savanes. Mais tous les autres peuvent être qualifiés de savanaires ou post-savanaires. Beaucoup présentent aujourd’hui un paysage végétal hybride, dans lequel arbres et arbustes occupent une place grandissante.
Même si l’on n’a jamais cessé, sous le règne de la plantation coloniale, d’entretenir le rêve de leur conquête agricole ou de leur boisement, les savanes apparaissent comme un paysage et un monde social longtemps frappé d’une certaine inertie, globalement peu impacté par les mutations économiques et sociales de l’île.4 Elles constituent dans la longue durée ce qu’elles demeurent aujourd’hui : un monde naturel et humain en marge, résistant à toute intégration.
Lire aussi sur Terrestres : Les naturalistes des terres, « Devant l’anéantissement du vivant, des naturalistes entrent en rébellion », septembre 2023.
Même s’il existe des savanes naturelles à La Réunion, présentes avant le peuplement de l’île, la plupart d’entre elles résultent des activités humaines. Comme le paysage végétal des ravines, celui des savanes est largement modelé et entretenu dans la longue durée par des pratiques marronnes d’exploitation des ressources — au sens de pratiques non administrées car s’exemptant (totalement ou partiellement) du respect des cadres légaux et supposant des formes d’organisation micro-communautaires. Les populations déclassées du littoral trouvaient dans cet espace des ressources auxquelles elles pouvaient accéder plus ou moins librement (bois, fourrage pour le petit élevage domestique, herbes médicinales, fruits, racines, nids de guêpes,5 petits gibiers, matières premières des activités artisanales…).
Mais les savanes font ou faisaient surtout fonction de terrains de parcours pour les troupeaux de bœufs de race mokas6 (ill. 4), de « cabris » (chèvres) et jadis de porcs et de moutons, exploités par des éleveurs sans droits ni titres, se dérobant au contrôle des pouvoirs publics. Le caractère marron de cet élevage est accentué par la pratique, interdite à La Réunion, de l’écobuage, dont la fonction principale est de renouveler le potentiel nutritif de la plus répandue des graminées de la savane, le pikan jaune (Heteropogon contortus). Les feux sont allumés, à la dérobée, en fin de saison sèche. Ils participent à faire de la savane le seul véritable milieu naturel marqueur de saison, sur une île ailleurs toujours verte (ill. 5). Dès les premières pluies, la repousse des graminées métamorphose, du jour au lendemain, le paysage, la savane devenant un vaste tapis d’un vert presque fluorescent, avant de jaunir à nouveau durant la saison sèche.
Une large part de ces espaces savanaires est restée aux mains des grands propriétaires sucriers de l’île, qui ont cédé à la SAFER7 leurs terres cultivées en canne à sucre, au moment de la réforme foncière mise en œuvre à partir de la fin des années 1960, mais qui ont conservé dans leur patrimoine les terres incultes du bas versant. Celles-ci constituent dès lors une réserve foncière, capital dormant en attente de la valorisation qu’allait permettre la réalisation du projet ILO (Irrigation du Littoral Ouest), consistant dans le transfert des eaux du versant humide vers la base du versant sec de l’île.
Les effets de ce grand « basculement des eaux » commencent à se faire sentir au tournant des années 1990 et 2000. Les savanes sont alors massivement défrichées et ce qu’il en reste est pris en tenaille entre les nouveaux champs irrigués et les nouveaux quartiers résidentiels (ill. 6). Le chantier de la voie express dite « route des Tamarins », entre 2003 et 2009, accélère la rétraction et le cloisonnement des anciens espaces savanaires (ill. 7).
Même si la crise des modes anciens d’exploitation des ressources a d’autres causes et qu’elle n’a pas attendu les grands bouleversements du tournant du siècle pour se manifester, les petits éleveurs de la savane sont les victimes, largement invisibilisées, du recul des savanes. Sans prétendre à une exactitude statistique, il semble que 80 à 90% des petits élevage de savane ont disparu depuis la fin des années 1990. La crise du pastoralisme a pour corollaire celle des autres micro-pratiques d’exploitation de la savane, victimes de l’urbanisation rapide et massive des populations, et du changement de mode de vie consubstantiel à ce mouvement.
Le risque de disparition d’un trésor écologique
La conséquence de tout cela est la transformation très rapide du couvert végétal des anciennes savanes (ill. 8 et 9). Le buisson et l’arbre, un peu partout, remplacent l’herbe ; les fourrés, parfois impénétrables, se substituent aux grands espaces ouverts des savanes pâturées. Le dérèglement du régime du feu apparaît comme l’une des causes majeures de la dynamique d’envahissement actuelle.8
Deux phénomènes sont ici en cause. Le premier est le déclin de la pratique de l’écobuage. L’extension des espaces urbanisés rend de plus en plus risqué cet usage du feu. D’un autre côté, le développement de la végétation ligneuse a provoqué une augmentation considérable de la biomasse combustible.
Cette savane embroussaillée, cernée par les quartiers habités et traversée par les routes brûle avec des conséquences toujours plus graves (Ill. 10). Il ne s’agit plus seulement de feux courant dans les herbes sèches, mais d’incendies potentiellement plus destructeurs et plus difficiles à arrêter. Ces feux accidentels, ou provoqués par des pyromanes, ont des conséquences d’autant plus fortes sur l’évolution du paysage végétal qu’ils surviennent dans des secteurs abandonnés ou faiblement fréquentés par les troupeaux.
La dent du bétail ne vient plus empêcher la repousse des ligneux envahissants, dont la germination est, de plus, stimulée par le passage du feu, qui facilite la mobilisation de la banque de graines disponible. C’est donc à la fois le déclin des pratiques traditionnelles d’entretien de la ressource fourragère et la désynchronisation/désolidarisation du passage du feu et du broutage qui peuvent être tenues pour largement responsables des dynamiques végétales entraînant l’effacement rapide des paysages et écosystèmes de savane.
Ces phénomènes menacent une flore très originale, comprenant des espèces jusqu’ici inconnues à La Réunion (Alysicarpus ovalifolius, Portula pilosa, notamment), ou non revues depuis longtemps (Cyperus rubicundus, Indigofera tenuipes), caractéristique de tonsures ou de pelouses pionnières fortement dépendantes du passage régulier du feu et du broutage.
La savane de Plateau Caillou est précisément l’un des rares lieux où ces espèces sont encore présentes.9 Le mouvement général va en direction d’une « rudéralisation » des savanes, c’est- à-dire du développement d’une végétation caractéristique des sols remués, progressant à partir des bords de chemins, des quartiers habités et des chantiers de construction.
C’est un véritable trésor écologique ignoré qui est ici menacé, que personne n’avait mis à jour avant le travail récemment réalisé pour le Cahier des habitats de l’île par le Conservatoire botanique national de Mascarin-La Réunion et, ces quatre dernières années, par le phytosociologue Vincent Boullet.10 Réputée floristiquement pauvre, la savane était auparavant généralement regardée comme un milieu dégradé par les activités humaines. Les naturalistes, plus attirés par les hauts de l’île et ses végétations primaires, ne s’étaient que très peu intéressés à elle.
Or, ce que ces recherches récentes ont révélé, c’est, à l’inverse, la très remarquable contribution des savanes à la richesse floristique et écologique de l’île. V. Boullet a montré que les savanes recèlent 9,9 % de la flore vasculaire spontanée totale de l’île de La Réunion. 36 espèces, soit 19,3 % d’entre elles, sont indigènes ; 21 (11,2 %) sont cryptogènes ; 127 (69,5 %) sont exogènes. Mais surtout, V. Boullet a pu dénombrer une dizaine de systèmes de savanes différents à La Réunion.
La diversité n’est ainsi pas apportée seulement par les espèces elles-mêmes mais par ces paysages végétaux particuliers que forment des séries de végétation récurrentes. Leur nombre exceptionnellement élevé, au regard de l’habituelle homogénéité des paysages végétaux de savane, considérés à l’échelle planétaire. Ce fait étonnant est dû à la pluralité des conditions bioclimatiques, édaphiques et géomorphologiques qui caractérisent le littoral réunionnais, mais aussi à la diversité géo-historique des formes d’exploitation des ressources par les hommes.
De la friche à conquérir à « nout savane »
Ces données sont de nature à conférer une forme de légitimation scientifique à l’éclosion en cours de nouvelles visions de la savane, renversant celles qui ont longtemps dominé.
Il y a peu encore s’élevait sur une route serpentant entre des champs nouvellement irrigués grâce au basculement des eaux, un panneau célébrant la « conquête de l’agriculture sur la savane », témoin de la persistance d’une vision ancrée réduisant cet espace à une friche stérile et un terrain perdu. La perception qui transparaît ici est longtemps allée de pair avec une forme d’invisibilisation de la savane réunionnaise, allant parfois jusqu’à la négation pure et simple de son existence même. De telles représentations sont solidaires de la célébration du grand verdissement et du développement que permet l’arrivée de l’eau dans le bas versant.
Les premières manifestions d’un intérêt pour la protection des savanes surviennent au tournant des années 1990-2000, c’est-à-dire au moment même où s’accélère brutalement le processus conduisant à leur effacement. C’est à ce moment que le Conservatoire du littoral exprime pour la première fois son intention d’acquérir des terrains en savane sur les collines du Cap La Houssaye, initiative qui rencontra alors une forte opposition.
Il faut en réalité attendre la seconde décennie de ce siècle pour que ce mouvement en faveur de la sauvegarde des savanes prenne une réelle ampleur. 2011 peut être retenue comme une année-seuil. Elle est celle où paraît le Schéma d’aménagement régional (SAR) de La Réunion, qui établit des coupures d’urbanisation censées protéger, sinon à proprement parler les savanes, au moins la plupart des espaces libres et ouverts auxquels elles correspondent.
C’est aussi l’année où le Conservatoire du littoral acquiert l’essentiel des terrains en savane qu’il possède aujourd’hui au Cap La Houssaye. Surtout, ces années 2010 sont celles où ce désir de conservation cesse de n’être porté que par certains acteurs politiques de l’île.
Rien, avant ces années-là, n’était venu d’en bas, des habitants et habitantes riverains des savanes, de celles et ceux qui fréquentaient ces espaces au quotidien. Les décisions pouvaient alors se prendre dans l’entre-soi des décideurs, à l’image de celle que prirent une décennie auparavant la commune de Saint-Paul et le Conservatoire du littoral, en se mettant d’accord sur un partage de l’espace : protection de la savane du Cap La Houssaye d’un côté, urbanisation de la savane de Plateau Caillou de l’autre. Rien ne laissait penser, à ce moment, que la population puisse s’immiscer un jour dans cette négociation, et dire haut et fort, comme les manifestant·es de Plateau Caillou le font aujourd’hui, qu’il est incompréhensible que l’on détruise d’un côté de la ravine le « trésor » que, de l’autre côté, on protège.
Lire aussi sur Terrestres : Anna Lowenhaupt Tsing et Donna Haraway, « L’ère de la standardisation : conversation sur la Plantation », février 2024.
Un phénomène commence, dans ces années 2010, à jouer un rôle déterminant dans ce qu’il conviendrait d’appeler la mise en visibilité des savanes, qui a pour corollaire leur « mise en nature et en paysage », à savoir le fort développement de leur fréquentation récréative et sportive (ill. 11).
L’accélération de l’urbanisation des populations et du territoire réunionnais lui-même, particulièrement rapide sur la côte ouest, confère ainsi aux savanes une fonction qu’elles n’assumaient auparavant que marginalement. Elles deviennent pour les populations urbaines du littoral un « espace naturel » s’offrant à elles à la porte des lotissements et des immeubles.
Il faut néanmoins se garder de penser que la savane ne serait, aux yeux de ces nouveaux usagers, qu’un espace d’aération et un terrain de sport. Même si leur fréquentation tend aujourd’hui à se banaliser, la « conquête » des savanes par ces populations est celle d’un espace que l’on pourrait qualifier d’« entrouvert », que rien n’apprête à une consommation récréative et dans lequel, naguère encore, tout le monde ne se sentait pas en sécurité ni le bienvenu.11
Le fort développement d’un usage sportivo-récréatif des savanes n’est en définitive devenu possible qu’à partir du moment où d’autres usages ont cessé, ou quasiment cessé d’exister. En d’autres termes, la savane-ressourcement émerge quand la savane-ressource s’efface. Mais si la crise des pratiques anciennes entraîne une accélération des dynamiques paysagères, la savane n’en demeure pas moins, aux yeux de ceux qui la fréquentent, marginale, secrète et quelque peu mystérieuse.
L’engouement même dont la savane fait désormais l’objet semble ainsi encore largement reposer sur le sentiment plus ou moins obscurément éprouvé d’appartenir à ce petit monde en marge. D’une certaine manière, joggers et promeneurs continuent eux-mêmes à « marronner » la savane, au sens où beaucoup éprouvent le sentiment plus ou moins obscur d’en profiter comme à la dérobée, malgré l’existence lointaine d’un propriétaire, ou celle d’un projet, qui bientôt fera resurgir des herbes blondes le cadastre et les pouvoirs publics.
La savane n’est ainsi pas (ou pas encore) perçue et vécue comme un « espace public ». Elle demeure un espace marron. Sa valeur est celle d’un commun qui se construit comme tel par la grâce d’un acte plus ou moins transgressif d’appropriation. Cette savane-là devient un espace constitutif d’une identité sociale et culturelle plus ou moins fortement revendiquée. Sur lui tend désormais à se greffer une résistance aux rémanences de l’ancien ordre colonial, comme à celui qu’imposent la société consumériste et un capitalisme destructeur de la nature, c’est-à-dire tous les aspects contemporains d’un idéal d’autonomie.
L’idée d’appartenir à ce monde des savanes et le fait de s’en revendiquer engage ainsi une fierté sociale nouvelle et la construction d’un « nous » de résistance. La savane devient « nout savan » (notre savane), un commun désormais brandi face à toute autorité ressentie comme exogène et surplombante, toute initiative d’un propriétaire légal, y compris celles qui se réclament d’un souci de préservation patrimoniale.
Avant que ne débute le mouvement de résistance à l’urbanisation de la savane de Plateau Caillou, le Conservatoire du littoral lui-même avait dû faire face à cette situation et retirer la Déclaration d’Utilité Publique qui lui aurait permis d’acquérir les terrains en savane des collines du Cap La Houssaye non encore en sa possession. Les opposants ont alors stigmatisé la volonté de mainmise de l’État sur un espace appartenant « aux Réunionnais », que personne n’a le droit de s’approprier à leur détriment…
Un projet à contretemps
La reconnaissance de la valeur des savanes et leur célébration se sont manifestées de différentes manières ces dernières années. Les promeneurs et les sportifs n’en sont pas les seuls interprètes. Dans la dernière décennie, la présence médiatique des savanes s’est considérablement accrue. Artistes, musiciens, photographes, scientifiques, ont participé à conférer à cet espace et ce paysage une aura nouvelle.
Des responsables politiques, des organismes publics et des collectivités locales ont suivi le mouvement. On a dit le rôle essentiel et pionnier joué par le Conservatoire du littoral. La commune de Saint-Paul — la plus concernée par les espaces savanaires — elle aussi, tout en portant le projet d’urbanisation de la savane de Plateau Caillou, a pris différentes initiatives visant à faire connaître cet espace et en valoriser le patrimoine (mise en place de circuits de visites scolaires, organisation d’une grande exposition, soutien aux petits éleveurs…).
Le paradoxe est que nombre des responsables pris aujourd’hui à partie par les manifestant·es de Plateau Caillou partagent l’attachement de ces derniers à la savane. La nécessité proclamée de devoir faire face à d’autres besoins (bien réels), en logements notamment, et par conséquence d’être condamné à des choix difficiles, ne suffit sans doute pas à justifier à leur propres yeux la destruction des savanes encore bien conservées de l’île. Chacun·e sait qu’urbaniser une savane telle que celle de Plateau Caillou correspond à une décision prise en d’autres temps, que certains édiles eux-mêmes traînent comme un boulet.
Que cette destruction soit aujourd’hui perçue comme problématique, voire politiquement insoutenable, est ce que tendent à montrer les efforts de communication faits pour tenter de minimiser l’impact des projets. Mais l’évidence est là : la savane de Plateau Caillou sera bel et bien détruite si ce projet, mis en route à contretemps, n’est pas arrêté dans les plus brefs délais.
De quoi savane est-il le nom ?
Le mouvement en faveur de la reconnaissance et de la protection des savanes a, quoiqu’il en soit, fait soudainement vieillir les représentations sur lesquelles se fondaient depuis plusieurs décennies l’aménagement du littoral sous le vent, mais aussi les politiques de préservation du patrimoine environnemental. Réduire la rébellion contre le projet urbain de Plateau Caillou à une opposition du type « not in my backyard » serait une erreur. Ce mouvement doit au contraire être regardé comme le symptôme d’un tournant culturel essentiel, qui toutefois demeure comme en instance d’identification et de formulation.
Tout se passe comme si la rébellion actuelle n’avait pas encore les mots pour exprimer ce qu’elle porte de plus profond. Ce qui monte des herbes et des buissons des savanes péri-urbaines semble n’être pourtant rien moins qu’une vision renouvelée de la nature et de l’histoire réunionnaises, en attente d’inscription dans l’action publique.
Alors même qu’elle se dégrade et s’efface rapidement, la savane incarne aujourd’hui une nature « des bas », humble, accessible et, si l’on peut dire, « humaine », formant le décor dans lequel vit une partie désormais majoritaire de la population insulaire. Elle devient, en d’autres termes, comme la « seconde nature » de l’île ; une nature entremêlée d’humanité, seconde car « secondarisée », au sens que les écologues donnent à ce terme quand ils parlent des milieux anthropisés.
Mais seconde aussi au sens où elle n’est pas celle qui tient le haut de l’affiche : pas celle pour laquelle La Réunion est connue dans le monde entier ; autrement dit parce qu’elle n’est pour l’heure, au mieux, que l’arrière-plan lointain du paysage-vitrine de l’île. À demi dissimulée par les images que La Réunion diffuse d’elle-même, cette face cachée de la nature insulaire demeure également en partie masquée par des discours d’autorité profondément enracinés, qu’ils soient scientifiques ou patrimoniaux. Elle semble encore n’exister que dans l’ombre d’une nature « primaire », réputée première (originelle) et que l’on voudrait immaculée, celle des « hauts » de l’île, des « pitons, cirques et remparts », dûment célébrée (par les médias et la publicité touristique), protégée (par le parc national) et labellisée (par son inscription au patrimoine mondial en 2010).
Il est hautement significatif que les rédacteurs de la pétition pour la protection de la savane de Plateau Caillou écrivent que celle-ci « pourrait être classé au patrimoine mondial ». Hautement significative aussi, l’insistance mise dans cette même pétition sur la valeur d’un héritage présenté à plusieurs reprises comme à la fois naturel et culturel. Cette nature alternative, hybridée de culture et d’humanité, demeure donc certes encore à moitié dans l’ombre, mais elle est bien là, prête à entrer dans la danse patrimoniale et, surtout, à porter l’image de la population marginale et dominée à qui la savane doit son existence.
Car la savane est, avant tout, un humble paysage et une humble nature. Elle a commencé à raconter, discrètement encore — comme les hauts marrons, encore trop absents de l’image des grands paysages labellisés et touristisés des cirques et des remparts — une autre histoire de l’île ; celles des populations dominées, qui investirent des territoires en marge de la plantation coloniale, pour s’y réfugier, à l’abri du regard des maîtres et y grappiller, à la dérobée, les moyens de leur subsistance et de leur liberté.
Et cette autre histoire porte en germe un récit alternatif de la nature, dans une île que les discours associés aux politiques environnementales présentent comme l’archétype des territoires insulaires tropicaux victimes d’une conquête rapace, dans lesquels l’arrivée des hommes et leur action postérieure a provoqué un véritable cataclysme écologique.12
À écouter sur Terrestres : Les sons terrestres, « Amazon, ni ici ni ailleurs », mars 2021.
Ce récit-là légitime des politiques trop souvent fondées sur l’opposition de l’humain et du naturel ; et c’est la prégnance de ce couple oppositionnel naturel/humanisé qui se reflète, depuis surtout la création du parc national en 2007, dans l’instauration d’un partage spatial entre des « hauts » plus ou moins sanctuarisés et des « bas » beaucoup moins concernés par le souci de protection.
Or, s’il n’est pas question de mettre en cause la réalité des désastres provoqués par la plantation coloniale, le moment est venu de reconnaître que des complexes socio-écologiques particulièrement riches, tels que les savanes ou les ravines, ont été produits par des pratiques d’exploitation des ressources économiquement marginales mais qui semblent bien avoir joué un rôle social et écologique essentiel. C’est à ces pratiques qu’il revient d’avoir modelé cette face cachée de la nature réunionnaise, « marronne », comme elles, qui s’invite dans le débat au moment même où s’efface ce qui lui a permis d’exister.
Alors non, tout ne se vaut pas dans le processus « d’anthropisation » des milieux insulaires ; tout n’a pas les mêmes effets. Et non encore, les politiques de préservation du patrimoine environnemental ne peuvent plus passer à côté de certains socio-écosystèmes aujourd’hui en grave danger d’extinction.
Ce que sauver les savanes veut dire
Pour sauver les savanes, il ne suffira pas que les travaux s’arrêtent à Plateau Caillou ou ailleurs. Sans les éleveurs, les bœufs mokas, les cabris péi, elles ne peuvent subsister. Et pas non plus sans le feu, ou plutôt un certain type de feu : celui qui court dans les herbes sèches sans jamais vraiment s’arrêter ; car les incendies d’aujourd’hui contribuent plus à accélérer la dégradation de la savane qu’à la préserver de la pénétration des buissons envahissants. Faire renaître un élevage de savane, réinventer une pratique du feu pastoral, cela est possible.
Le Conservatoire du littoral et l’équipe de recherche dont il a financé les travaux en ont donné l’exemple au Cap La Houssaye. Une voie a commencé à se dessiner à travers les expérimentations de ces dernières années en matière de brûlage et de pâturage dirigés (ill. 12).13 Et il demeure possible de mobiliser, pour pérenniser le système de conservation ainsi amorcé, les éleveurs encore présents dans les savanes. Des droits peuvent être accordés, des contrats passés, en guise aussi de reconnaissance, tardive mais indispensable, du travail, des savoirs et des savoir-faire de ceux qui ont permis aux savanes, ces dernières décennies, de ne pas tout à fait mourir.
Tout cela est possible mais cher. Le Conservatoire du littoral a lourdement investi pour inventer un avenir aux savanes, quand partout s’imposait le spectacle de leur destruction. Et soyons clairs : cette méthode, la seule qui vaille, n’est pas applicable à tout ce qui reste des étendues savanaires de jadis. C’est là une question de maîtrise foncière, mais aussi de seuil de dégradation. Dans de nombreux espaces anciennement savanaires, ce seuil a été dépassé et l’on ne reviendra pas en arrière. C’est peut-être là qu’il faut construire les logements dont l’île a tant besoin…
Il faut en revanche se donner les moyens de mettre en place un vrai plan de sauvegarde des savanes là où elles peuvent être sauvées. Si l’on en conserve l’étendue actuelle, les savanes de Plateau Caillou — celles que menacent de submerger la ZAC, mais aussi celle qui s’étend au sud de l’agglomération, sur un magnifique site belvédère dominant la baie de Saint-Paul — font partie, avec le Cap La Houssaye et le secteur de Crève-Cœur d’un ensemble savanaire remarquable, capable d’être tout autre chose qu’un témoignage anecdotique sur ce qu’a été, pendant trois siècles, le paysage du bas-versant.
Le nouveau statut de la savane oblige surtout à penser l’aménagement du littoral d’une nouvelle manière, c’est-à-dire, d’abord, globalement, à l’échelle de cet espace qu’occupaient naguère les savanes. La réalisation du nouveau S.A.R. de l’île sera peut-être l’occasion de cette réflexion globale. Il est également impératif, à l’évidence, de cesser de penser les « espaces naturels » comme de simples espaces libres, sans prendre en compte leurs configurations spécifiques et les dynamiques à l’œuvre dans leur transformation.
Il est temps, en d’autres termes, de faire sortir les espaces savanaires et post-savanaires de la situation de non-projet à laquelle on les a trop longtemps abandonnés. Mais la conception et le suivi d’un véritable projet demande un travail au plus près du terrain, fondé sur une connaissance approfondie des socio-écosystèmes concernés, sur le croisement des regards, des attentes des savoirs et des savoir-faire. À quand la création, par exemple, d’un Parc naturel urbain des savanes de l’ouest ?14 Quoiqu’il en soit, le temps presse. Un conflit tel que celui de Plateau Caillou le montre clairement. La face cachée de la nature réunionnaise ne saurait rester dans l’ombre plus longtemps.
Image d’ouverture : Hervé Douris.
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Notes
- Le terme désigne génériquement en créole réunionnais les graminées des savanes.[↩]
- La pétition : https://www.change.org/p/abandonnons-le-projet-destructeur-de-la-savane-de-saint-paul-zac-des-tamarins[↩]
- Financée par la Fondation de France et le Conservatoire du littoral et coordonnée par S. Briffaud, cette recherche a réuni des chercheurs des laboratoires et équipes Passages – UMR 5319 du CNRS, PVBMT et SELMET (CIRAD Réunion), CREGUR (laboratoire OIES – Université de La Réunion). Ses résultats sont présentés pour partie dans : S. BRIFFAUD, C. GERMANAZ (dir.). 2020. Les savanes de La Réunion. Paysage hérité, paysage en projet, Saint-Denis : Presses universitaires Indianocéaniques, 278 p. (pour accéder à l’introduction générale de l’ouvrage : https://shs.hal.science/halshs- 02462878). Ces résultats ont également été présentés au grand public insulaire à travers l’exposition bilingue (créole réunionnais/français) Savanes. Nout liberté sous le vent (Saint-Paul, septembre 2019-mars 2021) : https://issuu.com/savanes-nout-liberte-sous-le-vent/docs/v6f2_issuu_08.06.2020[↩]
- Les constats historiques énoncés dans l’ensemble de cet article s’alimentent au travail collectif mené sur l’histoire des savanes dans le cadre du programme cité. Ce travail a mêlé paléoécologie, géobotanique, enquête sur les sources écrites et iconographiques, et recueil de témoignages oraux. Ses résultats sont plus largement présentés dans : Serge BRIFFAUD et al., « Éléments pour une histoire environnementale et paysagère des savanes réunionnaises sous le vent ». In S. Briffaud, C. Germanaz (dir.), op. cit., p. 31-120.[↩]
- Les larves de guêpes grillées constituent un mets de choix à la Réunion. Un nid de bonne taille peut se vendre aujourd’hui plus de 200 €.[↩]
- Cette race particulièrement rustique est issue du croisement de zébus malgaches et de vaches européennes (ill. 4). Sa sauvegarde est indissociable de celle des savanes, de même que celle des cabris péi (chèvres réunionnaise particulièrement adaptées à ce milieu).[↩]
- Société d’aménagement foncier et d’établissement rural.[↩]
- Morgane Robert. Le Leucaena leucocephala et les Bas de l’Ouest à l’île de La Réunion : Retracer la trajectoire paysagère du mosa pour questionner un phénomène invasif. Projets de paysage, 2018, https://hal.science/hal-01996155/document[↩]
- Ces expèces ne figurent toutefois pas sur la liste des espèces protégées, précisément parce qu’on les croyait absentes ou disparues de l’île. Elles ont été repérées par le bureau d’étude chargé de l’étude d’impact de la ZAC, qui n’en a cependant pas signalé l’intérêt. Des mesures de compensation (déplacement et réimplantation) ont en revanche été prévues pour Zornia gibbosa, qui abonde dans tout l’ouest de l’île, sur les savanes, mais aussi les ronds-points, les talus routiers, les terrains vagues… cf. https://www.reunion.gouv.fr/index.php/contenu/telechargement/33597/253449/file/cynorkis_2022_zacsavanetamarins_derog ation_especes_protegee_02_web.pdf[↩]
- Vincent BOULLET, « La végétation des savanes de l’ouest de La Réunion », In Les savanes de la côte sous le vent à La Réunion. Une approche interdisciplinaire et expérimentale de la connaissance et de la gestion des environnements littoraux. Rapport final pour le Conservatoire du littoral de La Réunion, UMR Passages et Nésogènes, février 2022, t. 2, vol. 2, 259 p. Le décès brutal, il y a quelques mois, de Vincent Boullet a retardé la publication de cet important travail.[↩]
- Pour plus de développement sur ce point : Véronique ANDRÉ-LAMAT, Serge BRIFFAUD, Béatrice MOPPERT, Morgane ROBERT. 2020. Un espace entrouvert. Pratiques, perceptions et représentations contemporaines de la savane du Cap La Houssaye. In S. Briffaud C. Germanaz (dir.). 2020. Op. cit., p. 247-267.[↩]
- Sur ce récit : V. BANOS, B. BOUET, P. DEUFFIC. 2021. De l’Éden à l’hot spot. Récits et contre-récits du déclinisme environnemental à La Réunion. Dans Deldrève, V., Candau, J. et Noûs, C., éd. Effort environnemental et équité. Les politiques publiques de l’eau et de la biodiversité en France, Bruxelles : Peter Lang.[↩]
- Le programme de recherche cité plus haut a été l’occasion d’initier à La Réunion une pratique du brûlage dirigée. La première expérimentation a eu lieu en novembre 2016 au Cap La Houssaye. Un troupeau conservatoire de la race cabri Péi a également été créé par l’entremise de l’association APPER, pour pâturer les terrains brûlés. Sur ces expériences, cf. S. Briffaud, C. Germanaz (dir.), op. cit., p. 195-215 ; et Quentin Rivière. 2021. « D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane: le cas de la chèvre Péï et de la vache Moka à La Réunion ». Essais [En ligne], Hors-série, n° 6, 2021.[↩]
- Cette proposition a été faite par l’équipe de recherche à la fin de ses travaux. Elle est développée dans S. Briffaud (dir.), Les savanes de la côte sous le vent à La Réunion. Une approche interdisciplinaire et expérimentale de la connaissance et de la gestion des environnements littoraux, Rapport final de la recherche pour le Conservatoire du littoral, Passages – UMR 5319 du CNRS, p.55-67.[↩]