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Marais Poitevin, juillet 2024.
Louise
Comment te présentes-tu ?
J’ai 28 ans, je suis une habitante du Marais-Poitevin depuis 3 ans. Je me suis engagée très vite : j’ai lutté dès que je me suis installée.
Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans la lutte contre les bassines ?
Le jour où j’ai emménagé, j’ai fait plusieurs allers-retours devant le champ où ils posaient les barrières du chantier de la bassine de Mauzé. Je ne connaissais pas les bassines et je ne savais pas ce que c’était. J’ai très vite su : le chantier a été envahi lors d’une mobilisation. Je m’étais installée juste à côté du Mignon, la rivière directement impactée par la bassine, avec laquelle j’ai créé un lien quotidien parce que c’était un très beau coin, super agréable. En même temps, j’apprenais qu’il y avait d’énormes trucs en construction juste à côté, qui étaient en train de le ravager. J’ai fait ma première manif à Cramchaban. C’était complètement dingo. À partir de là, je me suis investie à fond dans cette lutte et j’y ai mis toute mon énergie quotidienne.
Comment cela se traduit-il pour toi de manière physique et corporelle ?
Il y a des moments durs et ça vide parfois mon énergie, pourtant il y a un truc qui recharge tellement fort… La puissance du collectif me porte. Je pense que les moments où je suis vidée en énergie pourraient venir du fait d’être complètement flippée de vivre dans ce monde-là. Et s’il n’y avait pas ce truc collectif pour contre-balancer ça, je ne serais pas très bien, alors que là ça me fait du bien.
Qu’est-ce que cet engagement a changé dans ta vie, dans ton rapport au territoire et aux habitant·es ?
Ça permet de rencontrer vraiment les gens qui sont tes voisins. Je viens d’Ariège, les territoires ruraux c’était ma vie. Mais en Ariège où j’habitais, il n’y avait pas de lutte qui liait les gens. Ici, la plaine est plutôt vide et globalement pas agréable au quotidien. Ce qui m’a donné envie de m’ancrer à Melle, c’est que c’est un territoire en lutte et que ça crée des liens très forts entre les gens. On se parle, on échange, on débat, et c’est vraiment le fait de lutter ensemble qui fait ça.
Et avec les autres habitant·es, y a-t-il une composition et des rapports qui se sont aussi dessinés ?
C’est assez complexe, parce que je ne suis pas une personne qui a tendance à cacher ses opinions, je suis plutôt transparente. Mais en vivant à Mauzé, il y a des moments où tu n’es pas à l’aise pour t’exprimer sans filtre. Par exemple, j’ai eu un problème chez moi avec l’évacuation de mes toilettes le jour de Noël. La fosse était pleine et c’est un élu qui est venu pour me dépanner. Il se trouve que c’est un des trois élus qui est connecté à la bassine de Priaires et qui est très fortement intéressé par ces projets… Il y a beaucoup de conflits d’intérêts à des endroits, et malgré tout tu dois être en interaction avec ces gens. C’est un peu compliqué de se dire que dans certains espaces, il ne vaut mieux pas parler de tes opinions et de tes engagements, car ça va pourrir tes relations avec certaines personnes.
Moi j’adore aller parler aux gens, aux voisin·es, aux habitants et habitantes qui ne sont pas en lutte ou qui pensent qu’on est des violent·es et qui ont toutes ces idées-là sur nous. Après Sainte-Soline, on a pris des vélos et on est allé faire le tour de tous les bleds pour aller parler aux voisin·es et pour savoir comment ils avaient senti le week-end. C’était vraiment important pour moi. Là encore, avant d’installer le Village de l’Eau, on est allé parler aux habitant·es. Tu parles avec des gens pro-bassines ou avec d’autres qui regardent juste la télé, et ça j’adore, parce qu’à la fin des discussions tu peux réussir à déconstruire pas mal de choses en incarnant humainement une autre image. Simplement en discutant avec les gens, ça leur permet de casser des espèces de préjugés qu’ils ont.
Lire aussi sur Terrestres : Alessandro Pignocchi, « Méga-bassines : un affrontement entre mondes », février 2023.
Quel est ton rapport à l’anonymat ?
J’ai pris des missions de porte-parolat, donc je ne peux plus être anonyme : j’ai choisi de parler de cette lutte à visage découvert. Beaucoup de camarades ont été victimes de répression pour avoir fait ça. On s’est dit collectivement qu’il fallait qu’on se répartisse les rôles pour supporter ces attaques, et ça avait du sens pour moi de le faire.
Aussi parce que politiquement, je me dis que c’est bien que ce soit des femmes qui parlent : pour moi c’est important de prendre ce rôle-là, d’être visible en tant que meuf. C’est sûr que pour mon confort personnel, il serait plus simple dans mon quotidien de ne pas avoir une étiquette « anti-bassine » sur le front, mais j’ai envie de l’assumer parce que c’est important de le faire, tout en maintenant des rapports avec le voisinage et avec les gens qui ont des préjugés. Je trouve très important de déconstruire ça.
Comment ressens-tu ce besoin que peuvent avoir d’autres militant·es de se masquer par exemple ?
Il y a toujours des moments où j’ai envie de pouvoir préserver mon anonymat et me protéger de la répression. Il y a des choses que tu ne peux pas faire à découvert sans te mettre en danger. Mais j’ai surtout l’impression de vouloir porter à fond dans le collectif une réflexion sur comment on se masque et comment on se protège. Je pense que c’est important qu’il y ait des gens qui puissent être à visage découvert et je veux bien prendre ce rôle, mais c’est aussi très important de pouvoir se protéger autrement et en se masquant. C’est pour ça qu’au Village de l’Eau, j’ai porté un espace où on a créé de jolis masques en les rendant joyeux. C’est important pour moi de trouver différentes manières de se masquer en cassant les préjugés, je trouve que c’est puissant. C’est important d’avoir de beaux masques et de pouvoir exprimer une diversité de gestes, lumineux, et inclusifs que tu peux poser dans la lutte tout en protégeant les personnes.
Comment fais-tu pour rester dans la joie et dans l’action face au discours des autorités et à la répression ?
Franchement, après Sainte-Soline je me suis réellement posé cette question, ça a été un moment de doute. Je ne savais pas ce qui allait pouvoir me faire tenir face à ça, c’était vraiment dur. Et quelques mois plus tard, on était parti·es pour un convoi de vélos de malade, à faire des dingueries. Ce qui fait tenir, c’est de continuer à faire des choses ensemble, d’une manière tellement fluide et tellement puissante. Et de mettre toutes ces énergies ensemble pour penser des trucs maxi créatifs de manière simple, parce que tout le monde participe. Chacun·e met un bout de soi et ça fait que tu ne peux pas sombrer. Ça te relève, ça vient te dire : « Non non ! On est en mouvement et c’est la joie ! On fait des trucs beaux, on fait des trucs joyeux, et on ne va pas se laisser bombarder ! ».
Tu vois, c’est marrant car plein de gens disent que le Village de l’Eau était un festival, mais en fait c’est beaucoup plus fort que ça, c’est comme un festival où on sait pourquoi on fait les choses, où tu ne connais pas les gens mais tu sais que sur des idées de base, sur un socle politique très fort, on est aligné·es. C’est rare, de se sentir aussi alignée avec les gens avec qui tu travailles.
Anna
Comment te présentes-tu ?
Moi c’est Anna, je fais partie de Bassine Non Merci depuis quelques mois et je suis aussi bénévole dans d’autres associations locales.
Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans la lutte contre les bassines ?
Ça a d’abord été la désillusion face à un système qui à mes yeux ne fonctionne pas, auquel je participais malgré moi et qui me faisait avoir une boule au ventre au quotidien. J’ai une nièce de 8 ans, j’ai envie qu’elle ait les mêmes opportunités que moi aujourd’hui, et je veux faire en sorte que dans 10 ans je ne me sente pas coupable si ce n’est pas le cas. Continuer à participer à tout ça sans rien faire n’avait plus vraiment de sens. J’avais cette boule au ventre et j’ai voulu en faire quelque chose. J’en avais la possibilité : j’ai voulu m’octroyer la liberté de choisir ce que je voulais faire de mon quotidien pour participer à ce que les choses changent, plutôt que de simplement être une masse qui suit un chemin de vie tout tracé. Parce que se poser des questions c’est dur, et en même temps c’est indispensable, tant il est insupportable de vivre avec ce mur sur lequel on fonce.
Comment cela se traduit-il pour toi de façon physique et corporelle ?
Première chose, j’assume mes poils ! (rires). Et je sens que le regard que les gens portent sur moi a moins d’importance que l’être. C’est un truc qui m’a fait du bien, de me libérer du souci de l’apparence. C’est vraiment militant. Je ne sais pas si ça répond tant à la question, mais le physique n’importe pas tant. Ce sont juste des êtres humains qui sont ensemble et ça se traduit par une liberté à l’égard du physique, bien au-delà des apparences.
Je pense que je dois pleurer davantage qu’avant, lorsque je ne voulais pas voir qu’on est coincé dans ce système et qu’on n’arrive pas à en sortir, à cause de cette impuissance qui ressort en permanence. Mais je ne participe plus à tout ça malgré moi. Et je me suis débarrassée de cette boule au ventre : je ne l’ai plus au quotidien. Elle est partie du fait d’entrer en action, et aussi d’être ensemble et de ne plus se sentir seule face à tout ça. Avant, j’étais sur un territoire où la lutte n’existait pas, où ça ne bougeait pas. C’était un territoire où on acceptait la situation avec un grand fatalisme.
Qu’est-ce que cet engagement a changé dans ta vie, localement et quotidiennement ?
J’ai changé de territoire et ça a changé pas mal de choses. Avant, j’avais choisi mon territoire pour des raisons familiales, d’étude, de boulot, et j’ai bougé en me disant que je voulais le choisir pour qu’il m’inspire. J’ai choisi de m’installer dans le Mellois, parce que c’était un territoire qui avait du sens, qui bougeait, et qui faisait quelque chose. Ce que ça a changé profondément, c’est de vivre ici.
Ça a aussi changé des choses dans mes liens familiaux, amicaux. Mes parents, qui ne sont pas du tout engagés, finissent par comprendre pourquoi on lutte. Mon père, qui est plutôt très très à droite, a voté pour les Verts aux Européennes, ce qui est vraiment très très satisfaisant ! Ça les a mis en mouvement, eux aussi. Du côté de mes amitiés et d’autres membres de ma famille, ça m’a un peu éloignée parce qu’ils ont une image figée du militant et me stigmatisent énormément. Avant, mes émotions étaient pas mal étouffées ; à présent, je suis revendicative, j’ai des émotions, j’enrage, je m’énerve parce que le système est ce qu’il est. Eux attribuent tout ça au militantisme, sans voir que ce que j’en dis est juste fondé. Quand on passe des moments en face à face, ils sont d’accord avec mes propos, mais quand c’est en groupe, je suis juste une militante.
En revanche, dans les amitiés sur le territoire, ça crée quelque chose de beau. Il y a une proximité immédiate qui se fait entre les êtres humains. On est ensemble pour les mêmes raisons et quand bien même on est très différent·es, quand bien même il y a des moments hyper stressants comme ça l’a été ces derniers jours [pendant la mobilisation autour du Village de l’Eau], qu’il nous arrive de nous parler plus rudement parce qu’on est fatigué·es, et ben mine de rien on s’aime tous très fort, et ça fait du bien de savoir qu’on s’aime malgré nos personnalités et nos craquages. On aime être tous et toutes ensemble et ce sont de beaux moments. C’est un lien fort qui s’est créé, qui dépasse tout, et que je ne connaissais pas.
Quel est ton rapport à l’anonymat ?
Pour avoir vu pas mal de répression et d’agressions qui ont visé des membres de Bassine Non Merci, je ressens un besoin d’anonymat. On voit que la répression est totalement injuste, qu’ils trouvent tout et n’importe quoi pour nous poursuivre, pour nous mettre la pression. Ce week-end, ce sont des hélico qui passent au-dessus de nous tout le temps. On sait qu’on est surveillé·es en permanence juste par ce qu’on est contre l’accaparement de l’eau par quelques-uns. On est tellement démuni·es face à ça qu’on est obligé·es de se protéger. Ils essaient de s’en prendre à nous par tous les bouts : une plaque d’immatriculation qui traîne ? Allez c’est parti, on part en garde à vue ! Ils font des auditions libres à foison, pour rien, juste pour dire qu’ils sont là, qu’ils nous surveillent, et je n’ai pas envie d’affronter ça. Je n’ai pas envie d’être dans une cellule qui pue, avec des questions idiotes, de devoir répondre à tout ça face à des flics qui subissent eux-mêmes ce système et qui ne creusent pas leur dossier parce qu’ils n’en ont rien à faire et qu’ils veulent juste nous mettre la pression. J’ai pas envie de tout ça.
Et j’ai pas envie d’avoir peur au quotidien chez moi, même si c’est le cas et que je sais comment faire pour sortir de chez moi si jamais il y a une intrusion le soir. J’y ai déjà réfléchi. On doit avoir en tête qu’on n’est jamais à l’abri, et c’est pas très agréable1. Plus on est anonyme, moins on est visés par les personnes qui se sont montées en opposition face à nous juste parce que ça a été créé par l’État, comme cette opposition factice entre les agriculteurs et les écolos, qui fait que des tas de personnes nous détestent. Alors que foncièrement le combat qu’on porte est commun à toutes et tous, on devrait juste être ensemble.
Il n’y a pas de raison pour que l’on doive porter des masques. Mais c’est la réalité. Et on voit bien que toutes les plaintes suite à des agressions de militant·es ne donnent rien. Là, on était avec des personnes qui ont été agressées physiquement et qui l’ont vécu comme une tentative d’homicide, et on a dû leur dire : « Est-ce que vous êtes sures de vouloir porter plainte ? Parce que potentiellement, vous risquez d’avoir des poursuites contre vous. Et non, vous n’obtiendrez sûrement pas justice, parce que le système est celui-ci aujourd’hui. »
De quelles agressions s’agit-il ?
Des agressions qui ont eu lieu sur un convoi de vélos pour Migné-Auxances le 19 juillet 2024, lorsque qu’une voiture qui était cachée a surgi à 50km/h et leur a foncé dessus en frôlant une personne à 20cm. Ce même convoi avait d’ailleurs subi des menaces par ailleurs, et c’était avant les agressions du convoi de Bordeaux. C’est pour tout ça qu’on se protège.
Comment cela s’articule-t-il avec les besoins de visibilité politique et médiatique ?
Quelques personnes se sacrifient ! On sait que c’est un réel besoin et qu’il est important d’avoir des personnes visibles, qui se montrent. Ces quelques personnes se dévouent et ce n’est pas facile de le faire, mais on n’a pas le choix. C’est un vrai sujet. Comment rassurer les gens quand on prend la parole et qu’on est masqué·es ? Comment prendre soin les un·es des autres alors qu’on est masqué·es ? Ça a quelque chose d’oppressant de porter ces masques, pour toutes et tous, mais on doit se protéger. Ces quelques personnes acceptent d’être visibles, elles le font en acceptant de prendre des risques pour le collectif et on les en remercie, parce que sans cela on n’existerait pas.
Ce système attend une chaîne pyramidale en face de lui, il a besoin de têtes, que l’on montre quand il le faut. On est obligé·es de jouer ce jeu parce que c’est le système dans lequel on vit. C’est leur idiotie.
Comment fais-tu pour rester dans la joie et dans l’action face au discours des autorités et à la répression ?
Je fais plein de câlins à mes camarades ! (rires). Je crois que c’est le meilleur truc.
Et en fait, la lutte fait vraiment apparaître de nouveaux sentiments, et de nouvelles manières de ressentir. Par exemple, aujourd’hui je suis incapable d’aller en festival alors que j’adorais ça, mais ça a tellement perdu du sens pour moi, par rapport à ce que l’on vit… Ici, il y a une joie qui est tellement belle que ça nous dépasse : ça nous donne une énergie complètement dingue. C’est juste parce qu’on sait qu’on doit faire ça, qu’on est au bon endroit et au bon moment dans l’Histoire, et ça, ça fait plaisir. Et la répression, ça nous fait rire aussi : parfois, ils font quand même un peu n’importe quoi ! (rires).
Et c’est le seul endroit où on peut se mettre un peu à l’égal de l’État et revendiquer des choses. Ça ne marche peut-être pas toujours, mais porter plainte contre Darmanin ça fait plaisir. On sait qu’on permet aux gens de s’empuissanter. Comme ici avec le Village de l’Eau, ça permet d’avoir un espace safe, de se sentir bien. Face à tout ce système injuste, c’est important et je crois que ça fait vraiment du bien. C’est un sentiment de joie vraiment différent qui né grâce à la lutte. Et je crois que je l’aime bien, ce sentiment.
Pour l’action, c’est aussi l’agir des camarades qui nous porte quand on est un peu en bas. On peut rester dans l’action car on sait qu’iels y sont, et qu’on peut y être avec ou à travers elleux. Et puis je crois que selon les moments, on est dans l’action différemment. On sait qu’on peut adapter notre position en fonction de comment on se sent, et c’est important. Peu importe comment on agit, on agit et on reste dans l’action, ensemble.
Paule
Comment te présentes-tu ?
Je suis étudiante, même si ça fait longtemps… J’ai la vingtaine et je suis membre active du collectif Bassine Non Merci.
Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans la lutte contre les bassines ?
Quand on a commencé à entendre parler de ce projet de méga-bassines vers chez moi, c’était un sujet de niche que personne ne connaissait encore vraiment. Petit à petit et suite à la mobilisation contre les bassines qui s’organisait dans l’ouest, des groupes de travail se sont montés sur la thématique de l’eau au sein du groupe Extinction Rébellion où j’étais à l’époque. Lorsqu’une réunion des porteurs de projets pour présenter les méga-bassines aux élus a eu lieu chez nous, un collectif contre les méga-bassine s’est formé et j’ai changé de collectif pour me mettre à fond sur Bassine Non Merci.
J’étais très intéressée par plusieurs choses autour de cette lutte pour l’eau. D’abord, c’est une lutte locale sur un territoire où vraiment beaucoup de monde bosse chez les porteurs de projets. Ensuite, une des richesses de ces luttes qui sont réellement ancrées sur un territoire, c’est la forte diversité des personnes qui composent ce collectif et c’est ce que j’ai aimé dans la lutte pour l’eau. Ce ne sont pas juste de petits groupes de militants, il y a des paysans, des habitants, des locaux, des gens qui n’ont jamais milité, des gens qui ont juste entendu parler du sujet. Je trouve cela très beau et ces questions de diversité m’intéressent profondément : comment on ne lutte pas juste entre militants et militantes.
Comment cet engagement se traduit-il pour toi d’un point de vue physique et corporel ?
Physiquement, c’est très fatigant. Tous les jours, c’est beaucoup d’investissement, d’énergie. Ce que font les actions physiquement, corporellement, on en parle moins, souvent on parle uniquement des jours de mobilisations. Mais on oublie une autre réalité, celle des réunions tout au long de l’année qui sont toujours le soir. Cette lutte est à la campagne, ce qui veut dire une heure de voiture aller et une heure retour pour moi qui suis à la ville, pour des réunions qui durent souvent trois ou quatre heures. Rien que ça, dans ma vie, c’est quelque chose de très fort, avec la fatigue qui va avec, surtout quand des actions nationales s’organisent en même temps, comme ça a été le cas pour moi au printemps où je suis monté à facilement 50 heures par semaine pour le collectif. À certains moments, on ne vit un peu que pour ça.
Et pourtant, c’est l’énergie du collectif qui nous porte tous les jours. Le fait de voir une telle diversité de personnes engager leur corps ensemble dans la lutte, c’est aussi une force d’empouvoirement et de ressource énorme. On puise là-dedans pour tenir et continuer dans l’action.
Ressens-tu des retombées pour toi dans ta vie locale et quotidienne ?
Oui, beaucoup. Je pense qu’il y a deux choses. D’abord, ça change la vision du monde que l’on peut avoir. On sort de son milieu, et la diversité dont je parlais permet de mieux comprendre des tas d’autres questions, sur le milieu rural, sur la réalité de la vie des gens, sur comment ils s’organisent, sur les codes sociaux… Faire des études fait que, culturellement, j’appartiens à un certain milieu. M’investir dans une lutte en milieu rural a fait éclater mon prisme. J’étais centrée sur la question féministe, qui m’avait fait entrer en lutte. Depuis, j’ai compris que ces questions d’inégalité et de normes ne sont pas uniquement de genre, mais que les rapports entre la ville, la campagne, l’âge, les générations pouvaient être importants, à prendre davantage en considération. Ça a beaucoup changé ma vision et ma conception de l’organisation de la société.
Au quotidien, ça crée forcément des tensions. Dans la manière qu’on a de se comporter au quotidien, on change ses habitudes pour faire davantage gaffe à ce que l’on dit, aux mots qu’on emploie, on ne sait jamais ce que ça va faire, à qui on parle… Comme c’est un sujet très clivant, depuis que je suis à BNM je sais qu’il faut prendre des pincettes. Par exemple, je ne m’affiche pas comme appartenant au collectif tant que je ne sais pas qui j’ai en face de moi, je tâte le terrain. Donc oui, ça change forcément beaucoup de choses dans la manière de parler, de s’exprimer, de s’exposer…
Comment s’articule pour toi la nécessité de visibilité politique et médiatique avec des besoins d’anonymat dans d’autres contextes ?
C’est très important que cette lutte soit ancrée dans le territoire et d’y inclure les habitants et les habitantes. Pour ça, on doit vraiment communiquer et aller à la rencontre des gens avec une réelle visibilité. Il y a deux pôles. D’abord, le besoin de visibilité avec les habitant·es : on va voir les gens, on fait des réunions publiques, on va sur le terrain, etc. Et ça, c’est super important en termes de visibilité et pour faire des choses concrètes, localement. Ensuite, il y a la presse et les médias : eux aussi informent les gens sur le territoire et au-delà. Si on veut toucher d’autres personnes que les ultra-locaux, on se doit d’avoir une communication médiatique, avec des prises de parole lors desquelles on s’expose, et tous les impacts que ça peut avoir sur la manière dont on est perçu·e au sein du collectif et sur le territoire.
Pour l’anonymat aussi, il y a plusieurs choses. À certains moments dans la lutte, on ressent le besoin de faire des actions qui vont impacter et désigner ceux qu’on accuse et qu’on dénonce. Avec la répression croissante, il est alors nécessaire de cacher son identité car il y a des risques pénaux. Pour autant, je pense qu’il est très important de rester en contact avec les habitant·es, même si on n’est pas toujours d’accord sur ce qu’il faut faire, afin de préserver des espaces de dialogue et de pouvoir continuer à porter un message de fond qui prend en compte leur avis. Or, si je n’étais pas masquée lors des actions, j’aurais peur d’être catégorisée. J’aurais peur que ces personnes oublient tout le reste, toutes mes prises de parole, tout le soin, tout le lien que j’essaie de faire. Ça me blesserait profondément. C’est donc aussi pour me protéger de cela.
Dans notre lutte, beaucoup de gens habitent sur place. Pour ma part, si je suis porte-parole, c’est justement parce que je n’habite pas directement sur le territoire et que je risque moins de choses en m’exposant ainsi. Les militant·es qui vivent sur le territoire ne prennent pas la parole publiquement et ne peuvent pas se permettre de s’afficher comme faisant partie du collectif BNM. Ils et elles n’ont pas d’autre choix que de se masquer : leurs opposants sont leurs voisins, les gens de leur famille, des gens qu’ils côtoient tous les jours. C’est le cas d’un copain de BNM qui se disait que s’il était reconnu, peut-être que l’on refuserait de venir faucher son pré et qu’il ne trouverait personne pour l’aider dans son travail agricole. Ça peut vraiment créer des conflits profonds.
Comment fais-tu pour rester dans la joie et dans l’action comme on n’a pu le voir sur le Village de l’Eau, malgré le discours des autorités et la répression ?
La joie, je pense que c’est ma source d’énergie première dans la lutte. J’associe joie et convergence des luttes. C’est un peu mes deux clés d’entrée. En plus, j’adore la fête et je pense qu’il y a vraiment un truc à trouver avec ça au sein de nos luttes. Si on ne reste pas dans la tolérance, dans le respect et dans l’écoute les un·es envers les autres, on va se diviser. Et j’ai vraiment la sensation que les politiques, le gouvernement, nos opposants essaient de tout faire pour nous diviser et créer de l’individualisme. Il faut lutter contre ça et rester dans des démarches positives d’écoute et de tolérance, et se dire que même si on n’est pas d’accord, on va essayer de discuter et on ne va pas se taper dessus. C’est ce qui fait notre force et j’y crois profondément.
C’est épuisant de lutter frontalement contre nos opposants et contre un gouvernement qui s’entête en voulant accélérer encore et encore les procédures. Mais il y a aussi des gens plus proches de nous, qui sont dans le négatif et répètent : « Tu es sûre de ce que tu fais ? », « Tu y mets trop du tien », « Prend du recul », « Ce n’est pas si grave », etc. Ils freinent nos initiatives et prennent beaucoup d’énergie, bien loin d’une démarche positive dont on a alors d’autant plus besoin. Ce serait moins dur d’encaisser ce qui vient d’en face si on était plus nombreux·ses à se soutenir et à se donner de la force et de la motivation. C’est pour ça que c’est ce qu’on essaie de faire dans nos collectifs : parce qu’autour de nous c’est souvent compliqué, même si ça dépend de la relation qu’on a avec nos proches. Pour ma part, les gens ne sont pas militants autour de moi, et dès que je sors des asso et des réunions, je reviens dans un monde non-militant qui me demande beaucoup d’énergie. Si on ne reste pas dans la joie dans nos milieux militants, c’est compliqué !
Pour l’action, c’est un peu pareil. On a beau rester dans la joie et être positif·ves, à un moment, il faut faire. Or, personne n’a envie de ne faire que des réunions – d’ailleurs, quand on ne fait que des réunions, les gens partent. Ce qui fait que les gens restent dans le collectif, c’est qu’à la fin d’une action, ils sentent qu’ils ont fait quelque chose. Même si parfois ils n’ont fait que distribuer des tracts.
Je suis toujours impressionnée de voir la joie que ça crée et la manière dont ça fédère quand deux personnes qui ne se connaissaient pas se voient à une réunion, se disent : « on va tracter ! », et s’organisent pour le faire. Les réunions sont nécessaires et sont de réels outils de démocratie, le début de plein de choses. Mais ça fait sens pour les gens d’être sur le terrain, de faire des réunions publiques, d’organiser une fête en soutien au collectif, de planter des haies, de reboucher des drains, de démonter des bassines, en fonction de chacun·e. Ça permet de se dire : « Voilà, je les ai embêtés un peu, ce que j’ai fait a eu un impact ». Et puisque parfois, la politique ne suffit pas, on va faire par nous-même et ça donne la force de continuer, de se projeter vers d’autres actions.
Toutes les actions ont leur importance. Par exemple, la beauté des manifestations nationales, c’est que ça mobilise très largement. Il y a des gens qui ne sont pas militant·es au quotidien, qui n’ont pas forcément envie d’aller manifester. Par contre, si on dit aux gens : « Venez, on va faire de la sérigraphie, on va faire des drapeaux, on a besoin de faire plein de trucs jolis pour la manifestation », ils viennent. C’est là où on rassemble des gens de tout un territoire qui ne se sentent pas forcément à l’aise dans l’ambiance de la lutte, mais qui sont motivés pour aider ici ou là : « Moi je peux te dépanner, je t’amène » ; « Je véhicule le journaliste » ; « Je fais à manger » ; « Ah ben moi j’ai plein de draps », etc. On va faire un castor en bambou ? « Ah bah moi j’ai plein d’osier dans mon jardin ! ». Ça crée un réseau, des dynamiques, et l’action fait que des gens qui pensaient ne pas pouvoir aider se rendent compte qu’ils ou elles peuvent être précieux. C’est ça qui est beau et qui nous aide à lutter, qui fédère. C’est pour ça que la joie ET l’action sont deux clés très importantes de la lutte.
Crédits photos : Yoan Jäger.
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Notes
- Des agressions de militants chez eux ont déjà eu lieu dans le Mellois. En octobre 2022, un jeune homme a notamment été roué de coups devant son domicile un soir en revenant de son footing.[↩]