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Ōsaka, île de Yumeshima, 2025. Après une journée de shopping, le jeune couple s’apprête à monter en « voiture qui vole dans le ciel (sora tobu kuruma) », ainsi que sont appelés les taxis volants au Japon. Dans quelques minutes, le garçon va demander la fille en mariage. « Que c’est excitant ! », commente la voix.
« Un moment romantique au soleil couchant dans la baie d’Ōsaka » : c’est le nom de l’une des cinq « expériences » disponibles dans les casques de réalité virtuelle du stand de promotion des voitures volantes. Nous sommes en novembre 2023, au festival de Dōtombori à Ōsaka1. Et dans le casque, c’est moi, assise avec trois autres personnes pareillement équipées. Alors que ma voiture volante virtuelle de marque Skydrive décolle de son « vertiport », je tourne la tête dans tous les sens pour essayer de voir à quoi ressemble ce Yumeshima numérique de 2025. De ces surfaces pixellisées qui font des angles étranges, je ne saurais dire s’il s’agit de goudron ou de béton. Il n’y a personne.
L’image a peu à voir avec l’île de Yumeshima que je connais, où des centaines d’ouvriers et des dizaines de grues travaillent actuellement sans relâche. C’est le grand chantier de l’Exposition universelle d’Ōsaka-Kansai, qui se tiendra en 2025. La voiture volante, définie par le Ministère des transports japonais comme un « véhicule électrique et sans pilote », est prévue pour en être l’objet phare.
Depuis quelques mois, le « Service d’amélioration de l’acceptation sociale de la voiture volante2 » amplifie sa campagne de promotion et multiplie les événements : expositions de voitures volantes, démonstrations de décollage, concours de dessins, etc. Ce groupe hétéroclite composé de fonctionnaires et d’employé·es est issu de l’association, en 2020, de la Mairie d’Ōsaka et sa Préfecture avec une cinquantaine d’entreprises (start-ups, énergie, transport, investissement…). Leur objectif : que les voitures volantes fassent partie du quotidien des habitant·es d’Ōsaka d’ici à 20353.
Encore faut-il que le véhicule soit « accepté » par les habitant·es en question, ce qui est loin d’être évident. Une enquête d’opinion réalisée en 2022 par le Service d’amélioration de l’acceptation sociale de la voiture volante a révélé des craintes4, attribuées à un « manque d’information et de familiarité » avec le véhicule (comment expliquer autrement la réticence à voir des engins sans pilote survoler une aire métropolitaine de 20 millions de personnes ?). C’est ce à quoi entend remédier l’équipe du stand de promotion des voitures volantes au festival de Dōtombori.
« Urgence vitale ! » (ou comment promouvoir l’inutile)
Au terme de cinq minutes de vol romantique virtuel, j’enlève mon casque. Comme pour compenser l’aspect rudimentaire de leur stand (câbles en désordre, écran en panne, barnum trop petit), les membres de l’équipe de promotion exposent avec exaltation les mérites de la voiture volante. Cela d’autant que je passe pour une admiratrice : je questionne, je note, je photographie. Et je n’en suis pas à ma première visite. J’ai déjà mis le casque à d’autres occasions – j’ai même pris goût à cet Ōsaka numérique vu depuis le ciel, qui contraste avec la platitude de la zone du port que je fréquente au quotidien. Si bien que je connais presque par cœur les scénarios des trajets en voiture volante : demande en mariage, urgence vitale pour une grand-mère ou un bébé, tourisme élégant, commuting vers le quartier d’affaires depuis l’île voisine…
Des scénarios que l’on retrouve presque tels quels dans le « concept movie (conseputo mūbī) » diffusé en boucle sur le stand, un clip promotionnel d’une dizaine de minutes qui met en scène You, une jeune fille de 18 ans, alors qu’elle s’interroge à voix haute sur son avenir. Son smartphone sonne : c’est elle-même dans le futur, qui lui téléphone depuis l’an 2035. D’abord incrédule, la jeune fille se prend au jeu et découvre sur son écran des épisodes de sa vie à venir, représentés en images dessinées de style manga. En 2025, You sera invitée à l’Expo par un garçon et tous deux monteront en voiture volante ; quelques années plus tard, elle atteindra l’aéroport du Kansai en taxi volant juste à temps pour que le-dit garçon la demande en mariage dans le hall du terminal en revenant de l’étranger ; plus tard encore, alors qu’elle se rendra dans une montagne au nord d’Ōsaka pour voir sa grand-mère, celle-ci fera un infarctus et sera sauvée par un médecin venu d’urgence en voiture volante ; You devenue mère, sa sortie de plaisance en voiture volante sera déviée vers un hôpital lorsque le bébé aura soudain de la fièvre ; enfin, installée dans une maison de l’île d’Awaji, elle pourra regarder son mari partir au travail à Ōsaka en voiture volante. « On dirait un rêve… j’ai une super vie, en fait », commente la jeune You, manifestement conquise.
Ces séquences entendent suggérer une vie désirable et réussie, pleine d’émois et d’émotions – des thèmes somme toute très classiques dans la publicité. C’est le procédé narratif qui m’interpelle. Le clip met en scène la voiture volante comme l’agent principal de situations à haute charge affective, qui accompagne la jeune fille tout au long de sa vie. L’engin acquiert un rôle dramatique majeur puisque sans lui, You serait restée célibataire et sa grand-mère serait morte. Le message est clair : la voiture volante est vitale. Il est cependant rhétorique : outre que le Japon est déjà largement équipé pour de telles situations (système ferroviaire le plus performant au monde, quantité d’hélicoptères entrainés au secours en montagne…), l’histoire invente de toutes pièces les contrariétés que la voiture volante viendra résoudre. Un objet rendu « vital », alors même qu’il est inutile : là aussi, le procédé publicitaire est classique. C’est en discutant avec des membres du Service de promotion que je suis étonnée. Que la voiture volante ne réponde à aucun besoin, ils l’admettent volontiers. Et enchaînent sur un autre registre : « Plus que tout, c’est un symbole (shimboru) : on veut en faire le symbole d’un monde de rêve ! ».
L’île aux rêves d’Expo
Le mot « rêve (yume) » revient souvent. C’est d’ailleurs le nom de l’île de Yumeshima, qui signifie « l’île aux rêves ». Curieux toponyme pour ce terre-plein de 390 hectares en forme d’hexagone composé de déchets industriels, de résidus d’incinérateurs, de terres d’excavation et de dragage, fondé puis comblé durant les années 1980-90. Une « île aux déchets (gomi no shima) » en somme, ainsi qu’on qualifie cette infrastructure parmi les plus massives qui soient, parfaitement intégrée dans une baie d’Ōsaka tout à fait artificialisée et majoritairement dévolue à l’industrie. Avec ses raffineries s’avançant sur la mer, ses piles de containers et ses entrepôts se multipliant à vue d’œil, ses terrains en déchets et leurs parcs vides soudain bondés lors de méga-événements, cette baie m’apparaît souvent – et paradoxalement – hors-sol. De ce point de vue toutefois, la scène du vertiport dans le casque de réalité virtuelle l’emporte : Yumeshima transformée en surfaces, en plateforme vide.
Vide, Yumeshima l’a longtemps été. Une fois comblés, ses différents secteurs sont restés inemployés, ce qui lui a valu son autre surnom d’« héritage négatif (fu no isan) » – non pas négatif en tant qu’infrastructure perpétuelle et polluée dont héritent les habitant·es et les générations futures5, mais au sens où, parce rien n’y est construit, l’île ne rapporte pas d’argent6. D’où le double chantier actuel : en plus de celui de l’Expo 2025 dans la zone 2, la construction d’un complexe avec commerces, halls de spectacles et de conférences, ainsi que le premier casino autorisé au Japon, a démarré dans la zone 3. Quant au vertiport pour la voiture volante, il est prévu pour être situé sur la zone 1, un « site d’élimination finale [des déchets courants et dangereux] requérant surveillance (kanrigata shobunjō) » où des déchets étaient encore quotidiennement enterrés en 2023.
Tout au long de l’année 2023, les déboires se sont enchaînés sur le chantier de la zone 2, maintes fois retardé en raison notamment des travaux d’ingénierie du sol, qui s’affaisse lentement et doit être consolidé. En mars 2024, une explosion de méthane sur le secteur 1, non loin du site prévu pour le vertiport, a causé un nouvel arrêt des travaux. On craint désormais pour la sécurité du site (pourra-t-on y emmener des enfants ?). Accusée d’avaler l’argent public et de n’être qu’un prétexte à la construction du casino, l’Expo 2025 est de plus en plus critiquée, voire contestée (quel besoin d’un tel événement à l’heure d’Internet et d’Amazon ?).
Les promoteurs de l’Expo 2025 ont cependant un argument de taille à opposer aux critiques, qui fait l’unanimité dans la région : l’Exposition universelle de 1970, qui avait réuni 64 millions de personnes à Suita, au nord d’Ōsaka. Dans un Japon alors au pic de sa croissance et revenu avec succès sur la scène internationale (faisant ainsi oublier la guerre du Pacifique), les foules découvraient morceau de Lune, escalier mécanique, téléphone sans fil et poulet frit, se pressant au pied de la Tour du soleil, statue-totem de l’artiste Okamoto Tarō devenue l’emblème d’une époque. Sur fond de guerre froide et de course spatiale, l’Exposition universelle avait joué son rôle historique mieux que jamais7 : mettre en scène les techniques et l’industrie comme étant garantes, dorénavant, de la paix dans le monde. « L’Expo » (Bampaku) a profondément marqué les imaginaires japonais. C’est dans cette ombre imposante que s’organise l’Expo 2025, à laquelle on s’efforce de « transmettre l’ADN de l’Expo [de 1970]8 ».
Le syndrome Jetsons ou le futur du passé
Revenons une dernière fois sur le stand du Service de promotion de la voiture volante du festival de Dōtombori. Il est décoré de posters assortis à son site Internet : des images qui semblent peintes figurent des personnages dans des engins volants arrondis et colorés, loin de l’aspect « drone » des taxis volants. Lorsque j’interroge un membre de l’équipe de promotion sur ce style « vintage », il répond : « Oui, tout à fait, c’est Shōwa retoro ! » (Shōwa, du nom de l’époque de Shōwa, qui s’étendit de 1926 à 1989, et renvoie en l’occurrence à l’après-guerre ; retoro de l’anglais translittéré retro). Mais pourquoi ce style ? Voyant que je n’ai pas saisi la référence, il explique : « Vous connaissez l’Expo [70] ? Shōwa retoro s’adresse à la génération nostalgique de cette époque : c’est la vision du futur comme on le voyait à l’époque de l’Expo [70] ».
L’Expo, bien sûr. Dans un pays où près du tiers de la population est âgé de plus de 65 ans, et où une majorité des Japonais·es de cette génération est allée à l’Expo 70, la stratégie de l’équipe de promotion est tout à fait sensée9. Mais elle est aussi révélatrice d’un déplacement problématique : en voulant « transmettre l’ADN de l’Expo 70 », on a également transposé l’imaginaire de l’époque. Le futur du passé, en somme.
Les membres du Service de promotion ont raison : la voiture volante est bien le symbole d’un monde de rêve. Mais du rêve nostalgique d’un monde révolu, celui d’une époque où croissance et progrès annonçaient un futur brillant comme il est désormais impossible de le concevoir. C’est paradoxalement pour susciter la nostalgie que les campagnes de promotion de la voiture volante convoquent réalité virtuelle, smartphone et clip Youtube, le tout au service de scénarios notoirement conservateurs : demande en mariage, vie de famille, shopping, Monsieur partant au travail en voiture volante… Cela vous évoque quelque chose ? Peut-être est-ce le générique du célèbre dessin animé The Jetsons, qui met en scène une famille américaine vivant dans l’espace et se déplaçant dans de petits vaisseaux spatiaux individuels vers le bureau ou le centre commercial. Un dessin animé qui suscite lui aussi la nostalgie. Et pour cause : il date de 1962.
Ce monde de rêve dont la voiture volante est le symbole, je propose de l’appeler le « syndrome Jetsons10 ». Caractérisé par un imaginaire techno-béat et un mode d’existence ignorant de ses conditions matérielles, orienté vers l’entreprise et la consommation, le syndrome Jetsons appartient à la palette des « rétrofuturs », ainsi qu’un numéro récent de la revue Terrain (2023) qualifie les imaginaires du futur du passé. Emmanuel Grimaud et Julien Wacquez y évoquent en introduction les « vieux rêves recyclés » et le « futur usé » de ces imaginaires, qui ont infusé la culture populaire en associant émancipation et technologie11. Des imaginaires dont la dimension conservatrice et inégalitaire semble s’être révélée et accentuée avec le temps.
Le syndrome Jetsons est à la fois hors temps et hors sol. C’est ce qui explique que le monde actuel, les conditions, l’environnement ne comptent pas. Dans le cas de la voiture volante à Ōsaka, on peut ainsi faire abstraction de l’absence de besoin d’un tel véhicule, du manque d’intérêt général, des craintes des habitant·es ou des nuisances occasionnées par les infrastructures et les appareils. Peu importe qu’à l’international, les voitures volantes enchaînent les échecs, que la compagnie Uber se soit défait de son unité de taxis volants ‘Elevate’ en 2020, que l’appareil ne se soit pas diffusé à l’Expo de Dubaï en 2021 et que son usage lors des Jeux Olympiques de 2024 à Paris soit compromis12.
Quant à la nécessité de repenser entièrement nos modes de vie et nos transports en temps de catastrophes mondiales et d’urgence climatique, hors du temps et hors du sol, elle disparaît.
La symbiose des capitalismes, ou le vrai héritage négatif
« Une honte secrète plane sur nous au 21e siècle », affirmait l’anthropologue David Graeber, que « personne ne semble vouloir reconnaître. (…) Je fais référence, bien sûr, à l’absence flagrante, en 2015, de voitures volantes13. » Contrairement aux promesses de jadis, observait-il, nous ne sommes pas immortels ni n’habitons sur Mars : le « futur des Jetsons » n’est pas advenu. Ou plutôt, poursuivait Graeber, il a été remplacé par des images et de la communication, subtilisé par sa simulation.
Dix ans plus tard, le futur des Jetsons est resté un imaginaire et l’exemple des voitures volantes entérine le constat de Graeber. Elles apparaissent en effet comme une entreprise de simulation : on fait comme si ça allait marcher. À Ōsaka, le gouverneur Yoshimura Hirofumi, connu pour son goût des voitures volantes, a annoncé que l’on pourrait bientôt monter dedans « comme on fait du vélo » ; aucun vertiport n’a pourtant été inauguré dans la région et le survol de la ville reste interdit (les rares essais de voiture volante sont tributaires de dérogations à la loi de l’aéronautique civile, Kōkūhō)14. En France, alors que le PDG d’Aéroport de Paris prévoit pour le monde « des engins à décollage vertical par milliers voire dizaines de milliers dans les années 203015 », son groupe n’a obtenu l’accord du gouvernement (qui est passé outre l’opposition du Conseil de Paris) qu’à quelques jours des Jeux Olympiques et a du installer en cachette son vertiport parisien16. Partout, l’intérêt du public reste très limité.
Comment et pourquoi, dès lors, de tels projets se poursuivent-ils sans cesse17 ?
Il faut s’arrêter ici sur le rôle des images et de la communication, qui œuvrent à entretenir ces imaginaires-du-futur-du-passé, et à déguiser au passage des caprices individuels en rêves collectifs. Tels, à Ōsaka, les images du casque de réalité virtuelle, le clip et ses dessins manga ou les affiches vintage.
En plus de nourrir cet imaginaire du futur-du-passé, images et communication remplissent deux fonctions cruciales : la première est de faire oublier la réalité matérielle, et notamment celle des chantiers qu’elles impliquent ; la seconde est de contribuer à tenir ensemble les différents types de capitalisme, pour en favoriser la symbiose.
Voyons la première fonction. Concernant l’île de Yumeshima, la communication autour de la voiture volante est venue se mêler à une autre série d’images : les représentations numériques des installations non encore construites, en l’occurrence l’Expo et le complexe avec casino. Préalables universels à tout projet d’aménagement ou de construction, ces « vues d’artistes » réalisées par des cabinets d’architectes, de design et d’immobilier, donnent à voir non pas ce qui pourrait être, mais ce qui sera. À les croire, Yumeshima-dans-quelques-années sera fait de bâtiments lisses et brillants, de fleurs et de jets d’eau, de feux d’artifices, de foules de visiteurs occidentaux venant se distraire.
Dans le même temps, ces images occultent ce qui ne sera plus : les ressources consommées, l’argent public investi, les lieux avant les travaux, les animaux ou les plantes qu’il y avait peut-être (elles en figurent d’autres, mieux alignés). On voit combien leur fonction est concrète : elles font se réaliser des projets, se matérialiser des infrastructures inamovibles qu’il faudra entretenir et approvisionner. Elles exigent des choix qui vont enfermer dans des dépendances durables – les fameuses « dépendances au sentier18 ». À rebours de leur aspect séduisant, créatif et ouvert (« vues d’artiste »), ces images sont un verrou.
La seconde fonction de la communication et des images est de favoriser la coexistence entre plusieurs formes prises par le capitalisme, qui loin de se succéder ou de se concurrencer, agissent en symbiose. À Yumeshima, on peut ainsi reconnaître l’alliance du « capitalisme de célébration », ainsi que Jules Boykoff (2014) puis Kōhei Saitō (2022) qualifient les méga-événements tels que les Jeux Olympiques ou les expositions universelles19, avec le Construction State, ce Japon tout entier organisé autour du béton et des infrastructures que décrivait Gavan McCormak (dans les années 1980, alors que triomphait l’ultralibéralisme, le pays affichait la première consommation de béton par habitant du monde ; voir Jappe, 2020)20.
Quant au complexe avec casino, il peut être vu comme une pâle émanation de ce que Mike Davis (2006) a nommé et décrit comme étant le « stade Dubai du capitalisme », à partir de la monumentale ville-émirat qui entend impressionner pour attirer les investissements et distraire pour susciter la consommation21. Tout cela dans un contexte de « Nouveau capitalisme (atarashii shihonshugi) », puisque tel est le nom de la politique économique du cabinet du premier ministre Fumio Kishida depuis 2021, qui entend réaliser la « société 5.0 » en investissant dans l’innovation22. Et la voiture volante ? Capitalisme technologique ou énième machine du capitalisme industriel des Expositions universelles du 19e siècle ? Elle ne saurait en tout cas exister sans béton et sans événements.
Alors que se multiplient dans le monde les mégaprojets d’ampleur inédite – allant des « Nouvelles routes de la soie » sur près de 70 pays au projet « NEOM » en Arabie saoudite – le cas de la voiture volante et des chantiers de l’île de Yumeshima paraît bien modeste. C’est justement cette échelle, et la configuration de l’île – que l’on surplombe du regard depuis le gratte-ciel voisin – qui permettent de voir à l’œuvre une tendance mondiale, aussi massive que nuisible : l’inscription réitérée, dans l’espace actuel, d’un imaginaire du passé sous couvert de futur.
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Notes
- Le Dōtombori ribā fesutibaru, organisé par des associations de commerçants d’Ōsaka, se tenait pour la première fois les 25 et 26 novembre 2023 https://minami-fes.jp/.[↩]
- Sora tobu kuruma shakai juyōsei kōjō jigyō.[↩]
- Le nom extensif de cette association public-privé est : « Projet de promotion d’une ville créatrice de business dans une ville ajustée à la voiture volante (Sora tobu kuruma toshi-gata bijinesu sōzō toshi suishin jigyō) ». Sa feuille de route expose les étapes de cet objectif : phase de démarrage en 2025 ; phase d’expansion en 2030 ; phase de maturité en 2035. [↩]
- Par exemple, 68% des personnes interrogées disent redouter un accident technique ou une erreur humaine.[↩]
- Le terme d’« héritage négatif » est employé dans ce sens au Japon depuis de nombreuses années, à propos par exemple d’un barrage dangereux du département Asano (revue Sekai n°2, 2012), ou des mines de charbon (Matsuura Yusuke, « La (non-)possibilité de se souvenir des héritages négatifs (Fu no isan o kioku suru koto no (fu)kanōsei) », 2012).[↩]
- Planifiée dans les années 1970, l’île de Yumeshima a été construite dans le but d’accueillir des déchets. Il y a cependant longtemps qu’elle est employée à d’autres usages : un terminal de containers – l’un des plus importants du port d’Ōsaka – opère depuis 2004 sur la zone 4, et une centrale de panneaux solaires a été inaugurée en 2013 sur la zone 1.[↩]
- Voir François Jarrige, « Les grand-messes du Progrès », un article écrit à l’occasion de la candidature de la ville de Paris pour l’Expo 2025 (On arrête (parfois) le progrès. Histoire et décroissance, 2022, pp.101-104).[↩]
- Ainsi que l’exprimait, à l’instar de bien d’autres, un conférencier de la Japan International Exposition Association lors d’un événement de promotion de l’Expo 2025 dans un hôtel d’Ōsaka, le 18 mai 2022.[↩]
- Sur les 64 millions de visiteurs et visiteuses de l’Expo 70, on estime que 97% sont des Japonai·ses, et que pas moins de 70% de la population du pays – 104 millions à l’époque – a visité l’exposition (Sophie Houdart, L’universel à vue d’œil, 2013, p.50 note 2).[↩]
- J’ai trouvé deux occurrences de l’expression de « Jetsons syndrome » (en anglais). La première est le fait d’un cadre de Dow chemical interrogeant le rôle de l’opérateur humain face à sa machine, dans un souci de productivité des entreprises. La seconde occurrence se trouve dans une courte chronique au ton sarcastique, par le journaliste australien Coffin Ed, et porte justement sur les taxis volants de l’entreprise Uber, dont la réalisation est mise en doute : un ‘Jetsons’ syndrome très proche de celui décrit ici.[↩]
- « Le vertige futurologique », Terrain n°79 : « Futurofolies », 2023.[↩]
- À Dubaï, les taxis volants étaient annoncés pour l’Exposition universelle de 2020 (reportée à 2021) ; ils sont désormais annoncés pour 2026 ; à Paris, on ne sait toujours pas, à quelques jours de l’ouverture des Jeux Olympiques, si des taxis volants voleront.[↩]
- « There is a secret shame hovering over all us in the twenty-first century. No one seems to want to acknowledge it. (…) I am referring, of course, to the conspicuous absence, in 2015, of flying cars. » (David Graeber, The Utopia of rules. On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucracy, 2015, pp.105-106; l’article original était paru sur le site The Baffler en 2012).[↩]
- Le spécialiste des voitures volantes Nakano Masaru estime qu’il restera impossible de survoler des zones terrestres en 2025 (cité par Hakotani Shinji, Le Japon, nation touristique (Kankō rikkoku · Nihon), 2023).[↩]
- Augustin de Romanet interrogé sur BFM Business en février 2024.[↩]
- Voir l’article de Reporterre du 31 mai 2024.[↩]
- Au Japon, en juin 2024, au moment où l’entreprise Skydrive annonce qu’elle se retire de l’Expo 2025, le gouvernement japonais annonce de son côté qu’il va subventionner la construction d’infrastructures pour les voitures volantes. En France, alors que la start up Ascendance Flight Technologies travaille sur des modèles hybrides, la start up Blue spirit aero annonce pour 2028 son taxi volant « Dragonfly » à hydrogène gazeux.[↩]
- Le phénomène de « dépendance au sentier » désigne le résultat de choix institutionnels ou sociotechniques majeurs en ce qu’ils contraignent et limitent autant qu’ils entravent les alternatives. Datant des années 1980, cette expression a été actualisée par l’urgence écologique.[↩]
- Le capitalisme de célébration selon Jules Boykoff est un projet public-privé qui capitalise sur l’enthousiasme du festival, au profit de quelques entreprises et au détriment de grandes quantités d’argent public. La notion traduite en japonais (shukuga shihonshugi) a eu un certain écho dans la presse.[↩]
- Gavan McCormack : « Growth, construction, and the environment: Japan’s construction state », in Japanese Studies, 15:1 (1995); Anselm Jappe: Béton. Arme de construction massive du capitalisme (2020).[↩]
- Dubaï, qui a reçu l’Expo universelle précédente (prévue en 2020 et reportée à 2021 en raison du Covid), entend également se positionner comme une ville pionnière pour ce qui est des imaginaires du futur, comme l’explique Laure Assaf (2023) dans son article sur le Musée du futur (in Terrain n°79, « Futurofolies »).[↩]
- Élaboré en période de pandémie de Covid, le programme du Nouveau capitalisme peut être vu comme une tentative de se démarquer des politiques les plus néolibérales conduites au Japon, notamment par Junichirō Koizumi dans les années 2000 – qu’il prolonge cependant. D’une nouveauté relative, cette « version upgradée du capitalisme » défend la croissance économique en vue d’une meilleure redistribution au bénéfice des classes moyennes, tout en favorisant dans les faits leur précarisation ; elle prône l’innovation technologique jusque dans l’agriculture ou la pêche, en passant par les technologies de médecine régénérative qui seront introduites lors de l’Expo 2025.[↩]