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Pourquoi moi ?

Je m’appelle Fanny Arnaud. Je suis ingénieure au CNRS, maman et ex-malade du cancer. En 2020, j’ai été touchée par un cancer du sein invasif diagnostiqué au septième mois de ma grossesse. J’avais 36 ans, aucun antécédent familial de cancer du sein, j’étais en bonne condition physique, je m’alimentais plutôt bien… Je ne me reconnaissais pas dans les facteurs de risque classiquement invoqués dans les campagnes de prévention (tabac, alcool, surpoids, sédentarité). D’après l’Institut National du Cancer1, ces facteurs individuels seraient à l’origine d’un tiers des cancers du sein « évitables » chaque année en France. Alors, je me suis interrogée : Pourquoi moi ? Comment expliquer les deux autres tiers, ces cancers — et beaucoup d’autres maladies chroniques — qui se développent sans cause apparente ?

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Pourquoi nous ?

Ma situation est loin d’être exceptionnelle. 66 900 nouveaux cas de cancer du sein ont été diagnostiqués en 2022 en France métropolitaine et d’outre-mer. C’est plus du double qu’en 1990, et le cancer du sein représente la première cause de mortalité par cancer chez la femme avec 15 000 décès en 2022. En fait, c’est l’ensemble des cas de cancer qui a doublé depuis 19902. Cette explosion du nombre de cancers ne peut pas être uniquement expliquée par les comportements individuels, le vieillissement de la population et un meilleur dépistage : par exemple, pour le cancer du sein, les femmes de moins de 50 ans ne sont pas ciblées par le dépistage organisé, or pour cette tranche d’âge les cas ont également augmenté en 30 ans.

Il n’est pas « normal » de développer un cancer du sein à moins de 40 ans.

J’ai aussi découvert que la survenue des cancers à travers le monde est très inégalement répartie, ce qui pourrait s’expliquer par des facteurs environnementaux. Dans son communiqué du 1er février 2024 et sur son site Global Cancer Observatory, le Centre International de Recherche sur le Cancer3 (CIRC) dresse un constat tout simplement alarmant sur les taux d’incidence mondiaux4 : en 2022, la France est devenue le premier pays au monde frappé par le cancer du sein, tous âges confondus et aussi pour les femmes de moins de 50 ans. Elle se classe 4ème pour le cancer du pancréas. La Guadeloupe et la Martinique sont 1ère et 3ème au monde pour le cancer de la prostate… Comment expliquer ce triste palmarès de la France ? Et pourquoi ces chiffres inédits n’ont pas été relayés dans les médias ?

Le cancer est en passe de devenir une maladie banalisée. Qui ne connaît pas aujourd’hui une personne atteinte dans son entourage ? Des facteurs psychologiques tels que le stress ou des évènements de vie difficiles sont souvent invoqués par les malades eux-mêmes, qui éprouvent le besoin de mettre du sens sur ce qui leur arrive et de désigner un « coupable », alors que les connaissances scientifiques actuelles sont contradictoires et ne permettent pas d’établir un lien de causalité entre stress et augmentation du risque de cancer.

Il n’est pas « normal » de développer un cancer du sein à moins de 40 ans. Il n’est pas normal d’avoir un cancer du poumon en n’ayant jamais fumé ou en n’ayant pas eu un métier à risque. Il n’est pas normal d’être le parent d’un enfant malade du cancer… et il est inacceptable d’en mourir. Plus de 195 000 Françaises et Français sont mort·es du cancer en 2022. Alors pourquoi nous ?

Des centaines de milliers de substances chimiques

Les preuves scientifiques s’accumulent en faveur de liens entre l’exposition à des polluants présents dans l’environnement et la survenue des cancers. Depuis les années 1970, le CIRC a évalué environ 1000 agents (produits chimiques, agents physiques et biologiques, facteurs comportementaux, expositions professionnelles) et en a classé 534 cancérogènes ou potentiellement cancérogènes pour l’être humain. Parmi ces agents, des perturbateurs endocriniens sont reconnus responsables de cancers hormono-dépendants : thyroïde, prostate, sein, ovaire, testicule. Sont incriminés ou suspectés dans la survenue du cancer du sein et dans l’agressivité des tumeurs, les pesticides organophosphorés et organochlorés5, la pollution de l’air (particules fines, dioxyde d’azote, dioxines, PCB6…) ou encore les composants du plastique (bisphénols, nanoparticules7 ). D’autres substances ont également un effet cancérogène établi ou suspecté sur des localisations non endocriniennes, comme dans la survenue de leucémies ou de lymphomes.

Photo de Anton Eprev

Mais si le caractère cancérogène de nombreux polluants est aujourd’hui un fait scientifique, il s’agit d’une goutte d’eau dans l’océan puisque les substances chimiques issues de nos sociétés hyper industrialisées se comptent en centaines de milliers, et seule une petite partie d’entre elles a fait l’objet d’une évaluation approfondie de leur toxicité8. Les comportements des substances chimiques dans la chaîne du vivant (dont le corps humain…) sont très complexes, ce qui pose un défi pour la recherche scientifique : il s’agit d’étudier les multiples interactions entre substances (effets cocktail) et les expositions des individus tout au long de leur vie (concept d’exposome, introduit dans la réglementation française en 20169 ), et même sur plusieurs générations. Il a en effet été prouvé que l’exposition des femmes au DDT — un pesticide massivement utilisé dans les sociétés d’après-guerre — augmentait le risque de cancer du sein de la génération suivante10. Ainsi pour certains auteurs, le cancer du sein des femmes de mon âge n’est autre que le cancer des filles des femmes de la génération du baby-boom11.

Un enjeu de société

Certes, on soigne mieux le cancer aujourd’hui qu’il y a quelques décennies grâce à des avancées thérapeutiques de plus en plus innovantes. Mais on traite les conséquences et non les causes. De la même manière, le « réarmement démographique » annoncé en janvier 2024 par Emmanuel Macron passe sous silence les causes environnementales de l’infertilité et le problème des perturbateurs endocriniens. En fait, notre société a tellement confiance en ses capacités technologiques qu’elle s’occupe davantage de mettre des moyens dans la réparation des dégâts de la croissance effrénée, que dans le fait de trouver d’autres formes de productions et d’échanges moins mortifères12.

Pourtant, c’est toute la société qui paie un lourd tribut de cette inaction publique. En premier lieu les malades, qui subissent des traitements souvent très lourds pouvant impacter tous les aspects de leur vie. Quand le cancer métastatique devient chronique, la chronicité est elle-même une source de souffrance à cause du rythme qu’elle impose à l’existence du malade. Exister avec des « bons de survie » délivrés au gré des bilans d’extension tous les trois mois, n’est pas évident.

Notre système de santé n’est pas en reste : le cancer est la pathologie la plus onéreuse pour l’assurance maladie, avec un coût qui s’élevait à 22,5 milliards d’euros en 2021. Un traitement anticancéreux coûte en moyenne 14 500 € par an et par patient. Les traitements innovants (thérapie ciblée, immunothérapie) sont de plus en plus utilisés et engendrent des dépenses en forte augmentation :  elles représentaient 3,3 milliards d’euros en 2018 et 5,9 milliards d’euros en 202213. Chiffres vertigineux, n’est-ce pas ? Et surtout, un message à retenir : sur le temps long, ce sont les services publics — et donc les contribuables — qui devront porter la charge du coût sanitaire dû à un manque de régulation des causes environnementales des maladies en amont.

Scandales sanitaires

Les preuves scientifiques sur les maladies environnementales ne pèsent clairement pas assez sur les réglementations en matière de politiques sanitaires et environnementales. En témoignent les nombreux scandales récents : le chlordécone aux Antilles, les PFAS en France et dans le monde, le renouvellement, en novembre 2023, de l’approbation du glyphosate pour dix ans dans l’Union européenne, et dans le même temps, le report de la révision du règlement européen REACH sur les substances chimiques, qui devait permettre d’éliminer des milliers de substances dangereuses des produits de grande consommation… Le processus de régulation et d’expertise publique des produits chimiques reste sous l’emprise des lobbys industriels, qui exercent une forte influence sur la production de connaissances — et d’ignorance — quant à la toxicité des substances qu’ils produisent14.

En tant que patient·es, proches aidant·es, associations, professionnel·les dans le domaine de la santé ou de l’environnement ou simples citoyen·nes, nous ne pouvons plus rester silencieux face à des décisions politiques incompatibles avec les enjeux actuels de transition écologique et de santé des populations. Nous nous joignons à d’autres communautés qui se sont insurgées récemment contre les décisions du gouvernement.

Le 8 février 2024, dans une tribune parue dans La Croix suite à la suspension du Plan Ecophyto (qui visait à réduire de 50 % l’usage des pesticides d’ici 2030), 140 chercheur·es en sciences humaines et sociales ont rappelé que la nocivité des pesticides sur l’environnement et l’homme est un fait scientifique, et ont appelé à une transformation du modèle de production agricole.

Le 7 mai, dans une tribune publiée dans Le Monde au lendemain du nouveau plan Ecophyto annoncé par le gouvernement, un collectif rassemblant près de 400 chercheur·es, plus de 200 soignant·es ainsi que des associations de patients et de défense de l’environnement a pris position en affirmant qu’avec ce nouveau plan, le gouvernement persiste dans une politique d’immobilisme sur les pesticides vieille de 20 ans.

Le 13 février, plus de 500 soignant·es avaient alerté sur les risques sanitaires (cancers, maladies liées à la pollution de l’air…) liés au projet de construction de l’autoroute A69 en rappelant qu’économie, écologie et santé ne peuvent plus être dissociées et que les aménagements de territoire destructeurs d’aujourd’hui seront les scandales sanitaires de demain.

Enfin le 24 avril, dans une tribune publiée à l’occasion de la troisième Journée européenne des hormones initiée par la Société européenne d’endocrinologie, les organisations du Collectif interassociatif pour la santé environnementale ont appelé la France et l’Europe à s’engager avec détermination afin de réduire l’exposition des populations aux perturbateurs endocriniens et pour repenser l’approche de la prévention.

Il n’y a pas de fatalité

Le CIRC estime qu’en 2050, le nombre de nouveaux cas de cancer aura augmenté de 77 % à travers le monde, faisant peser une très lourde charge sur des services de santé déjà saturés (ou inexistants). 2050 nous concerne toutes et tous, c’est notre génération autant que celle de nos enfants. Mais il n’y a pas de fatalité : le cancer peut reculer, à condition de bien en identifier les causes. Cela suppose une mobilisation active de toute la société, consciente des enjeux, et en capacité d’agir dans le même sens. Il est notamment possible d’organiser une prévention plus efficace qui passe par la sensibilisation sur les dangers des polluants et par la mise en place de mesures simples pour vivre dans un environnement plus sain (usage raisonné des produits ménagers et cosmétiques, ustensiles de cuisine, alimentation…).

Le cancer ne doit pas devenir une maladie banalisée, témoin de notre monde malade.

Cependant, au-delà des comportements individuels, il est primordial d’agir au niveau territorial et d’opérer des choix d’aménagement et d’urbanisme, ainsi que des choix industriels, plus favorables à la santé. La prévention des cancers est bien plus qu’un problème médical, c’est un problème de santé publique, et il y a vraiment un changement de paradigme à réaliser en France. La deuxième Stratégie Nationale sur les Perturbateurs Endocriniens, dont le bilan sera dressé à Paris le 12 juin prochain, fait partie des outils politiques à renforcer pour parvenir à ce changement de paradigme.

Rendre visibles les facteurs de risque environnementaux passe également par la création d’un registre national des cancers : aussi étonnant soit-il, les chiffres nationaux des cancers proviennent d’une extrapolation de registres qui couvrent seulement 19 à 22 départements sur les 101 départements français15. Comment, alors, savoir exactement combien de cancers surviennent et où ils surviennent ? Comment repérer d’éventuels clusters, mieux comprendre l’exposome qui a conduit à ces cancers et mettre en place un système de veille sanitaire ? Un tel registre national existe dans la plupart des pays européens. Il est demandé en France depuis longtemps par la société civile comme l’association de patientes Jeune & Rose et le collectif Stop aux Cancers de nos Enfants.

Mettre en œuvre des politiques publiques à la hauteur des enjeux

Face à la progression constante des maladies chroniques, ayons le courage de lutter contre la production de doute et d’ignorance qui entourent la dissémination des perturbateurs endocriniens et autres substances toxiques dans notre environnement. Donnons plus de moyens à la recherche scientifique afin de mieux cibler les facteurs de risque, améliorer la prévention et enfin faire baisser le nombre de cancers. Il existe déjà beaucoup de preuves et nous ne devons plus attendre pour agir. Ayons le courage de mettre en œuvre des politiques sanitaires et environnementales qui soient en cohérence avec les faits scientifiques et à la hauteur des enjeux. Protégeons en particulier les populations les plus vulnérables — femmes enceintes et enfants en bas âge — car l’exposition à des polluants peut avoir des effets délétères des années plus tard. Le cancer ne doit pas devenir une maladie banalisée, témoin de notre monde malade. Je ne veux pas que ma fille subisse la même épreuve que moi.

Et vous ?


Co-auteur·ices de la tribune par ordre alphabétique :

– Fanny Arnaud, docteure en géographie et ingénieure de recherche au CNRS, Lyon, patiente

– Emeline Béréziat, ingénieure en gestion de l’eau, Amsterdam

– André Cicolella, chimiste toxicologue, président de l’association Réseau Environnement Santé

– Xavier Coumoul, professeur de toxicologie et biochimie, Université Paris Cité, INSERM

– Mélanie Courtier, co-fondatrice de l’association Jeune & Rose, Bordeaux, patiente

– Dorine Etienne, ingénieure en environnement, Lyon, proche aidante

– Meriem Koual, chirurgienne gynécologue à l’hôpital Européen Georges Pompidou et enseignante-chercheure, Université Paris Cité, INSERM

– Nelly Mathieu, membre du comité de veille scientifique et sociale de l’association Jeune & Rose, Clermont-Ferrand, patiente

– Grégoire Naudet, ingénieur territorial, Lyon

– Fanny Thauvin, membre du comité de veille scientifique et sociale de l’association Jeune & Rose, Lorient, patiente

– Fanny Trouillard, ingénieure en gestion de l’eau, Lyon

La liste complète des signataires peut être consultée ici et vous pouvez encore signer cette tribune .


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Notes

  1. Panorama des cancers en France, édition 2023, Institut National du Cancer, 21 p.[]
  2. Panorama des cancers en France, op. cit.[]
  3. Agence de recherche de l’Organisation Mondiale de la Santé qui s’appuie sur les meilleures sources de données disponibles pour 185 pays ou régions et 36 types de cancer.[]
  4. https://gco.iarc.fr/today/en/dataviz/maps-heatmap : Age-Standardized Rate (World) per 100 000, Incidence, Both sexes[]
  5. Expertise collective INSERM Pesticides et effets sur la santé. Nouvelles données 2021. Éditions EDP.[]
  6. Étude XENAIR du département Prévention Cancer Environnement du Centre Léon Bérard, 2022.[]
  7. Travaux de Véronique Maguer-Satta, directrice de recherche au Centre Léon Bérard, prix Ruban Rose Avenir 2021.[]
  8. S. Boudia et E. Henry, Politiques de l’ignorance. Éditions Presses Universitaires de France, 2022, 108 p.[]
  9. Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé : dans l’Article 1, le concept d’exposome est défini comme « l’intégration sur la vie entière de l’ensemble des expositions qui peuvent influencer la santé humaine ».[]
  10. Expertise collective INSERM Pesticides et effets sur la santé. Nouvelles données 2021, op. cit.[]
  11. A. Cicolella, Cancer du sein, en finir avec l’épidémie. Éditions Les Petits Matins, 2016, 144 p.[]
  12. M. Négré-Desurmont, « Octobre rose » ou la non-politique du sein. Terrestres, 19 octobre 2022.[]
  13. Cour des comptes, Rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale, Mai 2024, 455 p.[]
  14. S. Boudia et E. Henry, Politiques de l’ignorance, op. cit.[]
  15. C. Izoard, Cancer : l’art de ne pas regarder une épidémie. Terrestres, 1er juillet 2020.[]