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Ces bonnes feuilles reprennent un chapitre — ici enrichi de photographies — du livre collectif des Soulèvements de la terre, Premières secousses, La Fabrique, 2024.


La Grave, 3 heures du matin. Lampe au front, sac dans le dos, discerner la sente dans la pénombre, accorder les rythmes de marche, être surpris à l’aube par les pipistrelles et les chamois. Nous sommes une quinzaine. Nous vibrons de cette excitation familière des départs en montagne.

Mais, en cette nuit d’octobre 2023, s’ajoute une émotion, d’habitude étrangère à ces escapades au grand air, qui décuple la première : le trac de l’action. Car cette fois-ci le glacier est politique. Tels des saumons, nous remontons à la source glacée de l’eau des vallées, pour bloquer des travaux sur le glacier de la Girose. Nous sommes l’équipe glaciaire des Soulèvements de la terre et aujourd’hui c’est lutte des glaces.

Non au troisième tronçon du téléphérique sur le glacier de la Girose

Après 2 000 mètres de dénivelé, aux environs de midi, nous atteignons le pied du glacier à 3 200 mètres d’altitude, au niveau de l’actuelle arrivée du téléphérique. Nous chaussons nos crampons, formons nos cordées et commençons à cheminer entre les crevasses béantes. Nous sommes dans les Hautes-Alpes, à la lisière du massif des Écrins. Le projet auquel nous nous opposons, c’est le troisième tronçon de téléphérique qui filerait jusqu’à 3 500 mètres, narguant le colosse gelé, hiver comme été. Nous rejoignons au centre du glacier son rognon rocheux aux abords duquel nous déplions tentes et banderoles. Ici doit être érigé le pylône principal du téléphérique. Les travaux préparatoires ont déjà commencé.

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Le soir, autour d’une tisane de neige fondue, on se raconte les sommets proches ou lointains, qui changent de figure à mesure que la fonte du permafrost les effondre. On pointe du doigt les moraines qui à nos adolescences accueillaient encore des glaciers, on parle de la neige qui se fait de plus en plus rare. Les Alpes se sont réchauffées de plus de 2 °C depuis le milieu du XIXe siècle, soit deux à trois fois plus vite que le reste du globe.

Mais les réflexes aménagistes énergivores et caractéristiques de la fuite en avant continuent ici autant qu’ailleurs : la SATA – aménageur du projet – a pour objectif affiché de doubler la fréquentation des stations dont elle est gestionnaire d’ici 2030, avec en vue les Jeux olympiques d’hiver. À coups de pelleteuse dans les glaciers pour « sécuriser » les pistes de ski, de pompages illégaux dans les nappes pour abreuver les canons à neige, et de remontées mécaniques pour exploiter toujours plus haut les derniers flocons. Pourtant, comme beaucoup de ses semblables, la SATA ne se prive pas d’user du registre écologique pour défendre son projet. Elle argue qu’il vient remplacer un téléski au fioul… que tout le monde s’accorde à démonter et que la fonte du glacier menace de rendre inutilisable. Elle prétend qu’en contemplant sa fonte depuis les cimes grâce au téléphérique, les visiteurs « prendront conscience ». Comme si c’était de conscience que nous manquions !

Depuis quatre ans, le collectif La Grave autrement (LGA) et diverses associations écologistes luttent contre le projet et proposent des alternatives. Elles multiplient les initiatives : tribunes, réunions, rassemblements, contre-étude financée par crowdfunding, et même un recours pour une plante protégée – ignorée par l’étude d’impact et recensée par le collectif. Mais tout cela n’a pas suffi à enrayer la machine. Un rapprochement avec les Soulèvements de la terre s’est peu à peu opéré, à mesure que les plaidoyers et recours juridiques atteignaient leurs limites. Alors, quand la SATA lance les travaux dès l’automne comme pour marquer son territoire avant l’hiver, nous proposons de constituer une équipe d’action. Un consensus est trouvé avec LGA : pour cette fois, nous bloquerons les travaux sans « dégradation matérielle » afin de ne pas crisper les sensibilités dans la vallée. Au siècle dernier, c’est le tourisme qui a permis de redonner vie et dignité à des vallées marquées par la misère et l’exode rural, et s’attaquer au monde du téléphérique ne se fait pas sans pincettes. Nous marchons sur une ligne de crête : l’intensification du rapport de force ne doit pas oblitérer la possibilité de rassembler tout le monde autour de la table pour habiter la Grave autrement.

Le temps presse, nous voulons commencer à occuper la semaine suivante. Notre équipe se constitue parmi des habitué·es de la haute montagne : certain·es y pratiquent leur métier et se désolent d’assister à l’effondrement de leur monde ; d’autres y passent leurs vacances et veulent, ici aussi, lutter contre l’artificialisation et la prédation marchande. Certain·es sont rompu·es aux occupations, pour d’autres c’est une première.

ZAD (vraiment) partout

LGA et Mountain Wilderness organisent dès le lendemain du début de l’occupation, un dimanche, une randonnée-mobilisation sur le plateau d’Emparis qui fait face au glacier : une chaîne humaine de plus de 200 personnes salue de loin les« zadpinistes ».

Le lundi matin, nous nous levons aux aurores pour contempler le lever de soleil sur la Meije et surveiller le ciel. L’hélicoptère du chantier vient survoler le rognon rocheux au bord duquel nous campons. Nous montons sur la « drop-zone » pour empêcher l’atterrissage. L’hélicoptère fait demi-tour. Il ne reviendra pas de la semaine. Dans la journée, nous accélérons l’enterrement du projet et recouvrons de pierres et de neige la pelleteuse laissée là, l’immobilisant sous un cairn permafrosté. La joie de s’essayer au land art désobéissant nous fait oublier la frustration de ne pas l’avoir mise hors d’état de nuire de manière plus définitive. Ravis de ce pied de nez à la cellule anti-ZAD de Darmanin, nous aménageons de mieux en mieux notre campement, et discutons de ce que pourrait devenir au printemps ce camp de base pour alpinistes militants.

Comme c’était le cas à Notre-Dame-des-Landes, des paysannes et paysans nous choient, avant la montée et après la descente : on nous réserve joues de chèvres, framboises tardives, œufs, fromages… « Chaque matin en sortant les brebis je regardais la montagne et je pensais à vous là-haut, ça me rendait tellement heureux », nous confie un éleveur-berger. Les vallées voisines ont été copieusement bétonnées dans les dernières décennies. Elles sont devenues des domaines skiables. La subsistance des habitant·es y est menottée à la fréquentation touristique. La rentabilité des remontées mécaniques y est dépendante de la construction de résidences de tourisme, sur des terres dont le prix flambe. Pourtant, il reste ici des gens pour le dénoncer et imaginer l’avenir autrement. Pour favoriser l’agriculture paysanne et une vie digne entre les saisons, les membres de La Grave autrement ont bien d’autres propositions qu’un troisième tronçon de téléphérique.

À la hauteur où nous campons, il fait -10 °C la nuit. Le froid irradie à travers nos tapis de sol. Nous nous nourrissons de semoule et de farine réhydratées de neige fondue. Des cordées viennent nous relayer ou nous ravitailler. Ce n’est ni une terre cultivable, ni une pâture, ni un endroit où habiter. Une zone à défendre mais pas une zone d’autonomie définitive. Il n’y aura pas de reprises de terres, et la seule chose qu’on puisse faire ici c’est passer. À Briançon, à quelques kilomètres de là, celles et ceux qui ont franchi la frontière au péril de leur vie le savent bien.

Mais si ce berger est ému en regardant la montagne que nous occupons, où pourtant il n’amène jamais ses brebis, ce n’est pas uniquement par opposition à l’accaparement des terres de la vallée. C’est sûrement parce qu’il s’y sent lié, comme nous. Lié·es par l’eau qui ruisselle et nous abreuve. Cette part sauvage du monde fait monde avec nous, qu’on la contemple d’en bas ou qu’on l’arpente en haut.

Cet endroit-là nous ne voulons pas l’artificialiser, pas plus que nous ne voulons le sanctuariser. L’usage c’est le passage, et l’époque exige qu’il soit ajusté. Il ne s’agit pas de défendre l’alpinisme (avec ou sans téléphérique la montagne reste une affaire de privilégiés) ni sa tradition malheureusement viriliste (notons au passage qu’une grande majorité d’hommes cis forment notre équipe glaciaire) mais plutôt d’y entrevoir une invite éco-féministe. Sur cette terre il n’y a rien à extraire, à conquérir ou à faire fructifier. Le glacier nous ramène à notre condition de passant·es. Il questionne le rapport à notre milieu et les mots que nous employons pour nous y relationner. Sur cette page supposée blanche, le mot d’occupation nous apparaît soudain dans sa dimension coloniale. Si la formule « reprise de terres » a une valeur stratégique et une histoire dont nous sommes les héritier·ères, cette étendue imprenable nous rappelle qu’aucune terre n’est jamais à prendre.

Nous sommes les glaciers qui se défendent

Bien que des journalistes amis soient montés avec nous, nous prenons tous les jours des photos pour alimenter notre propre récit de l’occupation. Nous usons grassement de la photogénie de la montagne. Pour la première fois, TF1 et BFM s’intéressent à nos luttes sans qu’il y ait d’affrontements avec la police. D’ailleurs, bien qu’une cordée de gendarmes vienne en milieu de semaine nous menacer d’expulsion, nous savons qu’il est très difficile pour la préfecture d’envisager sérieusement à 3 400 mètres d’altitude une expulsion aussi délicate médiatiquement que techniquement. Nous déployons une banderole pailletée : « Nous sommes les glaciers qui se défendent ».

La formule est – à l’instar de cette occupation – à la fois concrète et poétique. Concrète car nos corps empêchent cette semaine un énième aménagement et repoussent la possibilité que des pelleteuses et dameuses ne viennent accélérer la fonte du glacier. Poétique car quoi que nous fassions, il est hélas trop tard pour l’empêcher. Nous ne pouvons qu’essayer de transformer sa fin en une invitation à penser d’autres mondes.

Au fil des années les glaciers se sont retirés, recroquevillés dans les hauteurs. Les scientifiques prévoient que celui de la Girose aura disparu d’ici trente ans. La fin tragique des glaciers n’est pas un simple sujet pour les journaux télévisés. Les glaciers sont le monde que nous sommes en train de perdre : notre histoire engrammée dans leurs couches de glace, l’eau de fonte qui maintient l’étiage des rivières en été et abreuve nos vallées, la force en compression qui retient les montagnes. Pourtant les glaciers ne sont pas nos victimes. Ils sont des puissances dont nous allons devoir faire le deuil. Ils sont l’eau qui va nous manquer. Ils sont l’histoire que nous perdons. Mais ils sont aussi un devenir, celui des nouveaux milieux écologiques qui émergent de leur fonte.

L’humain exploite les montagnes et croit les soumettre en les défigurant en centres de loisir pour riches ou en frontières mortelles. Mais la montagne est une puissance. Elle peut être notre alliée contre ceux qui la ravagent. La formule peut paraître romantique mais quand la neige vient nous relayer pour suspendre les travaux, elle nous vient comme une évidence sensible. Nous redescendons sereinement. L’hiver nous laisse le temps de transmettre les rudiments alpinistes à celles et ceux qui n’ont pas le privilège de les connaître. Le temps d’imaginer un retour là-haut au printemps pour défendre et déprendre la Girose.


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