À propos de Mathieu Arnoux, Un monde sans ressources. Besoin et société en Europe (XIe-XIVe siècle), Paris, Albin Michel, collection « L’évolution de l’humanité », 2023.
Que peut l’histoire médiévale dans le débat sur la crise écologique actuelle ? Mathieu Arnoux, professeur d’histoire médiévale à l’université Paris Cité et directeur de recherche à l’EHESS, spécialiste d’histoire économique, se propose avec cet ouvrage de répondre à cette question. Dans sa conclusion, il nous rappelle ainsi les enjeux scientifiques et institutionnels à l’origine de sa démarche : comment se fait-il que l’histoire ne soit pas enseignée dans les nouveaux parcours disciplinaires étiquetés comme « sciences de l’environnement » ou sustainability studies ? « Comme si la préoccupation pour le futur qui est au cœur du problème de la soutenabilité, excluait tout regard rétrospectif surtout de longue durée » (p. 320). Mathieu Arnoux veut donc se donner comme objectif de montrer en quoi l’histoire du Moyen Âge peut être mobilisée pour construire un récit lisible et compréhensible par des non-médiévistes voire même des non-historiens. En effet, ce n’est pas un ouvrage qui s’adresse seulement à ses pairs, il vise plus largement à ce que la conversation scientifique s’ouvre aux époques préindustrielles. Pour cela, il inscrit sa démarche dans la nécessité qu’il y a, en tant que médiéviste, à prendre part au débat sur les transformations des régimes énergétiques et écologiques, en prenant au sérieux la « Grande Divergence » (en référence à l’œuvre de K. Pomeranz1 ), comme moment de la mise en place d’un nouveau régime énergétique qui aurait permis l’affirmation de la puissance des sociétés européennes et leur sortie d’un Ancien Régime énergétique.
Mathieu Arnoux se demande également comment intéresser les ingénieurs d’aujourd’hui à l’histoire médiévale en leur proposant une interprétation de textes variés, portant sur la manière dont les hommes et les femmes du Moyen Âge envisageaient et géraient leur rapport aux ressources énergétiques. À cette fin, il propose d’utiliser des disciplines « habituellement éloignées de l’histoire et des sciences sociales » telles que la biologie, la physique et l’économie (p.16) pour proposer une analyse de plus longue durée. Cette initiative l’amène ainsi à discuter des « budgets énergétiques » en termes de biodynamiques (p. 195-199) ou de biophysique des fibres vestimentaires (p.283) ou encore à proposer de « rouvrir » le dossier de la culture matérielle (p. 274). Sa démarche consiste donc essentiellement à reprendre les savoirs déjà bien établis par l’histoire des techniques, en les reformulant dans un langage spécifique à d’autres disciplines afin de construire un espace de discussion possible. Si on ne peut qu’être d’accord avec ce constat et cette démarche, dans quelle mesure cet ouvrage apporte-t-il une réponse convaincante aux insuffisances et aux enjeux qu’il identifie ? Notre critique tentera de répondre à cette deuxième question.
Pour une histoire environnementale du Moyen Âge
La place du Moyen Âge dans l’élaboration d’un récit d’histoire environnementale ne saurait se poser comme une « recherche des origines » qui verrait, avec des lunettes contemporaines, dans un Moyen Âge obscur soit l’origine de tous nos problèmes, soit un contre-modèle de société ! Paradoxalement, alors que le Moyen Âge est assez peu mobilisé par celles et ceux qui cherchent à faire une histoire des rapports des humains à la nature et à ses ressources, les médiévistes européens travaillent depuis longtemps sur ces questions. Cela s’explique en partie parce que les travaux actuels, portés par des préoccupations écologistes, cherchent plutôt à analyser le fonctionnement délétère du « capitalocène » et les effets néfastes de l’industrialisation et de la marchandisation sur des rapports au vivant, alors que les médiévistes ont longtemps considéré comme une avancée positive de la « civilisation », les phénomènes d’anthropisation, de défrichements, de domestication animale et des espaces considérés comme sauvages. Cette histoire rurale d’après-guerre est bousculée dans les années 1970, par l’arrivée des données archéologiques, qui ont pour effet de redynamiser ce courant historiographique qui ne se dit pas encore « histoire environnementale ».
Avec la crise climatique actuelle, les questions environnementales sont devenues un objet central de la recherche toutes disciplines confondues. L’interdisciplinarité et l’actualité des enjeux contribuent à faire surgir des problématiques nouvelles, posant la question morale mais aussi politique des causes historiques et des responsabilités humaines du changement climatique. La place du Moyen Âge avait alors été principalement discutée à partir des thèses de Lynn White (professeur d’histoire médiévale à Los Angeles) sur le rôle du christianisme médiéval (réduit à la pensée des clercs du XIIIe siècle) dans la modification du regard des humains sur la nature et son exploitation2. Discutées mais aussi et surtout critiquées bien au-delà du cercle des spécialistes du Moyen Âge, ces thèses continuent à contaminer notre vision de Moyen Âge, comme le moment où se serait mis en place l’essentiel des fondements cognitifs de la crise écologique globale contemporaine. Il y a donc un enjeu à reproblématiser l’histoire environnementale du Moyen Âge pour lui donner une intelligibilité dans un récit plus global des évolutions des rapports des femmes et des hommes à leur environnement, sans tomber dans le mythe des origines.
Depuis plus d’une décennie maintenant, des travaux intégrant les données de la paléoarchéologie et des sciences environnementales ont largement contribué à réévaluer la place des facteurs climatiques et environnementaux dans l’évolution des sociétés médiévales et notamment l’entrée dans le petit âge glaciaire qui précède de quelques décennies l’arrivée de la Peste en Europe au milieu du XIVe siècle. On pense notamment aux synthèses anglophones de Richard Hoffmann et Bruce Campbell3 qui ont exploré la voie de l’intégration des données des paléoclimatologues afin de proposer une histoire de l’Europe médiévale dont les processus et les chronologies intègrent davantage les variations environnementales. La perspective de Mathieu Arnoux est tout à fait différente. Laissant de côté à la fois Lynn White et les ruralistes, il choisit de ne s’intéresser ni à la documentation paléoclimatologique, ni à celle des archéologues, ni aux textes scolastiques sur la nature au Moyen Âge, mais construit un corpus documentaire assez hétéroclite composé à la fois de textes sur la pensée économique, de romans et fabliaux ainsi qu’un ensemble de documents qu’on pourrait appeler « sources de la pratique », ce qui lui permet d’être au plus près des préoccupations et de l’expérience des médiévaux. Il s’inscrit par ailleurs dès l’introduction dans une perspective d’histoire de la pensée économique, et c’est de là qu’il entend proposer une interprétation de ces documents.
Enfin, de manière plus prosaïque, il n’est pas non plus inutile de situer le livre de Matthieu Arnoux dans la collection qu’il dirige chez Albin Michel, « L’évolution de l’humanité », qui a fait paraître ces dernières années, non seulement son livre sur la notion de travail au Moyen Âge4 mais aussi plus récemment celui de l’historien belge Jean-Pierre Devroey, La nature et le roi5. La sortie de ce dernier a été considérée comme un petit événement dans le monde des médiévistes, dans la mesure où il s’agit d’une synthèse où sont mobilisées à la fois les sources issues des sciences de la nature et de l’archéologie, le questionnaire classique des documents écrits carolingiens et la notion d’économie politique qu’il travaille sur le temps long du haut Moyen Âge jusqu’à l’époque moderne6. Un monde sans ressources peut donc se situer dans cette série en s’intéressant, dans la continuité du livre de Devroey, à la séquence des XIe-XIVe siècles.
L’invention des ressources
L’introduction commence par une reprise du titre de l’ouvrage, mais avec une différence majeure : le point d’interrogation final. Ce détail pourrait être anodin s’il n’était pas assez révélateur de la réflexion de l’auteur sur l’usage du mot « ressources ». Alors qu’il prend pour point de départ l’idée que ce concept était absent au Moyen Âge, toute sa démarche consiste à donner à voir les multiples « ressources » dont disposaient les sociétés de l’Europe latine au Moyen Âge. Autrement dit, la chose peut-elle exister sans le mot ? Et dans ce cas, quels mots permettaient aux médiévaux de penser leur rapport aux « ressources » ?
Si la notion de « ressources » n’existait pas au Moyen Âge, quand a-t-elle été inventée ? C’est dans la pensée capitaliste du XIXe siècle que Mathieu Arnoux la trouve théorisée pour la première fois et notamment dans l’économie politique de Jean-Baptiste Say (1767-1832) et de Stanley Jevons (1835-1882) (p. 39-42). Pour éviter que cette notion piégée ne soit utilisée de manière trop anachronique, Arnoux propose de lui substituer la notion de « besoins » afin de penser le rapport économique à la nature au Moyen Âge, « contre les ressources ». Il articule cette notion à celles de pauvreté, matières, ou croissance, sans pour autant proposer un ensemble conceptuel cohérent qui permettrait de comprendre comment les médiévaux pensaient leur rapport à l’environnement de manière globale. En confrontant les conceptions de Say à celles développées dans les écrits de François d’Assise (1181-1226) ou John Langland (vers 1332-1386), Arnoux montre que ce qui oppose les deux visions pourrait se ramener à la distance qu’il y a entre l’idée de la libre disposition d’un bien commun et celle de la possibilité d’un extractivisme illimité (p. 42-44). À la différence des « ressources », ajoute-t-il, le besoin est une notion fréquente dans la littérature médiévale « en raison de son lien avec la pauvreté, concept central dans le débat moral et politique européen à partir du XIe siècle » (p. 45). La conclusion rappelle aussi l’intérêt actuel de cette notion de besoin en s’appuyant sur les travaux d’Agnès Heller7 : « les besoins » autoriseraient en effet davantage une critique du capitalisme et permettraient « de donner sa cohérence à un système économique et social alternatif, pour autant que soient examinées les questions que posent la légitimation et la satisfaction des besoins des membres de la société » (p. 321).
Tournant autour de l’articulation entre besoin et pauvreté, Arnoux suggère également de mobiliser la notion de « sobriété ». Il la définit comme la simple satisfaction des besoins en puisant dans la pensée des ascètes du monastère de Grandmont qui y voyait la « condition d’une vie vertueuse » (p. 51). Mais pour que cet idéal monastique puisse agir comme concept opératoire pour penser de manière plus générale la complexité des liens existant entre les médiévaux et la satisfaction de leurs différents besoins, il faudrait creuser l’influence et les effets sociaux de cette pensée monastique. À défaut d’entamer ce chantier, Arnoux met l’accent sur l’idéal de pauvreté, plus explicitement porté par les ordres religieux. Selon lui, c’est précisément parce qu’il est revendiqué comme exceptionnel à l’époque médiévale, qu’il peut constituer un biais de lecture intéressant. On reste cependant un peu sur sa faim à l’issue de ce chapitre qui a fait un tour d’horizon des notions médiévales gravitant autour du concept impensé de « ressource ». Dans une recherche d’interdisciplinarité pourtant, et pas seulement dirigée vers l’économie, la géographie aurait pu être considérée comme une « ressource », tant ce concept y a été travaillé pour penser les liens entre société et milieu. Faute d’une recherche de théorisation plus poussée, il en résulte un certain flou conceptuel qui persiste tout au long de la lecture de l’ouvrage. L’organisation du livre en une succession d’études de cas participe aussi vraisemblablement à renforcer cette impression de ne pas savoir ce qu’in fine l’auteur veut démontrer.
Une mosaïque d’études
Une fois écartée l’idée qu’il serait possible d’en faire la généalogie, quelle archéologie des « ressources » Mathieu Arnoux mène-t-il jusqu’au XIe siècle ? Son livre se présente comme un vaste chantier de fouilles, avec des trous un peu partout, d’où il a pu parfois extraire des trouvailles à partir desquelles il mène une réflexion. On passe ainsi d’une réflexion sur la « sobriété volontaire » des franciscains, qu’ils appelaient « pauvreté » (chapitre 1), à une étude de cas sur la famine et l’ascétisme monastique (chapitre 2), aux rapports entre Paris et son arrière-pays (chapitre 6), en passant par le système protocapitaliste des cisterciens (chapitre 4) et des réflexions sur les systèmes techniques, énergétiques et matériels (chapitres 5 et 7). Quant à la figure de Renart, elle est invoquée tout au long de l’ouvrage, mais plus particulièrement au cours d’une analyse détaillée des poèmes du roman (chapitre 3), comme témoin « de la crise environnementale vécue par de vrais animaux » (p. 112) identifiée comme « la transition entre deux régimes de subsistance dont le premier est défini par le régime de flux des espaces humanisés » et le second par « l’existence de stocks de ressources, alimentaires pour l’essentiel. » (p. 115).
Cette interprétation du roman, aussi séduisante qu’elle puisse paraître, se heurte cependant à des réalités matérielles, et notamment celles mises au jour par trente années de fouilles archéologiques. Comment comprendre par exemple la place centrale que les silos occupaient dans les systèmes de domination de la terre et d’organisation économique dès les premiers siècles du Moyen Âge ? Dans son livre, Jean-Pierre Devroey montre en effet que des systèmes de stockage existent dès la période carolingienne et que les famines sont déjà une question de gestion politique des stocks. Si davantage de perspectives mériteraient donc d’être prises en compte pour étayer cette hypothèse forte, en revanche, le reste de la démonstration sur ce qui caractérise le siècle de Renart est limpide, mais moins originale : la forte expansion démographique et agraire a réduit considérablement les espaces peu anthropisés au profit d’un terroir exploité de manière relativement intensive et communautaire. Cette expansion agraire fait apparaître de nouveaux dispositifs dont la grange cistercienne est érigée en paradigme, à la fois comme cellule économique et laborieuse de la seigneurie et comme espace de stockage temporaire des flux de matières, le temps de leur comptabilisation (p. 167, 229). Ces transformations ont des conséquences écologiques à la fois sur les animaux qui sont transformés en de futures marchandises, mais aussi sur le rapport social à la terre, que le roman de Renart met en scène à travers l’affrontement entre laboureurs et chevaliers (p. 123-129).
L’étude de cas portant sur Paris comme capitale et métropole soutenable aux XIIe et XIIIe siècles (chapitre 6) présente les liens qui unissaient la ville à la région parisienne. On y comprend l’importance de son rôle de port, au confluent des bassins de la Marne, de la Seine et de l’Yonne, mais aussi les atouts productifs des campagnes environnantes, notamment en matière de production céréalière nécessaire à l’alimentation de la population métropolitaine (p. 219-244). Cet exemple donne à voir le fonctionnement des logiques d’approvisionnement, le travail agricole et de gestion qu’elles supposent sur les terres de l’ensemble du bassin parisien et les différentes tensions qui les traversent. La question du statut des travailleurs agricoles est également abordée et offre une fenêtre sur les questions du servage et du salariat à l’époque médiévale. Le septième et dernier chapitre aborde thématiquement différents produits et matériaux — tels le sel, le cuir ou le fer en passant par le bois et les fibres textiles — qui rendent compte des fondements matériels de l’économie médiévale. Dans chacune de ces études de cas, et notamment celles liées au roman de Renart, aux statuts cisterciens et à Paris, l’auteur soulève des questions importantes et les recontextualise de manière pédagogique. Elles présentent l’avantage de donner à lire beaucoup de documents médiévaux.
Néanmoins les exemples limités géographiquement au nord-ouest de l’Europe posent un problème de généralisation des hypothèses, tant l’espace méditerranéen présente d’autres spécificités en termes de ressources. De plus, leur présentation juxtaposée ne permet pas de comprendre comment toutes ces questions, entre éloge de la pauvreté et intensification de l’extraction des matériaux, peuvent se nouer autour de la question des besoins. Chaque dossier est clos sur un groupe social : les clercs, les moines, les paysans, les travailleurs parisiens, les artisans. Si la qualité de cet ouvrage est d’offrir un tour d’horizon des pratiques et des représentations de chacun de ces groupes en identifiant à travers des études, parfois inattendues, comment ils concevaient leurs rapports à leurs besoins, il n’en reste pas moins que tous ces groupes font société, et l’idée qui permettrait de faire tenir tous ces rapports ensemble n’est jamais clairement énoncée. De notre point de vue, la conclusion échoue à refermer ces dossiers et les ressaisir de manière globale pour apporter une réponse claire et cohérente à la question du rapport entre ressources, besoins et société à la fin de la période médiévale. Ce chantier reste donc grand ouvert.
Image de couverture — « Noble et Renart déguisé », Renart le nouvel, Manuscrit français du XIII-XIVe siècle — BNF
Notes
- K. Pomeranz, Une grand divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, traduit de l’anglais par Nora Wang avec la collaboration de Mathieu Arnoux, Albin Michel-Maison des sciences de l’homme, 2010.[↩]
- Lynn White, “The historical roots of our Ecological crisis”, Science, 155 (1967), pp. 1203-1207, [voir la traduction de 1979 revue par l’auteur dans Les racines historiques de notre crise écologique. Presses Universitaires de France, 2019.][↩]
- R. C. Hoffmann, An Environmental History of Medieval Europe, Cambridge, 2014 et B. M. S. Campbell, The Great Transition. Climate, Disease and Society in the Late-Medieval World, Cambridge, 2016. Voir également la synthèse en français de Jean-Philippe Genet, « De la « grande crise » à la « grande transition » : une nouvelle perspective ? », Médiévales [En ligne], 76 | printemps 2019, mis en ligne le 01 janvier 2021, URL : http://journals.openedition.org/medievales/10046[↩]
- M. Arnoux, Le temps des Laboureurs. Travail, ordre social et croissance en Europe (XIe-XIVe s.), Paris, Albin Michel, 2012.[↩]
- J.-P. Devroey, La Nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820), Albin Michel, 2019.[↩]
- Voir la critique croisée parue dans les Annales sous le titre « Histoire environnementale (Antiquité-Moyen Âge) ». Annales Histoire, Sciences Sociales. 2022;77(1):5-7. doi:10.1017/ahss.2022.113, ainsi qu’un entretien dans la revue EntreTemps sur sa manière d’écrire l’histoire et les liens entre histoire rurale et histoire environnementale : https://youtu.be/6hHNKfJ4864?feature=shared[↩]
- Voir notamment La Théorie des besoins chez Marx, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1978.[↩]