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À propos de La copossession du monde, vers la fin de l’ordre propriétaire de Pierre Crétois, Éditions Amsterdam, 2023, 232 pages.
Après La part commune parue en 2020 aux éditions Amsterdam, Pierre Crétois poursuit son exigeante analyse critique de la pensée propriétariste dans un nouvel ouvrage intitulé La copossession du monde, vers la fin de l’ordre propriétaire.
Dans le sillage du précédent opus, qui traitait de « l’idéologie propriétaire » et qui se proposait de remettre en cause la conception morale du droit de propriété, ce nouveau livre s’intéresse à « l’ordre propriétaire ». Le philosophe s’attaque cette fois moins aux arguments moraux qu’aux arguments économiques qui tentent de justifier la propriété en la présentant comme la meilleure forme ordinatrice de la société. Crétois se propose d’analyser en profondeur ce postulat et d’étudier l’ordre propriétaire pour mettre à l’épreuve son caractère supposément profitable et favorable à la prospérité générale.
Les défenseurs de l’ordre propriétaire
L’auteur débute son analyse en développant avec patience et précision la logique des partisans de l’ordre propriétaire. Il articule cette pensée autour de quatre arguments principaux en faveur de l’ordre propriétaire, qu’il détricote ensuite méticuleusement. C’est l’un des points forts de ce travail : exposer avec soin les thèses de ses adversaires politiques et intellectuels, pour mieux étayer sa propre proposition.
Le premier argument des défenseurs d’une vision propriétariste du monde est celui qui prétend que seule la propriété privée permettrait d’éviter le désordre qui serait produit dans une situation où les choses seraient communes. Seule l’introduction de la propriété serait à même d’éviter la « tragédie des communs », célèbre thèse portée par le biologiste américain Garett Hardin. Celle-ci consiste à imaginer un pâturage laissé à la libre disposition d’éleveurs, désirant y faire paître leurs animaux. Puisque chaque éleveur fait le calcul que le bénéfice d’introduire un animal de plus lui revient tout entier, alors que les coûts de surcharge seront supportés par tous les éleveurs, chacun agit en estimant qu’il est plus profitable d’augmenter le nombre de têtes de son troupeau — jusqu’à l’épuisement de la ressource. Selon Hardin, il n’y a qu’en introduisant des droits de propriété et en découpant le pâturage entre chacun des éleveurs que ceux-ci peuvent préserver la ressource, chacun étant désormais propriétaire de son propre terrain, donc responsable des gains comme des pertes. D’une certaine manière, l’approche de la « tragédie des communs » portée par Garett Hardin se trouve déjà chez Thomas Hobbes, auteur du Léviathan, ouvrage pionnier de la théorie du contrat social. Si l’on en croit Hobbes, l’absence de propriété dans l’état de nature cause nécessairement une rivalité autour des ressources, conduisant à une pauvreté généralisée. C’est une tragédie « sociale ». Dans cette perspective, seule la propriété, garantie par un État puissant, instaure un ordre capable de gérer correctement les biens et de mettre un terme aux conflits incessants sur ceux-ci. Quelques siècles plus tard, les thèses de Thomas Malthus sur le contrôle démographique de la population insèrent une dimension « matérielle » à la tragédie des communs : mieux vaut ne pas interférer avec les propriétés, même dans un but de charité ou de redistribution au bénéfice des plus pauvres, au risque que ceux-ci se reproduisent… jusqu’à ce que les ressources s’épuisent. La propriété est alors l’institution parfaite à même d’assurer une responsabilité sur les ressources dans un monde où celles-ci ne pourront pas profiter à une population toujours croissante.
Le second argument en faveur d’un ordre propriétaire stipule que celui-ci favoriserait la liberté individuelle, en offrant à chacun le droit de faire ce que bon lui semble avec ce qui lui appartient, sans risquer de subir d’interférences extérieures arbitraires. C’est de cet argument que découlent les deux suivants. Tout d’abord, en lieu et place d’une situation de prédation universelle, chacun pourrait désormais accumuler de la richesse sans craindre d’en être arbitrairement dépouillé. Et enfin, la propriété favoriserait une richesse collective menant à une prospérité globale en permettant, par les mécanismes du marché, des échanges mutuellement consentis entre les propriétés de chacun. Ceux-ci doivent être assurés par une intervention de l’État qui se porte garant du respect de la propriété, de la logique des contrats et de la concurrence. À cet égard, Crétois détaille l’argumentaire de l’économiste autrichien Friedrich A. Hayek et expose la vision de ce que ce dernier appelle la « cattalaxie », c’est-à-dire « l’ordre spontané produit par le marché à travers les actes des gens qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats. »
Dans la vision propriétariste, il revient à l’État de soutenir, de protéger et d’organiser le fonctionnement des marchés, y compris face aux demandes démocratiques, sociales ou environnementales… C’est justement à partir de ce point que Crétois élabore sa contre-offensive.
Le désordre propriétaire
Si les tenants de l’ordre propriétaire le tiennent pour seul capable d’offrir un système politique et social enviable, ce n’est de toute évidence pas la position de Crétois. Dans la seconde partie de son ouvrage, le philosophe tente de mettre en évidence les illusions et les défaillances de l’ordre propriétaire, qu’il tient pour responsables de nombreux maux, allant de la crise environnementale aux inégalités sociales. L’auteur souligne que dans pareil système, la liberté, par ailleurs étendard des libéraux, se retrouve en réalité bien amoindrie et fait obstacle à une liberté bien plus fondamentale : la liberté politique.
En contrant avec méthode les thèses de Hayek, il démontre qu’une société basée sur le respect absolu de la propriété ne peut qu’aboutir au chaos. Le prétendu « ordre spontané » laisse en réalité, dans le grand jeu de l’économie néolibérale, un nombre croissant de perdants sur le bord de la route. Selon l’auteur « […] les forts écarts de propriété peuvent effriter le sentiment d’appartenir à une même société et d’avoir un destin commun ». Ainsi, la puissance publique, en se cantonnant à un rôle de protecteur des propriétaires et de facilitateur des marchés tout en abandonnant son rôle de régulateur des inégalités, se met finalement au service des riches et des puissants. Autrement dit, l’État, en attendant la prospérité publique de la simple addition de contrats privés, occulte les conséquences sociales de la « liberté économique ». Il laisse l’esprit propriétaire l’emporter sur l’esprit civique, amplifiant ainsi désastres environnementaux, conflits sociaux et défiance envers les institutions. « Sans ordre politique, nul ordre économique n’est possible. Mais il faut ajouter que sans justice dans l’ordre économique, c’est l’ordre politique qui se voit lui-même remis en cause : les grandes inégalités économiques peuvent conduire à la contestation des institutions politiques. En effet, l’État étant considéré, en bout de chaîne, comme l’institution qui assure, par la justice et la force publique, l’existence de la propriété et du marché, il peut légitimement se voir reprocher de ne rien faire contre les inégalités, d’en permettre et d’en garantir l’existence par la force qui est la sienne : en un mot, d’être à la solde des possédants ».
Dans le sillage de l’analyse de Marx sur l’illusion de liberté propre au régime du salariat, l’auteur note que quand bien même un contrat aurait été signé « librement » entre les deux parties, l’employeur sera toujours avantagé, puisque l’employé, en position de vulnérabilité sur le marché de l’emploi, est contraint de louer sa force de travail. L’ordre apparent basé sur des échanges libres et consentis s’appuie en réalité sur une structure inégalitaire de domination des propriétaires sur les autres.
Plus encore, selon les tenants d’un ordre propriétaire, de cet ordre spontané devrait résulter une « démocratie du consommateur ». Étant entendu que c’est le marché et le jeu des prix qui orientent les choix des producteurs et des consommateurs, la participation du citoyen à un quelconque changement de société désiré devrait se résumer à la modification de leur mode de consommation. Dans les thèses néo-classiques de la « souveraineté » du consommateur, nos problèmes collectifs se trouveraient dès lors résolus par l’initiative privée, régie elle-même par l’ordre propriétaire et prenant le pas sur la démocratie politique. Mais peut-on réellement élever les choix de consommation (alors que certains choix n’en sont pas réellement, au vu par exemple du pouvoir d’achat de certains ménages à faibles revenus) au rang de prise de position politique ? Pour l’auteur, il semble extrêmement problématique d’affirmer qu’acheter un objet revient par essence à souscrire au mode de production et aux conditions de travail qui ont permis sa mise sur le marché. Crétois souligne avec justesse que cette vision de la société néglige la volonté civique et affaiblit in fine la véritable démocratie. En effet, faire primer les choix de consommation sur la démocratie, c’est laisser libre cours aux injonctions contradictoires que le capitalisme nous adresse, à une forme de schizophrénie entre le consommateur et le citoyen, pour le plus grand triomphe du premier sur le second. Rarement à la hauteur de ses volontés civiques, le consommateur est contraint de ne pas pouvoir être le citoyen qu’il peut souhaiter être par ailleurs. On ne saurait donc réduire nos choix politiques à nos actions individuelles de consommateur, en ce que les choix politiques représentent l’expression par excellence de la manière dont les citoyens souhaitent voir fonctionner la société dans son ensemble. Le choix politique place justement l’intérêt général avant l’intérêt strictement individuel. La position de la démocratie du consommateur passe à côté de « la vertu de la démocratie, qui présuppose la possibilité d’une dissociation entre la personne individuelle et le citoyen. La démocratie politique suppose la capacité de chaque citoyen […] à accepter que les règles collectives priment sur les desiderata individuels ». À cet égard, l’auteur rappelle que « le marché des consommateurs n’est pas une agora politique ». Les lois votées collectivement ne peuvent donc être remplacées par le règne d’un marché de consommateurs atomisés. En définitive, comme le dit l’auteur, l’ordre propriétaire est incapable « de s’assurer que les conséquences générales du marché seront conformes aux objectifs poursuivis par les membres de la collectivité humaine prise dans son ensemble ». Cet ordre est injuste, inefficace, et qui plus est source de destruction de la nature, d’aliénation du travailleur et d’inégalités sociales.
Pierre Crétois insiste : « au nom de quoi considérer que la propriété privée des choses est le seul moyen connu de garantir la liberté individuelle alors qu’il existe des cas clairement identifiés ou identifiables où la propriété privée diminue la liberté et où la propriété partagée ou des formes de copossession l’augmente ? ». Crétois l’illustre par les exemples des bibliothèques, des buanderies partagées ou de ressources socialisées, dans laquelle c’est l’usage qui prime sur la propriété. Il démontre que cette mise en commun des ressources n’a pas pour effet de réduire la liberté individuelle : elle la décuple au contraire, en rendant disponibles davantage de ressources à chacun que si ces dernières étaient détenues en propre.
L’auteur renverse donc l’idée selon laquelle la propriété absolue devrait nécessairement être un élément essentiel de la structure de base de la société. Pour être capable de réencastrer le marché dans un cadre globalement équitable et respectueux de la nature, Crétois pose au contraire qu’il est nécessaire avant tout de sortir d’une vision de la propriété qui donne aux individus tous les droits sur ce qui leur appartient. Il détaille alors sa thèse : il faut redonner à la démocratie une capacité ordinatrice de la société, dont la « copossession du monde » serait le socle.
Pour la copossession du monde
S’inscrivant à contre-courant des théories dominantes qui postulent que la propriété garantit au mieux les droits des individus, Crétois démontre qu’en réalité, dans de nombreux cas, elle expose les non-propriétaires à des préjudices parfois lourds de conséquences. Il devient alors essentiel de penser des droits fondamentaux qui soient supérieurs au droit de propriété et qui permettent une juste répartition des ressources, respectueuse de la nature et des générations futures.
Loin de se limiter à essayer de résorber les défauts mis en avant précédemment sur la propriété, ce qui reviendrait, selon Crétois, à mettre en place une solution qui répèterait le problème qu’elle cherche à régler, l’auteur introduit sa thèse : celle de la « copossession » du monde. Cette notion vient de l’idée selon laquelle le monde, contrairement à la vision défendue par les tenants de l’ordre propriétaire, n’est pas une juxtaposition de parts étanches les unes aux autres. Bien au contraire, il serait intrinsèquement « copossédé », en ce que l’usage que chacun fait de ses biens a nécessairement une répercussion sur les autres. Crétois souligne que rien ne peut être possédé de manière totalement exclusive, en ce que nous vivons dans un monde composé, c’est-à-dire un monde où tous possèdent des droits partagés sur des choses de manière relative. Sous cet angle, la propriété devient nécessairement relationnelle, ce qui implique qu’elle perde son caractère absolu et qu’elle doive désormais être appréhendée comme un droit largement secondaire.
Concrètement, étant entendu que toute action et tout usage de biens se répercute nécessairement de manière directe ou indirecte sur les autres, il n’est pas justifiable que quelques-uns usent de leurs possessions d’une façon qui puisse nuire à la collectivité et à l’environnement. Crétois prend pour exemple les droits des riverains d’une zone industrielle à disposer d’une eau saine et d’un air pur, venant ainsi limiter les droits des propriétaires. Le droit de propriété sur les ressources s’inscrit alors avant tout dans un enchevêtrement de relations avec l’extérieur, donnant un caractère « écosystémique » à la propriété, insistant sur l’étendue et la primauté des droits des tiers dans l’usage des biens privés (riverains, nature, générations futures…). Pour le titulaire du droit de propriété, celui-ci s’apparente alors plus à un ensemble de droits résiduels qu’à un droit entendu comme exclusif et absolu. Au lieu de partir d’un ordre créé par la propriété, c’est-à-dire un ordre basé sur une fiction d’addition de parts individuelles à coordonner entre-elles, il est nécessaire de partir du fait de la copossession du monde pour bâtir un ordre juridique, non pas en distribuant des parts ou des choses à des propriétaires, mais en distribuant des droits sur les choses, droits eux-mêmes impérativement compatibles avec les droits légitimes revendicables par les autres. En proposant d’envisager le monde comme fondamentalement « copossédé », Crétois tente de dessiner une voie permettant de repenser les droits de propriété sur la base d’une série de contraintes définies démocratiquement dans l’intérêt de la collectivité.
À lire aussi sur Terrestres, un entretien avec Kōhei Saitō, « Marx au soleil levant : le succès d’un communisme décroissant », 17 mars 2023.
Si la copossession peut à première vue ne sembler se limiter qu’à l’introduction d’une légère nuance par rapport au système actuel, le philosophe prétend qu’il s’agit d’un réel changement de paradigme, opératoire selon lui au moins à deux niveaux.
Au premier niveau, en ce que la copossession du monde permet de renverser la perspective contemporaine pour regarder le problème sous un nouvel angle. En effet, contrairement à la vision réformiste qui consiste à penser les droits de propriété comme une donnée prioritaire, que l’on va ensuite limiter afin de les rendre compatibles avec l’intérêt général, il s’agit ici de prendre les choses dans le sens inverse et de changer de méthodologie : accepter la copossession comme un fait pour penser les parcelles de droits légitimes que l’on peut revendiquer sur les choses. On part donc du commun pour définir le propre et non l’inverse, appréhendant le propre comme une modalité du commun. La propriété doit désormais s’insérer dans un cadre qui assure « une vie sociale juste et exempte de domination pour une communauté d’égaux ». Sans nécessairement défendre un collectivisme absolu, l’approche de Crétois permet en tout cas une relativisation du droit de propriété, ce dernier perdant son statut de droit fondamental et son caractère quasiment sacré.
Au second niveau, ce renversement de perspective opéré par la copossession du monde permet de prendre davantage au sérieux ce qu’il y a de commun, y compris dans le propre, en articulant des politiques qui reconnaissent les liens intrinsèques entre le propre et le commun. Nous l’avons vu, tout laisser aux mains du secteur privé actif sur un libre marché s’avère destructeur au vu des défis sociaux et environnementaux actuels. À cet égard, Crétois donne l’exemple de l’industrie pharmaceutique, dont les choix posés par des entreprises privées ont un impact sur la santé publique et donc sur toute la collectivité. La même approche vaut pour les biens communs environnementaux (eau, air, nature) autant que pour les services publics, que l’auteur appelle les « biens communs sociaux ». Ces derniers sont souvent abandonnés au motif qu’ils ne produisent pas de valeur marchande et sont discrédités en ce qu’ils ne seraient pas gérés avec la même efficacité que les biens privés. Selon l’auteur, il semble crucial d’analyser la spécificité du commun et de le gérer comme tel, c’est-à-dire de mettre en place un mode de gestion spécifique aux biens communs, qui serait applicable pour les services publics, pour les biens communs environnementaux, mais aussi à certains aspects des biens privés, dans la mesure où eux aussi peuvent avoir un lien fondamental avec l’intérêt général.
Crétois esquisse alors une « République des biens communs », dans laquelle il serait possible d’acquérir des biens personnels, mais dont l’usage ne pourra pas nuire à autrui et devra impérativement s’avérer compatible avec l’intérêt général. Le système s’articulerait autour de trois catégories de biens communs : les ressources naturelles comme l’eau, l’air, la nature, les ressources socialisées qui comprendraient l’ensemble des ressources collectivement financées et d’accès universel comme la justice, la santé, l’éducation et enfin les ressources privées, en ce qu’elles sont copossédées avant d’être d’appropriation privée. Cette dernière catégorie regroupe l’ensemble des biens privés sur lesquels certains individus ont des droits directs, mais désormais envisagés avant tout comme étant copossédés, en ce que l’ensemble des citoyens sont titulaires de droits dérivés puisque l’usage de ces biens influence nécessairement la vie commune. C’est la lecture par Crétois de cette dernière catégorie qui est fondamentalement novatrice et qui opère un renversement.
La mise en place de différentes institutions nouvelles serait alors nécessaire afin de défendre et promouvoir les intérêts des biens communs mis en lien avec une propriété désabsolutisée, entendue comme un droit d’usage soumis avant tout aux différents impératifs sociétaux.
À travers son ouvrage, l’auteur nous guide dans un passionnant dialogue d’idées, au carrefour de l’économie, du droit et de la philosophie politique, autour de la notion de propriété. Le lecteur porté sur le débat contradictoire appréciera tout particulièrement l’espace dédié à l’élaboration en profondeur des thèses des partisans d’une approche exclusive et absolue de la propriété, ce qui permet d’appréhender la pensée des adversaires idéologiques de Crétois avant de les défaire avec patience et méthode.
En intégrant la propriété dans un monde qu’il perçoit comme intrinsèquement « copossédé » et en lui ôtant son caractère absolu, il propose de la transformer en un ensemble de droits résiduels, nécessairement compatibles avec les droits légitimes des tiers. Bien que le programme soit conceptuellement innovant, le lecteur risque de rester sur sa faim en ce qui concerne les conditions d’application concrètes de ce qui est décrit comme un changement paradigmatique. En effet, à l’issue du livre, il est permis de se demander comment cette modification conceptuelle affecterait l’ordre juridique dans le réel et en quoi cette approche se distinguerait fondamentalement des encadrements déjà existants du droit de propriété, tels que les servitudes, les prescrits urbanistiques, la théorie de l’abus de droit, le droit d’expropriation, les troubles de voisinage, le droit de l’environnement…
Certains regretteront sans doute que l’auteur nous laisse très largement la charge d’imaginer concrètement les formes qu’un monde « copossédé » pourrait prendre et à en dessiner les contours par nous-mêmes. Afin de clarifier le propos, il aurait sans doute été intéressant d’illustrer avec plus d’exemples pratiques, mais aussi de détailler le fonctionnement des institutions nouvelles nécessaires à la copossession du monde que l’auteur appelle de ses vœux.
Si au terme de cette lecture de vastes questions demeurent encore ouvertes, il n’en reste pas moins que Crétois permet l’ouverture d’un chantier théorique et conceptuel intéressant, qu’il amène au travers d’un récit accessible et à la trame prenante.
Pour aller plus loin, lire aussi Frédéric Graber & Fabien Locher, « Jouir et posséder. Environnement et propriété dans l’histoire », 8 juin 2022.
Photo de couverture — Tom Morbey.