Ces bonnes feuilles sont extraites de l’introduction de l’ouvrage Le champ des possibles : une enquête collective à Sevran de Robin de Mourat, Clémence Seurat et Thomas Tari, 369 éditions, 2023.
Il est des choses que l’on voit chaque jour sans y prêter attention. Des espaces où rien n’accroche le regard et qui ne se laissent pas saisir, comme ce territoire de 32 hectares situé aux confins de la métropole parisienne. « Ce champ, je n’y avais jamais été. En le traversant, j’ai vraiment découvert l’autre côté », témoigne Jean-Luc. Par l’observation et l’aiguisement des sens, le banal devient parfois remarquable. C’est ce que nous avons expérimenté au cours d’une recherche menée avec des habitant·es et des invité·es à Sevran, en Seine–Saint-Denis. Durant deux années, nous avons questionné, traversé, arpenté et examiné un même terrain : la plaine Montceleux. Le présent ouvrage est le fruit de cette enquête. Il a été écrit à six mains par trois membres du médialab de Sciences Po, un laboratoire de recherche interdisciplinaire qui, entre autres activités, étudie les savoirs en train de se faire et cartographie les controverses qui en émergent, notamment dans le champ de l’environnement où elles sont de plus en plus nombreuses.
Sevran en prise avec la métropolisation
Sevran est une commune de plus de 50 000 habitant·es située à 18 km de Paris, en Seine–Saint-Denis, un département particulièrement concerné par des projets d’aménagement urbain de la métropole du Grand Paris. La ville doit accueillir deux nouvelles gares du futur réseau de transport le Grand Paris Express. En 2016, la plaine Montceleux a été choisie comme l’un des sites à aménager dans le cadre de l’appel à projets « Inventons la Métropole du Grand Paris », parmi d’autres zones prioritaires en matière de densification et de construction. Des groupements d’entreprises (dont des promoteurs immobiliers et des grands groupes du BTP et du secteur bancaire) conçoivent alors des propositions de projets urbains. 51 lauréats, représentant 7,2 milliards d’euros d’investissements privés et 2,6 millions de m2 à construire, sont retenus, dont le projet Terre d’Eaux à Sevran. Porté par Linkcity Île-de-France, une filiale du groupe Bouygues, ce dernier déploie sur la plaine Montceleux et ses 32 hectares de terres agricoles « une base de loisirs nautique et culturelle » incluant « une piscine et une vague indoor pour la pratique du surf1 », imaginée dans la perspective des Jeux olympiques et paralympiques de 2024.
Dès sa sélection, le projet fait l’objet de vives critiques : de nombreux·ses acteur·ices (habitant·es, élu·es, associations environnementales) le perçoivent comme une aberration écologique à cause de sa consommation excessive en énergie et en eau et la non-réversibilité de son équipement, ou comme un symbole de gentrification et d’exclusion sociale dans une ville où plus de 30 % des habitant·es vivent sous le seuil de pauvreté. Au printemps 2021, un processus de concertation impliquant l’aménageur, Grand Paris Aménagement, le promoteur, Linkcity, des habitant·es, des usager·es et des élu·es de Sevran, enterre la piscine à vagues de surf. Mais l’abandon de l’équipement ne signifie pas l’arrêt du projet dans son ensemble. En 2023, un nouveau programme d’aménagement est toujours en cours d’élaboration pour transformer un site qu’il s’agit de faire exister de manière singulière au sein de la métropole du Grand Paris.
Une métropole — la « ville-mère » en grec ancien — est la ville principale d’une aire urbaine où se concentre le pouvoir économique, politique et culturel. En 2014, la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (loi Maptam) crée 22 métropoles françaises aux statuts juridiques spécifiques. Ces nouveaux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) sont liés à l’État par un pacte métropolitain d’innovation répondant à l’une des trois thématiques suivantes : transition énergétique et environnement, ville « intelligente » et mobilités, excellence économique et rayonnement international2. Créée à partir du 1er janvier 2016, la métropole du Grand Paris (MGP) regroupe Paris et 131 communes. Il s’agit du « chantier d’aménagement le plus important de l’histoire de la capitale depuis le Second Empire (XIXe siècle), avec pas moins de deux cents kilomètres de lignes de métro supplémentaires, cent soixante kilomètres de tunnels à percer, soixante-huit gares à construire, quatre-vingt mille logements par an à sortir de terre3 ».
Conçues pour être des moteurs de croissance et d’attractivité de leur territoire, les métropoles sous-tendent un phénomène nommé « métropolisation » et défini par le géographe Guillaume Faburel « comme un processus de reconfiguration accéléré d’espaces vécus et des pouvoirs qui s’exercent sur ces espaces suivant une logique de généralisation de leur marchandisation4 ». Engagée depuis une quarantaine d’années dans les pays occidentaux, la métropolisation mesure les territoires les uns aux autres dans une compétition urbaine planétaire, à laquelle les campagnes n’échappent pas davantage que les villes dont elles dépendent. Si ce phénomène fait d’abord l’objet d’une critique politique et sociale, les sociologues Rémi Eliçabe, Aman dine Guilbert et Yannis Lemery en soulignent également la portée esthétique5. La métropolisation s’incarne notamment dans les politiques culturelles et les équipements ludo-sportifs dont les métropoles se dotent, au rythme de grands événements comme les Capitales européennes de la culture ou les Jeux olympiques et paralympiques, afin d’attirer les classes dirigeantes, nomades et créatives du monde entier.
Les métropoles françaises sont des machines résultant d’un empilement administratif et réglementaire particulièrement complexe. Elles se construisent selon une logique souvent bien éloignée des préoccupations de leurs habitant·es et sont pour cette raison régulièrement critiquées pour leur manque de transparence et de démocratie. Si la loi multiplie les dispositifs de participation, leur vocation semble avant tout de faire connaître les projets d’aménagement plutôt que de les discuter ou de recueillir les besoins des citoyen·nes. Le cas de la plaine Montceleux à Sevran est de ce point de vue particulièrement intéressant : si la piscine à vagues de surf a fait l’objet de tels dispositifs, l’avis de la population a été, fait rare, pris en compte, aboutissant à un consensus avec les pouvoirs locaux et les acteurs métropolitains et in fine à l’abandon du projet.
Une controverse sur le monde à habiter
Alors que l’abandon du bassin pour la pratique du surf aurait pu nous priver de notre objet d’étude, il a au contraire été le début d’autre chose : une enquête dans le creux de la vague, sur ce qui est omis et invisibilisé, et qui pourtant fait le territoire, le définit et le caractérise. S’il est acté que la piscine à vagues de surf n’aura pas lieu, tout reste à faire, ou plutôt à re faire et à reprendre, pour que s’écrive l’histoire future de la plaine Montceleux et de Sevran. En réalité, la controverse est toujours là : si elle a émergé de l’aménagement urbain proposé par Linkcity, elle concerne désormais, de manière bien plus vaste, les manières dont on entend habiter le monde. Elle met en scène une lutte autour de ce qu’il importe aujourd’hui de préserver pour maintenir un futur vivable : une dispute sur la ville que l’on souhaite habiter et sur des choix touchant directement à nos conditions de vie. Une controverse qu’il s’agit d’analyser et de décrire. Dans sa préface à Controverses mode d’emploi, le philosophe et anthropologue Bruno Latour, dont la pensée a largement inspiré cet ouvrage, écrit :
Continuer l’analyse de controverses, oui, mais en passant de l’ancienne dispute sur les faits et sur le monde social nécessaire à leur production aux disputes sur le monde à habiter. Et c’est là que la connexion entre les moyens de description de ce monde à habiter et la question des controverses de vient centrale. […] D’où l’importance de développer non plus seulement les outils de description des controverses, mais aussi les instruments pour rendre le monde dont nous dépendons observable6.
À Sevran, nous avons ainsi amorcé un travail d’enquête avec des personnes directement concernées par la controverse et les mondes qu’elle convoque, et avons mobilisé leurs expertises — les habitant·es étant ici par leur mémoire et leur expérience de la ville, expert·es de leur territoire. Ensemble, nous avons appris à cartographier un territoire en devenir, la plaine Montceleux à Sevran, en expérimentant différentes manières de le voir, de l’observer et de le représenter, à travers des cartes, des documents techniques et des visites de terrain. Nous avons profité d’un moment de latence dans le planning contrarié des aménageurs, avant la formulation du nouveau projet d’aménagement, pour prendre le temps de décrire ce qui est là, existant et en suspens.
Notre démarche a été celle d’une enquête située, pour voir la ville du dessous, les pieds ancrés dans le sol, tentant d’agréger des perspectives multiples. Elle contraste, voire s’oppose à la vue du haut de la métropolisation, à l’œil surplombant de l’État et aux projections des aménageurs qui asservissent les territoires à l’économie et aux logiques du marketing territorial. Cette enquête a cherché des moyens pour habiter un lieu plutôt que l’inventer, le connaître plutôt que le projeter.
Cet ouvrage7 a été élaboré avec la complicité d’un groupe réduit de co-enquêteur·ices, devenu comité de lecture habitante pour l’occasion, de la graphiste Sarah Garein et de l’Atelier de cartographie de Sciences Po. Toutes et tous ont participé activement à un processus éditorial expérimental qui s’est souvent mêlé au processus d’enquête lui-même.
Une ethnographie de 32 hectares
L’objet de recherche de cet ouvrage est original mais restreint, par son ampleur comme par sa singularité : la plaine Montceleux à Sevran est un îlot de terrain qui, au sein de la métropole du Grand Paris, se distingue à la fois de l’immense continuité formée par la densité du bâti francilien et des espaces naturels remarquables protégés. Il s’agit de faire l’histoire, la géographie, la sociologie et l’anthropologie de 32 hectares de terres inhabitées et aujourd’hui non cultivées, qui constituent une unité tout en appartenant simultanément à des ensembles plus larges, hier comme aujourd’hui. Pour décrire cette plaine apparemment sans qualités, nous mobilisons une multitude de facettes, dans un geste qui s’inspire notamment de la microhistoire8 et des exercices biographiques dont parle le sociologue Howard S. Becker :
L’image de la mosaïque est utile pour réfléchir sur une telle entreprise scientifique. Chaque pièce ajoutée à la mosaïque enrichit un peu plus notre compréhension de l’ensemble du tableau. Quand beaucoup de morceaux ont été placés, nous pouvons voir, plus ou moins clairement, les objets et les individus dans le tableau ainsi que leurs relations réciproques. Des morceaux différents enrichissent diversement notre compréhension : certains sont utiles pour leur couleur, d’autres parce qu’ils permettent de discerner le contour d’un motif. Aucun morceau n’a un grand rôle et, si nous n’avons pas sa contribution, il y a d’autres moyens de parvenir à la compréhension de l’ensemble9.
Ces pièces ajoutées sont d’abord celles des acteur·ices de la controverse et des publics concernés par ce bout de territoire qui, nous indique Bruno Latour, « produisent leurs cadres explicatifs, leurs théories, leurs contextes, leurs ontologies, appelant à toujours plus de descriptions10 », dans une démarche inductive que nous faisons nôtre. Cette nécessité de décrire reconnaît la capacité réflexive des acteur·ices engagé·es dans des controverses. Elle réclame des chercheur·es un appareillage théorique aussi léger que possible, dont les catégories d’analyse et les concepts sont produits à partir du terrain d’enquête. La recherche s’ajuste ainsi au cours de l’exploration de terrain pour rendre compte des enjeux disputés.
La diversité des manières de décrire et de restituer la richesse d’un objet réside aussi dans la multiplication des perspectives scientifiques, ou des manières de faire science, ce que la sociologue Karin Knorr Cetina désigne sous le terme de « cultures épistémiques11 » pour différencier les savoirs, pratiques expérimentales et dispositifs de preuves partagés. Articuler diverses cultures épistémiques est une exigence que s’est notamment donnée l’histoire environnementale. Sans pouvoir pleinement s’inscrire dans ce courant, notre travail s’en nourrit et partage l’objectif défini par l’historien William Cronon :
Les histoires sur le passé sont meilleures, toutes choses égales par ailleurs, si elles nous rendent plus attentifs à la nature et à la place que les gens y occupent. […] J’invite les historiens de l’environnement à ne pas seulement raconter des histoires sur la nature, mais à raconter aussi des histoires à propos d’histoires sur la nature12.
Car l’exigence descriptive demande une attention aux procédés narratifs. En cela, elle relève également de l’exercice de style littéraire, à la manière de Georges Perec qui, assis à la terrasse d’un café de la place Saint-Sulpice le 18 octobre 1974 et les deux jours suivants, note à la volée tout ce qu’il perçoit dans une Tentative d’épuisement d’un lieu parisien13, cherchant à faire valoir l’expérience vécue à partir de ce lieu anodin. Dans les pages qui suivent, consacrées aux 32 hectares de la plaine Montceleux, nous avons esquissé à notre manière une tentative d’épuisement d’un champ francilien.
Un portrait mosaïque
Cet ouvrage peut se lire comme une anti-étude d’impact: l’analyse d’un territoire en suspens, sans autre finalité que le travail collectif d’enquête et ce qu’il met en mouvement, ce qui est déjà beaucoup. Au fil des pages, la description de la plaine Montceleux se complexifie, intègre des éléments contradictoires et souligne à quel point un même lieu peut être représenté de mille et une manières, en fonction de ce à quoi nous prêtons attention et de ce qui nous importe.
Le champ des possibles s’organise en six chapitres qui composent un portrait fragmenté de la plaine Montceleux et développent des manières de la voir et de la définir: elle est tour à tour un vide urbain, une terre de projets, une zone à planifier, un champ de banlieue, une friche dans la métropole, un commun à habiter. Chaque partie de l’ouvrage explore les tenants et les aboutissants d’une manière de caractériser ces 32 hectares. Il s’agit à chaque fois d’examiner ce que ces tentatives de catégorisation font au lieu. Pour ce faire, nous étudions les savoirs, les techniques et les documents qui s’y rattachent, et mesurons leurs conséquences sur les plans politique, social et esthétique. Le choix de ces six dénominations n’est en rien exhaustif: il en existe encore d’autres que l’on rencontre au fil du texte. Ce choix a été motivé par ce à quoi nous tenons dans la description de cet espace ordinaire.
« Un vide urbain » s’ouvre avec le constat de celui ou celle qui observe le lieu sur une carte IGN ou se promène à ses abords : c’est un vide, un no man’s land, un rien, une étendue sans qualités. Le premier chapitre explore comment ce vide a été construit par des décennies de développement en Île-de-France, qui ont progressivement transformé la campagne en ville par le phénomène du mitage urbain, et les effets qu’entraîne une telle qualification.
Pourtant, les projets qui ont porté sur la plaine Montceleux n’ont pas manqué, et c’est même parce qu’elle a été tant convoitée qu’elle est restée vierge de toute construction (ou presque). Le deuxième chapitre, « Une terre de projets», revient sur l’ensemble des projections qui ont voulu transformer les 32 hectares et qui, par leur échec, les ont paradoxalement préservés.
Le troisième chapitre, « Une zone à planifier », s’intéresse au traitement urbanistique du lieu et à la manière dont une série de documents politiques et administratifs l’ont considéré comme une zone à intégrer dans des plans d’aménagement plus généraux, notamment liés à la métropole du Grand Paris. Le quatrième chapitre explore une évidence empirique : le lieu est un champ. Mais c’est « un champ de banlieue », au milieu de Sevran et de la petite couronne parisienne. Il témoigne à la fois d’un passé et d’un présent qui peinent à exister dans les représentations actuelles et les aménagements projetés : il y a une vie rurale en banlieue francilienne.
Le cinquième chapitre aborde la plaine Montceleux comme « une friche dans la métropole », à partir de pratiques ornithologiques et d’une lecture écologique du site. Il invite à considérer le déjà là, les qualités interstitielles des 32 hectares et leurs habitant-es, dont il affirme le rôle essentiel dans le maintien d’une écologie urbaine et ordinaire.
Le sixième et dernier chapitre porte sur les différents dispositifs de participation et de prise en compte des voix habitantes dans et autour de la plaine Montceleux. Après avoir retracé ces formes d’implication, il montre le rôle de notre enquête collective dans la constitution et l’appréhension du lieu comme « un commun à habiter».
Prêtant attention aux multiples qualités de ce territoire, de prime abord sans intérêt et ordinaire, tâchant de le faire exister dans différentes trajectoires, loin des aménagements urbains les plus probables, cet ouvrage cherche ainsi à maintenir ouvert le champ des possibles de la plaine Montceleux.
Notes
- Dossier de presse du 18 octobre 2017, Inventons la métropole du Grand Paris. Les lauréats 2017 de l’appel à projets.[↩]
- « Réformer l’organisation territoriale. Les métropoles », gouvernement.fr, 15 mai 2017[↩]
- Guillaume Faburel, « Pourquoi il est grand temps de quitter les villes », The Conversation, 19 janvier 2023 [en ligne].[↩]
- Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares, Lyon, Le Passager clandestin, 2018, p. 23.[↩]
- Rémi Eliçabe, Amandine Guilbert et Yannis Lemery, Groupe Recherche Action, Quartiers vivants, Liège, D’une Certaine Gaieté, “Enquêtes sauvages», 2020.[↩]
- Bruno Latour, « Préface », dans Clémence Seurat et Thomas Tari (dir.), Controverses mode d’emploi, Paris, Presses de Sciences Po, 2021, p. 20-21.[↩]
- L’artiste Charlotte Imbault a réalisé la création sonore originale Contrevoix qui restitue à sa manière le substrat expérientiel et humain duquel découle la présente enquête. Elle est disponible en ligne sur le site du médialab de Sciences Po.[↩]
- Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier frioulan du xvie siècle, Paris, Flammarion, 1980.[↩]
- Howard S. Becker, « Biographie et mosaïque scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62-63, 1986, p. 105-110.[↩]
- Bruno Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2007, p. 213.[↩]
- Karin Knorr Cetina, Epistemic Cultures : How the Sciences Make Knowledge, Cambridge, Harvard University Press, 1999.[↩]
- William Cronon, Nature et récits. Essais d’histoire environnementale, Bellevaux, Éditions Dehors, 2016, p. 94-95.[↩]
- Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 1982.[↩]