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Ces Bonnes feuilles sont extraites du prologue et de la conclusion finale de Celia Izoard, La Ruée minière au XXIe siècle. Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Seuil, 2024.
Sur un lac de montagne, une oie sauvage est traquée par un drone. Il est équipé de grandes pattes métalliques, de lumières stroboscopiques et de sirènes hurlantes. Depuis un ponton aménagé sur la rive, des hommes l’observent, fusil à la main, prêts à tirer. L’oie ne bouge pas. Un instant plus tard, faute d’avoir réagi à la présence du drone, elle est prise en chasse par un petit bateau télécommandé qui fonce vers elle dans un petit nuage d’écume palpitante. L’oie s’envole. Étrange vision que cet arsenal dirigé contre un oiseau blanc tranquillement posé sur l’eau. La séquence est diffusée dans un journal télévisé, aux États‑Unis, en 20181.
Pour comprendre cette séquence, il faut revenir deux années en arrière. Un jour de novembre 2016, dans la petite ville minière de Butte dans le Montana, il a plu des oies sauvages. Il en est tombé, mortes, dans les rues, sur le parking du Walmart, devant le casino. Sur le lac de montagne qu’on aperçoit dans la vidéo, on a retrouvé près de 4 000 cadavres, cotonneuse marée de plumes blanches flottant à la surface de l’eau. Ce jour‑là, 10 000 oies s’étaient posées sur le lac pour s’abreuver pendant leur migration.
Mais le lac n’est pas un lac, c’est le Berkeley Pit, une mine de cuivre à ciel ouvert exploitée entre 1955 et 1982. Et l’eau n’est pas de l’eau, c’est une mer d’acide pleine de cadmium et d’arsenic. Quand on a arrêté d’exploiter cette fosse et de pomper l’eau du sous‑sol pour accéder au gisement, la nappe phréatique est remontée, comme souvent à la fin des travaux miniers. La pyrite contenue dans la roche a acidifié l’eau qui a fait réagir les autres minéraux présents dans la roche. Les oiseaux s’y empoisonnent en quelques minutes.
Avant novembre 2016, les habitants de Butte avaient déjà vu des oies sauvages mourir en masse après avoir fait étape sur le Berkeley Pit. Mais après cette dernière intempérie macabre, les autorités ont contraint Montana Resources, actuelle exploitante de la mine de cuivre, et Atlantic Richfield Company (Arco), filiale de BP et ancienne exploitante, à prendre des mesures de protection.
La chose est plus compliquée qu’il n’y paraît. La fosse de deux kilomètres de long est trop vaste pour qu’on puisse la recouvrir d’un filet. On ne peut pas y circuler en bateau car ses berges instables ont tendance à s’effondrer. Les entreprises ont édifié un ponton de surveillance où des salariés de la mine se relaient pour effrayer les oiseaux à coups de fusil. Mais comme les oiseaux migrateurs sont souvent très fatigués au cours de leur voyage, cela n’a pas suffi. On a fait installer une batterie de générateurs de bruit qui émettent des sons stridents toutes les trois minutes. Puis des détecteurs lasers et des feux d’artifice de précision qui explosent aux quatre coins de l’ancienne fosse dans une ambiance de 4 juillet. Mais ça n’a pas suffi. On a alors commandé un faux aigle en plastique – un drone – pour survoler l’eau. Est‑il trop inoffensif avec ses taches beige et rose ? Il est désormais accompagné d’une créature plus menaçante : l’hexacoptère. C’est un drone aux pattes d’araignée géantes équipé de flashs, d’émetteurs d’ultrasons et de sirènes, dont le cœur est rempli d’un chargement de ballons en plastique fluo multicolores. Leur largage est déclenché à distance et ils se gonflent automatiquement, dans le but, semble‑t‑il, que les oies repartent terrifiées à la vue de cet étalage de kitsch.
L’affaire ne semble pas réglée. Montana Resources et Arco ont dû mettre en place un monitoring des migrations d’oies sauvages : les stations ornithologiques de la région surveillent les mouvements des animaux. Et il a fallu recourir au VRAD, le Vortex Ring Avian Deterrent, un imposant répulsif aviaire à effet cyclone. Le VRAD est une sorte de camion dont l’arrière est équipé d’un énorme canon surélevé de deux mètres de long et de plusieurs bouteilles de gaz propane. Stationné sur la rive, il n’envoie pas de projectile mais souffle régulièrement une charge d’air à 320 km/h. L’explosion émet un bruit assourdissant, « même avec des boules Quies dans les oreilles et un casque par‑dessus », atteste une journaliste locale2.
Reste une difficulté : les riverains. Le Berkeley Pit se trouve en bordure immédiate de la ville minière de Butte, à 300 mètres des premières habitations. Cette course à l’armement particulièrement bruyante ne passe pas inaperçue. Mieux vaut tester des techniques lumineuses. Comme un gigantesque système d’éclairage à balayage qui servait auparavant à surveiller une cour de prison. Ou encore un laser suffisamment puissant pour projeter un faisceau vert jusqu’à l’autre bout du lac, à plus de deux kilomètres de là. L’intérêt, explique un employé de Montana Resources, est que ces lasers imitent les yeux des prédateurs : « Je peux vous assurer que j’ai vu des centaines de vidéos de démonstration de répulsifs à laser vert, et je dois dire que la réaction des oiseaux, en particulier des oies, est significative. Quand elles voient ce point vert, elles se disent : “Bon Dieu, je suis poursuivie par un coyote !” »
Montana Resources et Arco auraient dépensé ces dernières années plus d’un million de dollars pour tenter de dissuader les oiseaux de se poser sur l’ancienne mine à ciel ouvert. Mieux vaut en rire, car le Berkeley Pit restera hautement toxique pour plusieurs milliers d’années. Est‑ce que quelqu’un s’amusera encore à y promener des drones‑araignées chargés de ballons en plastique en l’an 3000 ? C’est peu probable. Toujours est‑il que si les pluies d’oies sauvages sont la conséquence la plus visible de l’héritage minier de Butte, c’est loin d’être la plus grave.
La mine de Butte a été créée dans les années 1880, quand George Hearst, père de Randolph Hearst (magnat de la presse immortalisé par Orson Welles sous le nom de Citizen Kane), y a bâti une partie de son immense fortune en exploitant ses filons d’argent puis de cuivre. Fin xixe, à la grande époque des barons voleurs, le gisement était détenu par les Rothschild et les Rockefeller. Dans les années 1920, l’essor de l’électrification avait propulsé l’Anaconda Copper Mining Company, née à Butte, au rang de quatrième entre‑ prise du monde.
En un siècle, le palmarès de Butte a changé de nature. Après avoir été la plus grande mine de cuivre des États‑Unis, elle figure aujourd’hui en tête des zones les plus polluées du pays. En 1983, l’Environmental Protection Agency (EPA) l’a classée sur la « liste des priorités nationales » des sites Superfund (fonds spécial pour l’environnement) particu‑ lièrement dégradés dont elle supervise la réhabilitation. La zone contaminée de Butte et alentours officiellement répertoriée mesure 220 km². Dans toute la ville, les rivières et les zones environnantes, dans les eaux souterraines, les déchets issus de l’exploitation ont laissé des concentrations très importantes d’arsenic, de mercure, de cadmium et de plomb. Les enfants de zéro à quatre ans y ont six fois et demie plus de cancers du cerveau et du système nerveux que dans le reste du Montana3.
Depuis quarante ans, les tentatives de décontamination se poursuivent. Sur des dizaines de kilomètres, on a décaissé le lit de la rivière Silver Bow, les berges et les plaines et déplacé des millions de mètres cubes d’alluvions et de sédiments contaminés. On a créé des systèmes pour détourner les eaux souterraines. On a créé des lacs artificiels pour recueillir les résidus miniers afin qu’ils ne soient pas entraînés par les précipitations vers les cours d’eau en aval. On a détourné le lit de la rivière et installé des pompes pour éviter le drainage des toxiques. On a saupoudré de chaux les collines et les plaines pour neutraliser l’acidité. On a recouvert des centaines d’hectares de bâches en géotextile pour limiter la dispersion des déchets par le vent et le ruissellement. On est intervenu dans 1 602 maisons pour limiter l’exposition aux éléments toxiques en nettoyant les caves, les greniers et les jardins. Mais la zone reste hautement contaminée. Tous ces travaux ne visent, selon l’agence environnementale, qu’à « contrôler les risques inacceptables pour la santé humaine », c’est‑à‑dire à parer au plus pressé en limitant les dégâts4.
Lire aussi sur Terrestres : Fabrice Tassard, « Extraire, consommer, détruire : voyage géopolitique en Entropie », octobre 2018.
La lecture des milliers de pages d’analyses et de rapports consacrés à Butte rappelle singulièrement les lendemains de Tchernobyl : condamner des collines et des lacs avec des barbelés ; décaisser, déplacer, bâcher, enterrer des millions de mètres cubes de terre rendue menaçante par un mal invisible. La pollution minière est irréversible et, pour nos échelles de temps, presque éternelle. Il n’est pas possible de décontaminer, car il n’existe pas de procédé permettant de neutraliser ces poisons que sont le mercure, le plomb ou l’arsenic. Comme pour la radioactivité, « décontaminer » signifie déplacer la pollution. Il n’existe que deux manières de le faire : la disperser ou la concentrer. Reflet de cette impuissance, les mégatravaux menés à Butte consistent à transporter par camion des montagnes de terre pour la stocker dans d’autres sites, eux‑mêmes si pollués qu’on a abandonné toute idée de réhabilitation. Par exemple vers une ancienne fonderie de cuivre qui figure dans la nomenclature de l’EPA sous le nom optimiste d’Opportunity Ponds Waste Management.
Le nouvel héritage
L’extraction minière consiste à déplacer des montagnes, à détourner des rivières, à combler des vallées. C’est la plus géologique des activités humaines : celle dont les effets sont les plus vastes et les plus durables, une action humaine dont les conséquences, en quelques décennies seulement, dépassent les actions humaines. À la fin des années 1990, quand les mines ont fermé dans d’anciens pays producteurs comme les États‑Unis ou la France, les pouvoirs publics ont dû se rendre à l’évidence : l’activité minière a enclenché des phénomènes qu’on ne sait pas maîtriser.
Aux États‑Unis, on recense sur le domaine public 500 000 mines abandonnées5. Le Bureau de gestion du territoire, une agence fédérale du département de l’Intérieur, considère leur prise en charge comme l’« un de ses programmes les plus difficiles, du fait de leur nombre, des problèmes de sécurité et de pollution qu’elles présentent et de la complexité de leur réhabilitation6 ». Le coût de la gestion de ces bombes à retardement est estimé à 54 milliards de dollars, soit 1 % du budget annuel de la première puissance mondiale. « Nouvel héritage », tel est le nom du programme de gestion des anciennes mines américaines : un legs dont les administrations commencent tout juste à saisir l’ampleur. En France, ce nouvel héritage s’appelle « l’après‑mine ».
Entre le xviiie et la fin du xxe siècle, près de 5 600 mines ont été exploitées sur le territoire métropolitain : mines de charbon, de plomb, d’argent, de zinc, de fer, de cuivre, etc., ainsi que 244 mines d’uranium. Elles ont laissé des milliers de dépôts chargés d’éléments toxiques, parfois radioactifs, qu’il faudrait aujourd’hui confiner. Certains de ces dépôts sont des collines, comme le stockage de Montredon (270 mètres de haut) près de l’ancienne mine de Salsigne, dans l’Aude ; ou des vallées, comme les 50 hectares de résidus à l’arsenic laissés par l’ancienne mine d’or du Chalard en Haute‑Vienne. Il faudrait désormais faire en sorte que ces déchets ne soient pas lessivés par les précipitations qui font migrer les polluants vers les rivières, les champs, les habitations. Quand les déchets ou les anciens carreaux de la mine contiennent des sulfures, comme à Butte, un phénomène de pollution irréversible se produit : le drainage minier acide. Les sulfures s’oxydent au contact de l’air et de l’eau et génèrent une solution acide qui s’écoule indéfiniment vers les cours d’eau. Dans le meilleur des cas, pour tenter de contenir ces pollutions, on construit des stations de traitement des eaux minières : il y en a une quarantaine en France métropolitaine, dont la moitié dans d’anciennes mines d’uranium. Certaines fonctionnent depuis plus d’un siècle. La plupart sont vouées à rester en service sans limite de temps.
En Nouvelle‑Calédonie, de 1880 à 1975, tous les résidus issus de l’extraction ont été rejetés dans les pentes et les cours d’eau. Dans la région de Thio, berceau de la Société Le Nickel (SLN), 30 millions de tonnes auraient été déversés entre 1950 et 1975. Dans cette localité mélanésienne riche en ruisseaux, les fortes pluies et les cyclones étaient auparavant perçus comme des événements purificateurs qui nettoyaient les cours d’eau. Depuis quarante ans, ils sont devenus des désastres : les pluies emportent les dépôts miniers dans les lits des cours d’eau déjà surchargés de déchets, ce qui provoque des inondations toxiques et fait disparaître les rivières indispensables à la pêche. « Plus on avance dans le temps, plus la rivière diminue, témoigne un jeune de la tribu de Saint Paul. À force, peut‑être qu’il n’y aura plus de rivière7. » Alors qu’à cent kilomètres de là, l’usine de nickel de Goro tourne à plein régime pour alimenter la production de batteries de son client Tesla, à Thio, on se demande comment faire en sorte que les mines du passé arrêtent de vomir sur les villages. Le « passif » minier est en réalité très actif.
Il risque de l’être de plus en plus. Car si aujourd’hui, sa gestion est, au pire désespérante, au mieux acrobatique8, demain, le chaos climatique pourrait la rendre totalement inopérante, comme l’ont montré les pluies diluviennes qui ont lessivé les montagnes pleines d’arsenic de la vallée de l’Orbiel, dans l’Aude, en 20189. Les précipitations sont plus violentes, les incendies détruisent les arbres qui pourraient retenir ces matières toxiques. L’après‑mine se prolonge indéfiniment dans le futur.
Une ruée minière pour sauver la planète ?
Le passé minier est un problème d’avenir, et pourtant notre civilisation, fondée sur la mine, parie aujourd’hui plus que jamais sur l’exploitation des sous‑sols. « Le xxie siècle sera le siècle des métaux », « les métaux sont le nouveau pétrole », proclament les milieux d’affaires et les représentants politiques. Après deux siècles d’une extraction minière, aux conséquences de plus en plus insoutenables, une nouvelle ruée pour les métaux d’une ampleur sans précédent a commencé. En seulement vingt ans, les volumes de métaux extraits dans le monde ont doublé10. On prévoit d’ici à 2050 de multiplier par cinq à dix la production minière mondiale11. De l’Arctique aux forêts tropicales, du Maghreb à l’Asie centrale, des vieux bassins miniers européens aux fonds marins, les entreprises, soutenues par des financements publics exceptionnels, repoussent partout les limites des frontières extractives. Mais cette fois, c’est différent, nous assure‑t‑on. Les mines d’aujourd’hui sont indispensables : elles sont destinées à produire les énergies vertes qui sauveront la planète.
Lire aussi sur Terrestres : Jean-Baptiste Fressoz, « Les plus pessimistes étaient beaucoup trop optimistes », mai 2023.
Ce livre se penche sur l’un des grands paradoxes de notre temps : pour tenter de limiter les émissions carbone à l’origine du réchauffement, a été programmée une amplification sans précédent de l’activité minière afin de fournir, entre autres, les matières premières des technologies bas carbone : cuivre pour l’électrification, cobalt, lithium, graphite, manganèse et nickel pour les batteries, platine pour les électrolyseurs, etc. Considérée sous l’angle de la consommation de métaux, cette transition est une contradiction dans les termes. Pour sauver la planète, un coup d’accélérateur historique a été donné à l’une des industries les plus énergivores et toxiques que l’on connaisse. L’extraction et la métallurgie représentent près de 12 % de l’énergie consommée dans le monde12. La ruée minière supposée limiter le réchauffement planétaire n’aggrave‑t‑elle pas le chaos climatique ? Ne va‑t‑elle pas démultiplier les conséquences catastrophiques des activités extractives : pollution des eaux, destruction de la biodiversité et des conditions de subsistance des populations, accumulation de déchets toxiques ? Sans compter un problème essentiel : les mines consomment de plus en plus d’eau dans des régions toujours plus menacées de sécheresse13.
À la Banque mondiale comme à la Commission européenne, les dirigeants martèlent que ces problèmes sont déjà réglés, ou en passe de l’être. Les populations qui s’opposent aux nouveaux projets n’auraient pas encore compris que la mine du xxie siècle n’a rien à voir avec la mine du xxe siècle. La mine d’aujourd’hui serait « une mine responsable », une mine bientôt « décarbonée, digitale et automatisée ». Ah oui ? Partir à la recherche de la mine responsable, c’est ce à quoi se consacre la première partie de ce livre qui nous amènera tour à tour en Espagne, au Chili, au Maroc et en France. Que signifie « extraire des métaux » au xxie siècle ? Peut‑on aujourd’hui faire fonctionner une mine aux énergies renouvelables ? Comment travaillent les mineurs ? L’activité minière peut‑elle cesser d’être énergivore et toxique grâce à des décisions politiques et des améliorations technologiques ? Pour le dire autrement : les mégamines de l’âge industriel sont‑elles prédatrices par accident, ou par nature ?
Derrière les projets miniers menés actuellement sous l’étendard rassurant de la « transition », derrière l’idée que les mines serviraient désormais à lutter contre le réchauffement climatique, quels sont les véritables enjeux de la course aux métaux ? L’impératif d’extraire des matières premières pour la transition relègue au second plan les besoins galopants du numérique, de l’aérospatiale, de l’armement, bref, la poursuite de la croissance industrielle pour accumuler plus de capital et de puissance. Le récit d’une relance minière au nom de la transition est arrivé à point nommé pour justifier la ruée des États occidentaux sur les matières premières essentielles à la croissance, face aux superpuissances des ressources que sont devenues la Chine et la Russie.
Dans la deuxième partie de cet essai, j’analyse ce récit à la lumière des rivalités géopolitiques qui se font jour depuis le début de ce siècle. L’impératif d’extraire « des métaux pour la transition » coïncide avec le retour de la question des matières premières sur la scène publique, dans un contexte où les puissances occidentales ont perdu leur hégémonie. Au moment où elles peuvent de moins en moins s’approvisionner à bas coût dans de lointains pays, leurs besoins ont été réenchantés par la nécessité en apparence impérieuse d’extraire des métaux pour sauver la planète.
L’histoire du capitalisme est l’histoire d’une civilisation extractiviste, un rapport singulier à la production d’objets fondé sur la mine et sur son corollaire, la conquête. Cette entreprise d’accumulation et d’artificialisation du monde a été justifiée successivement par les idéologies du Salut, de la Civilisation, du Progrès et du Développement. La Transition n’en serait‑elle pas le prolongement ? Ce livre explore l’histoire du capitalisme à travers la mine, les métaux et les fossiles. J’y retrace les événements et les imaginaires qui ont façonné le régime minier auquel nous sommes plus que jamais assignés.
Quels enseignements tirer de ce parcours pour s’orienter politiquement ? Peut‑on continuer à dénoncer l’extraction de ressources fossiles émettrices de CO2 sans remettre en cause l’extractivisme auquel les élites ont si précairement suspendu le sort de l’humanité ?
[…]
De la justice climatique à la décroissance
Puisqu’il faut déminéraliser notre civilisation, par où commencer ? Nos meilleurs guides sont les principes d’équité et de justice sociale. Une première étape consisterait logiquement à cibler la surconsommation minérale qui résulte directement de l’accumulation de richesses. Dans sa réflexion sur le mouvement pour la justice climatique, Andreas Malm emprunte au philosophe Henry Shue sa distinction entre les émissions de luxe (le CO2 émis par les yachts et jets privés) et les émissions de subsistance (brûler du charbon pour cuire sa nourriture dans un village indien). « Les émissions de luxe, écrit‑il, reconnues depuis longtemps comme les fruits les plus accessibles sur l’arbre de l’atténuation de la crise, continuent de se balancer, lourds et pourrissants, sans qu’aucun État n’ose y toucher. Il est temps d’attraper des bâtons14. »
On peut faire le même raisonnement avec l’usage des métaux, en distinguant l’extraction de luxe et l’extraction de subsistance. Car la corrélation très étroite entre la richesse et les émissions carbone vaut aussi pour l’empreinte minérale. Si vous possédez plusieurs maisons, trois véhicules, un drone, une dizaine d’écrans et que vous vous déplaciez en avion plusieurs fois par an, vous comptez pour beaucoup dans le fait que les habitants des bassins miniers n’auront bientôt plus assez d’eau pour vivre. Les exemples de surconsommation criminelle courent les rues, littéralement. Rien ne justifie de produire des Tesla ou des BMW électriques de deux tonnes contenant des batteries de 700 kg. Rien ne justifie d’en faire la publicité, rien ne justifie de les subventionner, rien ne justifie de les acheter. Bien sûr, l’accumulation de richesses ne débouche pas seulement sur une surconsommation minérale dans la sphère privée. Elle a des effets plus graves et plus systémiques.
Ainsi, les capitaux et le pouvoir prodigieux accumulés par les entreprises du numérique leur ont permis d’imposer des choix technologiques à l’ensemble de la société : 5G, objets connectés, déploiement de l’intelligence artificielle dans tous les secteurs. Des technologies issues de l’hyperconcentration de la richesse, hypervoraces en métaux, totalement futiles du point de vue des besoins essentiels. Elles sont, comme l’écrivent Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin, emblématiques des « technologies zombies », c’est‑à‑dire des technologies insoutenables sur le plan des limites terrestres15.
Les extractions de luxe, ce sont donc aussi Starlink, les véhicules autonomes, Chat GPT : tous ces rêves d’enfant dans lesquels des chefs d’entreprise multimilliardaires ont les moyens d’embarquer des sociétés entières. Et ce sont doublement des extractions de luxe, car ces mêmes entreprises ont aussi les moyens de monopoliser les fameux métaux de la transition à des échelles colossales pour s’acheter l’acceptabilité sociale de leurs infrastructures. Pour alimenter ses data centers, Google dispose de contrats d’approvisionnement en électricité éolienne et photovoltaïque équivalents à la consommation électrique de 18 millions de personnes en Afrique16. Rappelons que ces mêmes data centers stockent en majorité des données publicitaires et pornographiques (chacune représentant un tiers du volume de données de l’Internet).
C’est pourquoi faire pression pour obliger les entreprises à réduire leurs émissions ne suffit pas. Pour maintenir leurs services, le taux de croissance et de profit, elles parviennent aisément à alléger leur bilan carbone en alourdissant leur bilan métal (que personne ne regarde). En plus de leurs émissions, les entreprises devraient être confrontées à leur consommation globale de ressources, à l’ensemble des hectares fantômes qu’elles exploitent dans le sol et dans le sous‑sol pour assurer leur production. Les mouvements pour la justice sociale pourraient planifier, sous forme de revendications, la réduction de l’activité des principaux secteurs à certaines fonctions essentielles à la subsistance et à la vie sociale. Nous n’avons pas besoin d’une décision présidentielle pour organiser, à l’échelle régionale et nationale, des conventions citoyennes pour le climat et la décroissance, ce qui serait un moyen démocratique de hiérarchiser les besoins et de se confronter à ce qu’implique matériellement la sobriété.
Ce qui est sûr, c’est que, tant que la décroissance n’arrivera pas à s’imposer comme mot d’ordre, urgent et impératif, le capitalisme industriel continuera d’interpréter les revendications des mouvements sociaux comme des défis techniques. Dans ce point de bascule, les ingénieurs ont un rôle particulier à jouer. Ils et elles doivent faire ouvertement sécession avec le rôle d’optimisateurs dans lequel on les enferme. L’optimisation ne doit plus être le prétexte à ce que rien ne change. On ne peut pas se satisfaire d’améliorer l’efficacité énergétique du stockage de données tant que le trafic Internet augmente de manière exponentielle. On ne peut pas continuer de déployer en masse des satellites en se disant qu’une partie d’entre eux permettront de mieux comprendre la déforestation. On ne peut pas se satisfaire de concevoir des batteries en métaux recyclés ou sans cobalt si c’est pour équiper des véhicules personnels de plus deux tonnes. Pas plus que de déployer des électrolyseurs pour alimenter des cimenteries ou des usines d’engrais à l’hydrogène vert.
Comme l’écrit Olivier Lefebvre, ex‑développeur de véhicules autonomes, les ingénieurs doivent sortir des « cages dorées » qui les rendent aveugles aux finalités de leur travail : « Ne plus se résigner à coopérer malgré soi activement au technocapitalisme17. » En d’autres termes, démissionner et travailler avec celles et ceux qui tentent de regagner par en bas leur autonomie face au capitalisme. Au fond, les ingénieurs doivent trahir leur propre histoire. En tant que profession, ce sont les héritiers directs du régime minier. Historiquement, c’est aux ingénieurs qu’a été dévolue la tâche de brancher la société directement sur le règne minéral, ses fossiles et ses métaux. Leur tâche, qui est aussi la nôtre, une responsabilité et un horizon partagés, est aujourd’hui inverse : libérer la technique de sa dépendance minière, travailler avec des matériaux renouvelables et non toxiques, rendre la technologie compatible avec les mondes végétaux et animaux. La technique doit sortir de deux siècles d’envoûtement extractiviste. Elle doit quitter les sous‑sols et cesser de viser le ciel pour regagner la terre.
Notes
- . « Drones are being used to haze birds away from the Berkeley Pit », Montana News, KRTV.com, 12 novembre 2018.[↩]
- Nora Saks, « Drones, Lasers and Cannons: Hazing Birds from the toxic Berkeley Pit », Montana Public Radio, 28 novembre 2017.[↩]
- M. Katie Tailer, Christopher P. Peck, Michael W. Calhoun, Robert F. West, Kyle J. James et Steven D. Siciliano, « Assessing Human Metal Accumulations in an Urban Superfund Site », Environ. Toxicol. Pharmacol., n° 54, septembre 2017, p. 112-119.[↩]
- Silver Bow Creek/Butte Area Superfund Site, United States Environmental Protection Agency, rapport, août 2021, p. 102.[↩]
- Eric Ralls, « 500,000 Abandoned Mines in US Are Like Ticking Time Bombs », earth.com, 31 août 2016.[↩]
- « Abandoned Mine Lands: Innovative Solutions for Restoring the Envi‑ ronment, Improving Safety and Creating Jobs », Marcilynn Burke (directrice adjointed du bureau de la gestion des territoires), Commission parlementaire de la Chambre des représentants sur les ressources naturelles et l’énergie, département de l’Intérieur des États‑Unis, 14 juillet 2011.[↩]
- Lucie Gosset, Rivières engravées à Thio, Nouvelle-Calédonie : vécus et attentes de la population, Projet IMMILA, mémoire, 2016, p. 78.[↩]
- Pour une analyse et une cartographie des problèmes de l’après‑mine en France, voir Celia Izoard, « Mines : l’héritage toxique de la France », Reporterre, juin 2022. L’association SystExt y a consacré une enquête de terrain critique et détaillée, disponible sur systext.org. Pour un état des lieux par des géologues du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), lire Géochronique, « L’après‑mine », n° 112, décembre 2009.[↩]
- Henri Seckel, « Dans l’Aude, la vallée de l’Orbiel minée par une pollution à l’arsenic », Le Monde, 5 décembre 2018.[↩]
- Sebastian Luckeneder, Stefan Giljum, Anke Schaffartzik, Victor Maus et Michael Tost, « Surge in Global Metal Mining Threatens Vulnerable Eco‑ systems », Global Environmental Change, n° 69, juillet 2021.[↩]
- Olivier Vidal, « Ressources minérales, progrès technologique et crois‑ sance », Temporalités, n° 28, 2018. Voir aussi International Energy Agency, The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions, rapport, mai 2021, p. 8.[↩]
- Olivier Vidal, « Ressources minérales, progrès technologique et croissance », art. cité (ce chiffre inclut la production de ciment).[↩]
- Sebastian Luckeneder, Stefan Giljum, Anke Schaffartzik, Victor Maus et Michael Tost, op. cit.[↩]
- Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, trad. E. Dobenesque, La Fabrique, 2020.[↩]
- Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin, Héritage et fermeture, Divergences, 2021. Le concept de « technologies zombies » a été développé par le physicien belge José Halloy ; elles reposent sur des ressources finies et se caractérisent par une durabilité minimale à l’état de marche et une durabilité maximale à l’état de déchet.[↩]
- Entre 2010 et 2022, Google se vante d’avoir signé « plus de 80 accords de production d’énergie bas carbone s’élevant à un total de 10 GW » pour alimenter ses centres de données.[↩]
- Olivier Lefebvre, Lettres aux ingénieurs qui doutent, L’Échappée, 2023.[↩]