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Entretien réalisé et traduit de l’anglais (Canada) par Pierre de Jouvancourt.
Francine McCarthy est professeure de sciences de la Terre à Brock University, au Canada, et membre associée au Muséum royal de l’Ontario. Son domaine de recherche est la micropaléontologie, c’est-à-dire l’étude des microorganismes comme traces de la mémoire terrestre.
Depuis 2019, elle est membre de l’Anthropocene Working Group, collectif de géologues en charge de proposer l’entrée formelle de l’Anthropocène comme unité de temps géologique. Si, à l’issue de plusieurs votes au sein d’institutions scientifiques, ce processus arrive à son terme, nous verrons apparaître l’Anthropocène dans l’échelle des temps géologiques.
Le lac Crawford a récemment été choisi parmi une douzaine de candidats pour représenter géologiquement l’entrée dans l’Anthropocène, c’est-à-dire en constituer ce qu’on nomme le « clou doré » (golden spike), ou, plus officiellement le « point stratotypique mondial ». Il s’agit d’un lieu de référence où l’on peut observer dans les dépôts un signal clair, synchrone et global d’une frontière dans le temps géologique entre époques, âges, éons…
Dans cet entretien, Francine McCarthy revient sur son parcours, sur son travail avec le lac Crawford et l’histoire particulière qu’il recèle.
Cela fait plusieurs décennies que vous exercez le métier de géologue. Quels étaient vos domaines de recherche avant votre implication dans l’Anthropocene Working Group ? Comment en êtes-vous venue à vous impliquer dans son travail ?
Durant ma carrière, j’ai surtout fait de la recherche en océanographie et en paléo-océanographie. Mais j’ai toujours eu une attirance naturelle pour les lacs, qu’ils soient grands ou petits : j’ai commencé ma carrière sur les lacs — mes études universitaires, avant la thèse, portaient dessus — et j’y suis revenue, en travaillant notamment sur le lac Crawford et le célèbre étang de Walden1, au cours des années 2010, mais sans jamais les abandonner complètement.
Une des principales raisons à cela était que je trouvais que les étudiant·es se sentent plus facilement concerné·es par leur terrain lorsqu’il et elles en sont physiquement proches et lorsque les matériaux peuvent être directement collectés, plutôt que de travailler sur des échantillons provenant d’un océan qu’on n’a jamais vu.
En 2018, Martin Head, qui était alors président de la Sous-Commission du Quaternaire a suggéré que le lac Crawford fasse partie des sites candidats pour l’Anthropocène. Définir en bonne et due forme un « clou d’or » de l’Anthropocène, c’est identifier un site qui aurait le potentiel de contenir un bon enregistrement des évolutions de l’atmosphère, des processus hydrologiques, etc., pour le milieu du XXe siècle. Ces sites devaient être analysés rapidement et par conséquent, il importait de se concentrer sur ceux qui étaient capables d’enregistrer les modifications du système Terre à une précision annuelle, ce qui est le cas du lac Crawford.
Me suis-je alors dit qu’on aurait là un site idéal ? Bien sûr ! C’était au début de l’année 2018. Cinq ans plus tard, le travail sur le « clou doré » de l’Anthropocène est achevé. Mais nous continuerons d’y travailler probablement jusqu’à ma mort, puisqu’il y a tellement de choses à y découvrir.
Pouvez-vous nous expliquer pourquoi le lac Crawford est si spécial ?
On savait depuis longtemps que le lac Crawford est méromictique, c’est-à-dire que ses eaux les plus profondes ne se mélangent pas avec les eaux plus hautes, et donc n’ont pas de contact avec l’atmosphère. Les lacs méromictiques sont relativement rares et une de leurs caractéristiques est d’être très profonds par rapport à leur surface. En somme, ils sont petits, mais très profonds, ce qui a pour conséquence d’empêcher le vent de mélanger les eaux jusqu’au fond, de sorte que ce dernier ne reçoit jamais l’oxygène de l’atmosphère.
Si vous vous renseignez au sujet des lacs méromictiques, en lisant des articles scientifiques, des livres, etc., vous apprenez que ces lacs ont un fond anoxique, c’est-à-dire dépourvu d’oxygène. Et c’est la raison pour laquelle de tels lacs sont des endroits très intéressants pour mener des études de paléolimonogie : le manque d’oxygène dans les eaux profondes empêche la vie de mélanger et déranger les sédiments. Ces derniers restent en place tels qu’ils sont tombés au fond.
Donc, s’agissant du lac Crawford, il n’y avait aucune raison d’en douter, jusqu’à ce que nous l’ayons mesuré. En réalité, les eaux profondes de ce lac ne sont pas anoxiques, ce qui fut une grande surprise ! Mais, pour autant, la sédimentation s’y déroule parfaitement… C’est la condition qui garantit un enregistrement de qualité, non seulement dans le passé, mais aussi dans le futur. Il est important d’avoir la certitude que, pour les dizaines de milliers d’années à venir, notre lac très profond va continuer à accumuler des couches annuelles sans perturbations.
Les recherches sur ce lac ont commencé il y a plusieurs dizaines d’années. Une jeune étudiante, Maria Boyko, a analysé les premiers carottages de sédiments. Il s’agit de belles successions de couches claires, foncées, claires, foncées, etc., qui correspondent à l’enchaînement de l’été et de l’hiver.
La jeune scientifique échantillonna alors ces couches annuelles, ces varves, et étudia les pollens de chaque année. Elle traversa ainsi ce que nous appelons la « Zone européenne », clairement identifiable dans tout l’est de l’Amérique du Nord, parce que nous commençons à voir de moins en moins de pollens d’arbres et de plus en plus de pollens d’ambroisie (ragweed), et d’autres herbes. C’est généralement le signe du mode d’occupation européen des sols : couper la forêt pour faire pousser des céréales et façonner le sol à la manière du pays natal, pour ainsi dire, contrairement à la forêt primaire, essentiellement associée aux peuples autochtones.
Une fois cet intervalle traversé, elle continua à descendre en analysant les sédiments plus anciens. Arrivée à une profondeur significativement en dessous de la Zone européenne, elle fut surprise de trouver, encore, des pollens d’herbes, et un peu d’ambroisie, et beaucoup de pollens qu’elle ne reconnaissait pas. Elle alla alors voir son directeur de mémoire pour lui demander de l’aide, et celui-ci lui répondit : « Tu es dans un muséum, profites-en pour consulter la collection de pollen, regarde toutes les planches jusqu’à ce que tu trouves ce que tu cherches ». Après avoir cherché, elle revint vers lui avec une planche de la collection de référence en la brandissant dans l’air et dit alors : « Il a dû y avoir des Indiens qui vivaient ici, parce que c’est du pollen de maïs ». Il se retourna vers elle et lui dit : « Ne crois-tu pas que si c’était le cas, quelqu’un d’autre l’aurait deviné avant toi ? ».
Maria ne se laissa pas décourager. Elle se rendit à la ferme la plus proche du lac, frappa à la porte et demanda au paysan s’il avait entendu parler de peuples premiers qui vivaient autrefois non loin de là. Il se mit à rire car, labourant le sol, il lui arrivait de trouver de petites pointes de flèche ou des morceaux de poterie et d’autres artefacts, en si grande quantité qu’il les stockait dans sa grange pour les offrir lorsqu’il manquait de bonbons pour Halloween. En revanche, il gardait pour lui les meilleures.
Après cet épisode, deux campagnes archéologiques eurent lieu durant les années 1970 et 1980. Plusieurs restes de maisons longues furent trouvés et deux d’entre elles reconstituées pour montrer comment ces gens vivaient. Une troisième est une galerie ultramoderne qui expose des artefacts anciens et des travaux d’artistes indigènes contemporains.
Nous retrouvons donc au lac Crawford cette histoire dans les sédiments eux-mêmes. Nous avons notamment un échantillon d’un mètre qui permet d’avoir sur le même enregistrement à la fois l’occupation indigène, la colonisation européenne et le début géologique de l’Anthropocène qui correspond au milieu du XXe siècle.
Le lac Crawford a été sélectionné par l’Anthropocene Working Group pour être le candidat au « clou doré » de l’Anthropocène. En tant que tel, il contient des signaux de modifications environnementales qui peuvent se retrouver sur toute la planète. Quels sont ces signaux ?
La chose qui a changé drastiquement est la composition chimique de l’atmosphère et la quantité de particules qui s’y trouvent. C’est-à-dire tout ce qui s’est retrouvé dans l’atmosphère suite à l’augmentation rapide de la population humaine et de la production industrielle : pots d’échappement, centrales, mines, industries, aciéries, etc. Chaque site présélectionné par l’AWG2, qu’il soit une tourbière, une calotte glaciaire, un lac, un fond océanique ou une barrière de corail, enregistre à sa manière ces modifications et y répond de façon différente. Mais la réponse au changement de composition de l’atmosphère et à l’augmentation d’aérosols se voit partout.
Les signaux les plus évidents sont le dioxyde de carbone (CO2) et le méthane (CH4), à savoir les gaz à effet de serre. Il y a certains sites qui les enregistrent très bien, comme la calotte glaciaire par exemple, qui préserve les petites bulles de l’atmosphère en les piégeant lors des précipitations de neige. Ces gaz sont aussi assez bien enregistrés par les coraux, mais ne le sont pas très bien au lac Crawford, car il s’agit d’un bassin calcaire. Cependant, nous avons un signal très clair de la composition d’azote. Mais notre meilleur enregistrement de la composition atmosphérique, ce sont les particules carbonées sphéroïdales3.
Au début, nous ne savions pas pourquoi le signal de ces particules était aussi net et aussi évident, à tel point que nous avions tout d’abord pensé qu’il s’agissait d’une erreur, car le lac Crawford est à première vue éloigné de toute pollution. Mais il ne m’a pas fallu longtemps pour résoudre ce problème, car le lac se trouve à proximité des vents dominants. Ces vents soufflent depuis l’Ouest, et là se trouve la ville industrielle d’Hamilton avec sa grande industrie d’acier. Afin de produire l’acier à partir du fer, vous devez brûler une vaste quantité de charbon. Or il n’y avait pas de régulation des émissions avant 1970, et la demande d’acier après la Seconde Guerre mondiale était énorme. D’où la très grande quantité de particules carbonées sphéroïdales émises depuis Hamilton à cette époque. Le lac Crawford a également bien enregistré les pluies acides. Au cours des années 1970, les pluies acides étaient un phénomène majeur en Amérique du Nord. Ces précipitations affectaient tout : des écosystèmes aquatiques aux statues de marbre, c’était énorme. Ainsi, bien que le lac Crawford se trouve dans un bassin calcaire, nous en constatons les effets, notamment parce que les eaux acides qui ont ruisselé sur les reliefs autour du lac ont emporté avec elles davantage de métaux que l’on retrouve dans ses sédiments.
Quel est le signal le plus clair que vous ayez au lac Crawford ?
C’est ce qui s’appelle « la Grande accélération », un moment qui a vraiment changé le système Terre.
Les armements nucléaires en font partie. Ils furent testés dans l’atmosphère à partir de 1945 jusqu’au début des années 1970. Nous avons des signaux qui sont des conséquences directes des retombées de ces tests comme le plutonium, le césium, etc. Et nous avons aussi l’impact indirect des bombes. Par exemple, lorsque les radiations atteignent la partie supérieure de l’atmosphère, cela crée du carbone 14. Nous avons ainsi obtenu d’excellents enregistrements de plutonium et de césium -137 au lac Crawford, exactement comme ce qu’on trouve dans les manuels. Ils commencent à être mesurables en 1947, atteignent leur maximum en 1964, puis décroissent. C’est comme si vous deviez tracer une telle courbe comme des modèles numériques le feraient. Et c’est exactement le résultat que nous avons obtenu. Dans presque tous les sites qui étaient candidats, le plutonium est le meilleur marqueur de la fin des années 1940 et du début des années 1950, c’est le marqueur principal de l’entrée dans l’Anthropocène.
Revenons à votre relation au lac Crawford. Vous avez aussi travaillé avec les peuples autochtones dans ce projet. Pouvez-vous nous expliquer la manière dont vous avez travaillé avec eux ?
En février 2019, lorsque nous sommes allé·es sur la glace, nous pensions que nous avions obtenu tout ce dont nous avions besoin. Mais il s’est avéré que nous avions besoin de deux forages supplémentaires, parce que la quantité de matière nécessaire pour les nombreuses analyses était simplement trop élevée : plutonium, azote, particules, carbone 14, etc. De plus, nous avions besoin d’archiver une carotte entière pour tenir le rôle de la section type du « clou doré ».
À cause de la pandémie, nous avons dû attendre 2022 pour lancer une nouvelle campagne de forage. J’ai alors rencontré Catherine Tammaro4, qui fait partie du clan de la Tortue et est une Ancienne (elder) Wyandotte. Elle est une descendante probable du peuple qui a construit ces maisons longues dont nous parlions tout à l’heure et elle y a exposé son travail d’artiste. Au cours de l’été, nous sommes allé·es la rencontrer avec plusieurs étudiant·es, que je considère comme des partenaires clés.
En discutant avec Catherine, mais aussi Monica Garvie, une étudiante autochtone en doctorat, je suis devenue bien plus consciente de la culture des peuples autochtones. Bien entendu, cela faisait longtemps que j’avais connaissance de ce qu’en disaient l’archéologie et l’ethnographie. Mais, jusqu’à ce moment, je n’avais pas eu l’opportunité d’interagir avec des descendant·es probables de ces peuples. Bien sûr, cela s’inscrit dans le contexte canadien, en particulier depuis les initiatives prises en faveur de la réconciliation avec les peuples autochtones par Justin Trudeau. Cela avait commencé avant, mais il s’y est engagé très fermement dans cette voie.
Grâce à cette situation de renouveau politique et à aux discussions avec l’Ancienne et la jeune indigène, il devint clair que nous devions faire un effort d’inclusion dans nos manières de travailler. Nous avons ainsi eu la chance d’avoir construit une solide entente avec Catherine et de sorte que, lorsqu’il fut temps de retourner au lac Crawford, nous avons demandé non seulement la permission à l’Agence pour la conservation5 qui était en charge de ce territoire, mais aussi aux représentant·es autochtones.
Comment cela s’est-il passé ?
En discutant avec Catherine, il est devenu clair que les carottages devraient être soumis à des conditions. En tant que représentante des Gardiens de l’Eau (Water Keepers), Catherine nous a soutenus à la condition que le travail soit réalisé d’une manière qui respecte la culture et les croyances autochtones, y compris celle selon laquelle le lac Crawford est un être vivant. Et cela a nécessité que certaines pratiques, y compris des cérémonies, soient mises en œuvre.
Quelles cérémonies, par exemple ?
Certaines cérémonies étaient réservées aux autochtones, y compris Catherine et Monica, alors que d’autres, comme une cérémonie de purification, pouvaient inclure un public plus large, dont l’équipe de recherche du lac Crawford. Au cours de l’hiver, Catherine n’était physiquement pas en mesure de marcher à travers la neige, donc elle a enseigné à Monica les pratiques de son peuple, le peuple Wyandot. D’origine Anishinabeg, la culture de Monica est différente, mais les pratiques se ressemblent.
Un jour avant le forage, lorsque nous sommes allé·es inspecter le site, nous l’avons aidé à rassembler des branches de cèdre et d’autres plantes qui étaient disponibles à cette saison. Le lendemain, elles étaient disposées sur la glace, autour des trois orifices que nous avions creusés pour le forage. Et pour chacun de ces trous, il y a eu plusieurs cérémonies réalisées par Monica, parfois en silence, parfois dans le langage autochtone. Nous n’avions pas la permission d’interagir, nous étions là pour observer et pour aider dans certaines étapes. Après le forage, une cérémonie destinée à soigner les blessures du lac était réalisée.
Je pensais que seule une dizaine de personnes viendraient, mais presque tout le monde est venu. Nous étions entre 30 et 40 personnes réunies dans une atmosphère très ouverte et respectueuse. C’est comme lorsque vous invitez quelqu’un à participer à une cérémonie d’une autre religion, vous espérez qu’il fera preuve de délicatesse, et ce fut vraiment le cas. Cela ajouta une dimension très spéciale à ce jour. Et je pense que cela aura une influence sur tout futur travail, non seulement au lac Crawford, mais aussi partout où il existe une présence autochtone. Je pense que toutes les personnes qui étaient présentes ce jour-là essaieront de faire preuve de respect et d’engagement.
Quel genre d’accord avez-vous passé avec les peuples autochtones ?
Début 2022, Catherine était catégorique sur le fait que le carottage constituait une blessure pour le lac. Mais puisque nous en avions besoin pour le « clou d’or », cela pouvait être acceptable si une cérémonie avait lieu. Selon l’accord que nous avons conclu — qui n’était pas écrit, il s’agissait d’une sorte de traité oral — aucun nouveau forage n’aurait lieu par la suite.
Depuis, Catherine, qui a intégré l’équipe de recherche, est devenue bien plus au fait de l’importance des travaux sur un « clou d’or » de l’Anthropocène et il s’avère que nous avons eu l’autorisation d’extraire de nouvelles carottes en avril 2023. Et je suis certaine que, si d’autres forages sont nécessaires pour ce but particulier, cela sera possible.
Depuis 1969, le lac a toujours été protégé par une administration dédiée à la conservation de la nature. Il n’y a pas de pêche, pas de baignade, et les activités y sont très restreintes. Et vous avez besoin de l’aval de l’Agence pour la conservation pour tout travail de terrain. Et l’étape supplémentaire nécessitant l’autorisation autochtone est une bonne chose. C’est tout bonnement quelque chose que nous devons cultiver, nous devons avoir la patience d’entrer en dialogue et de trouver une voie qui nous convienne mutuellement et de bien expliquer en quoi nos travaux pourraient être importants pour les enjeux plus généraux.
Catherine et moi étant des femmes d’un âge semblable, il nous est plus facile de ne pas nous braquer. Et je veux construire un dialogue de manière à ce que tout le monde en sorte satisfait, sans griefs. Il est vrai que cela prend du temps, mais je suis contente que nous le fassions. Je veux être en mesure de raconter cette histoire sans le sentiment de culpabilité de ne pas respecter leur culture. Je veux le faire de la manière la plus respectueuse possible.
Comme vous le savez, les géosciences ont leur héritage colonial, comme d’autres savoirs. Quelles leçons tirez-vous de cette expérience qui pourraient être utiles aux sciences de la Terre en général ?
Je suis membre associée au Musée Royal d’Ontario et mon bureau s’y trouvait même dans les années 1980. À cette époque, je parcourais souvent les galeries et je me souviens très clairement à quoi ressemblaient celles des peuples autochtones et à quoi ressemblait l’exposition du lac Crawford dans la galerie de botanique.
En regardant cette époque depuis mes yeux d’aujourd’hui, je ne peux que constater que le traitement des peuples autochtones rappelait une exposition zoologique. Au milieu des années 1980, ce n’est pas le sentiment que j’avais parce que nous n’avions pas la sensibilité qui nous le permettait. Pour nous, à cette époque, il s’agissait d’une très bonne exposition archéologique. Et dans la section sur le lac Crawford, on pouvait trouver des explications claires des artefacts, des pollens, etc., qui constituaient le matériau de cette histoire. C’était bien fait, mais cela restait indifférent aux gens en tant que peuple dont des descendants vivent encore de cette façon.
Il a toujours existé des frictions tribales entre ces groupes, mais j’étais frappée par l’existence de deux grandes puissances. En 1650, il y a eu un massacre perpétré par les Iroquois, ciblant des missionnaires et beaucoup d’autochtones. Celles et ceux qui restèrent furent enlevé·es et intégré·es aux Iroquois. Mais celles et ceux qui ont pris la fuite sont allé·es au Québec, en Ohio, ou encore beaucoup plus au Sud dans l’État de l’Oklahoma, qui se trouve près du Texas.
Cela est important parce qu’aucun·e des descendant·es du peuple qui a probablement construit les maisons longues du lac Crawford ne vit aujourd’hui à proximité. Et le peuple qui vit le plus près de ce lac aujourd’hui n’appartient pas à la culture qui a construit les maisons longues et qui a occupé la terre pendant des siècles. Comme vous le voyez, c’est une histoire très compliquée, au-delà de l’attribution du site aux bonnes personnes pour des raisons archéologiques ou de transmission…
Cela a aussi des conséquences avec la géologie de l’Anthropocène. Au cours d’un meeting avec l’Anthropocene Working Group, il y a eu des discussions sur les noms de l’Anthropocène parce que, par convention, les noms et les âges au sein d’une époque sont toujours donnés en fonction du lieu lui-même. Ainsi, comme le lac Crawford a été choisi comme candidat principal pour le « clou doré » de l’Anthropocène, on l’appellera le « Crawfordien », par exemple. Mais je me suis posée des questions à ce sujet, car entre-temps j’échangeais avec Catherine et d’autres personnes. Est-ce bien juste d’appeler ce site d’après une histoire coloniale d’un migrant écossais qui a acheté cette terre sur laquelle se trouvait le lac ? Ou devrions-nous nous organiser pour nous mettre d’accord sur un nom avec les différentes diasporas du site des maisons longues, provenant du Québec, de l’Ontario, de l’Ohio et de l’Oklahoma ?
Je me suis donc dit que je prendrais contact avec Catherine et j’essaierai de voir avec elle comment formuler un nom pour ce site. En effet, cela n’aurait-il pas été fantastique d’avoir un tel nom, dans son langage, au sein de l’échelle de temps géologique ?
Effectivement, cela constituerait un tournant symbolique et politique très significatif…
Elle a contacté les différents groupes qui s’étaient auparavant mis d’accord sur un nom qui pourrait ensuite être rendu public. Nous étions dans une certaine urgence, lorsque les représentant·es d’un des groupes de la Diaspora du lac Crawford ont été renouvelés et, du fait de leur opposition, l’accord est devenu caduc.
En fin de compte, il n’y aura pas de nom indigène pour le site, mais sachant que ce sont les effets environnementaux de l’Anthropocène du milieu du XXe siècle qui sont retenus comme marqueurs principaux, et qu’ils n’ont rien à avoir avec les peuples d’il y a 500 ans, il est peut-être préférable de prendre le nom d’un colonisateur qui a construit sur ce site une scierie durant la Révolution industrielle.
Cela demande de la patience, de la volonté de laisser la possibilité aux processus d’avoir lieu sans votre interférence. Tenir compte des nécessités scientifiques, notamment celle de la rapidité, et avoir de ce fait les mains liées, tout en attendant qu’un consensus se forme entre des gens, c’est réellement frustrant. Les peuples autochtones parlent de la « pluralité des manières de connaître » (multiple ways of knowing). Je comprends cela comme une invitation à ne pas imposer nos propres manières lorsqu’il s’agit de quelque chose qui leur appartient. C’est quelque chose d’important.
Mais, en même temps, en impliquant Catherine dans notre équipe et cette aventure du « clou doré », elle a acquis une compréhension bien plus détaillée des aspects scientifiques de l’Anthropocène, et du sens que cela pourrait avoir pour son peuple. Sa réaction initiale a été de dire que nous avions fait assez de mal au lac : nous aurions pu nous contenter de ne plus entretenir de relation, mais nous sommes revenu·es.
Ce n’était pas aisé, j’aurais pu décider de simplement prendre ce dont nous avions besoin, avec mon équipe. Mais, au final, c’était réellement magique de voir ces scientifiques participer à une cérémonie de purification, donnant du temps à des branches de cèdre, du thé, des incantations, etc. C’était impressionnant et je pense que de nombreuses personnes — dont beaucoup étaient jeunes — porteront avec elles cette mémoire dans le futur, et auront au moins cette attention qui consiste à se demander s’il y a des gens avec qui collaborer.
Notes
- Étang au bord duquel s’est installé le philosophe Henry David Thoreau, NDT.[↩]
- Douze sites, initialement, NDT[↩]
- PSC ou, en anglais, spheroidal carbonaceous particles (SCPs), NDT[↩]
- Voir son site : https://catherinetammaro.com/[↩]
- Ou Conservation Authority, institution unique à l’État d’Ontario et dont le but est de prendre en charge les questions de conservation de la nature, NDT[↩]