Extraits de Jean-François Delhom, Glace : dans le ventre des glaciers, Éditions Favre, 2023.
Requiem pour les glaciers : j’aurais pu donner ce titre à mon livre, un titre accrocheur aux yeux de ceux pour qui le drame fait vendre. Mais la fonte des glaciers n’est pas le thème de cet ouvrage, ni son prétexte, ni même son urgence, ou seulement par la bande. Mon livre s’apparente avant tout à ce qu’en littérature on appelle un exercice d’admiration. Ce n’est pas un panégyrique même si c’est déjà une archive, car la plupart des grottes que j’ai photographiées ont disparu ou se sont métamorphosées ; c’est de leur nature d’être éphémères. Si je vous dis «fleur», vous n’allez penser ni au bouton, ni à la plante fanée, mais à ce feu d’artifice qu’est l’éclosion de l’élégante. Bien sûr, il y aura encore des fleurs dans cinquante ans alors que la majorité de nos glaciers auront disparu. On ne peut s’empêcher de se faire rattraper par la tristesse. Et par la colère quand on prend conscience que ce sont nos gaz à effets de serre qui sont les principaux responsables de cette disparition, quoi qu’en disent les climato-négationnistes. Colère et tristesse je ne vous congédie pas, vous êtes la sève de mes textes. Mais pour mes images, je choisis le parti pris des choses. Car je refuse de censurer la beauté comme tant de nos commissaires d’art contemporain le réclament au nom d’un désenchantement qu’ils semblent chérir comme une ultime lucidité. Le ressassement du négatif est devenu leur simulacre de bonne conscience tandis que l’amour désintéressé de la beauté se fait passer pour mièvre. Qu’ils soient cyniques ou au contraire militants, ce laid, ce banal et ce douloureux du monde qui les occupe de façon si exclusive, ils le vénèrent comme « le réel ». Pourtant, le positif n’est pas moins réel que le négatif et il mérite tout autant notre intérêt. C’est ce que les contemplatifs ont compris. Je m’inspire de Jacques Ellul pour considérer que l’attitude contemplative possède une dimension subversive à l’égard de notre société petite-bourgeoise, technicienne et capitaliste qui réclame en toute chose fonction, performance et rendement. C’est d’ailleurs parce que l’homo œconomicus est incapable de contemplation qu’il est en train de détruire notre planète. L’homme de demain sera contemplatif ou ne sera pas.
Certains amoureux de la nature voudraient qu’on la protège par le secret. « Vous allez amener la foule avec vos publications » disent ces amateurs d’exclusivité. Je leur donnerais presque raison. Moi non plus je n’aime guère la foule – ni les privilèges. Comment trancher ? À vrai dire, le temps a déjà tranché. Si vous vous rendez sur les zones que j’ai photographiées, vous n’y verrez plus que de la caillasse, le glacier s’est retiré. Plus de grotte, plus de moule. Je pourrais indiquer les coordonnées GPS de la plupart des entrées de cavités afin que vous alliez mettre des fleurs sur les tombes des glaces disparues. Si l’on veut me reprocher de stimuler le tourisme, ne vous attendez pas à autre chose qu’à un tourisme funéraire.
Mon livre n’est pas un guide touristique. S’il peut être qualifié de « reportage poétique », encore faut-il préciser le sens de cette formulation qui ne va pas de soi. Montrer l’admirable ne me suffit guère, c’est la capacité d’admirer que je cherche à stimuler. La consommation passe par le culte de l’objet ; la contemplation passe par la sensibilisation du sujet. Si nous voulons que nos glaciers ne soient pas jetés comme le sont nos consommables, il ne faut pas les « faire » comme d’aucuns « font » le Mont Blanc, coche ostentatoire sur un palmarès. Il faut les honorer. C’est pourquoi, je ne suis pas attiré par les sommets et les belvédères. Je ne m’intéresse pas aux panoramas, situations panoptiques où le point-de-vue est le même pour tous ceux qui viennent occuper ce centre, quelques fois standardisé par une table d’orientation, ou marqué du symbole « protecteur » du drapeau ou de la croix. Je m’intéresse à cette aptitude qu’est le regard, lequel requiert tantôt que l’on s’approche, tantôt que l’on prenne du recul, rarement que l’on surplombe. J’aime pouvoir faire demi-tour, changer de programme. Ma destination n’est pas un but mais un prétexte. Je n’ai pas besoin d’atteindre ma cible, je n’ai pas de cible. Je suis celui qui louvoie, je suis celui qui s’attarde.
C’est le guide Edelbert Kummer qui nous a indiqué cette zone qu’il nomme Chatzulecher. Nous y avons exploré 4 cavités. Cette grande salle dont l’entrée principale était effondrée (nous y sommes entrés par un petit passage latéral) était arrosée par une cascade venue du plafond. Cela signifie qu’en surface une bédière se perd dans un petit moulin dont nous voyons par dessous l’arrivée.
Réseau sous-glaciaire latéral par rapport à la calotte glaciaire principale. Nous sommes en rive droite du glacier. Depuis un premier tunnel, nous voyons un deuxième tunnel. La hauteur de plafond est d’environ 3m sur toute sa longueur.
Concrétions de neige au fond du porche d’entrée supérieur du réseau. En rampant, on débouche sur la galerie principale qui descend sur 200m pour rejoindre l’entrée inférieure. Ici, le courant d’air a fait danser la neige.
Il faisait assez chaud à l’extérieur pour que de l’eau de fonte s’écoule dans le courant d’air glacial de cette galerie. L’écoulement tremblotant a formé des bourgeonnements en épis. La plus haute de ces concrétions faisait environ 120cm.
Je suis dans une salle d’effondrements de blocs entre deux galeries. Le jour à travers le plafond peu épais apporte une lumière en croissant de lune.