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« En examinant l’évolution de l’humanité au cours des derniers millénaires, une extraterrestre [sic] observerait au début du XXIe siècle une convergence de tendances aussi fascinante qu’inquiétante ».
Sam Myers et Howard Frumkin, 2022,
Santé planétaire. Soigner le vivant pour soigner notre santé, p. 128.
La santé humaine est inextricablement liée à celle de la planète. Tel est le constat fondateur du paradigme de la « Santé Planétaire », qui s’est imposé ces dernières années comme l’une des tentatives les plus ambitieuses d’articuler la question de la santé mondiale et la question écologique. À l’initiative de la Fondation Rockefeller et de la revue médicale britannique The Lancet, le paradigme voit officiellement le jour en 2015, avec la publication du rapport fondateur Safeguarding Human Health in the Anthropocene Epoch1 (Protéger la santé humaine à l’ère de l’Anthropocène). Prenant acte de cette nouvelle ère que constitue l’anthropocène, les auteur·ices plaident dans ce rapport pour une redéfinition des principes de la santé publique autour de la prise en compte des limites écologiques de la planète. Élargir le champ de la santé publique qui s’était jusque-là traditionnellement concentrée sur la santé des populations humaines sans nécessairement tenir compte de leurs liens avec l’environnement et les écosystèmes, constitue l’objectif principal poursuivi par les tenants de ce paradigme.
La « Santé Planétaire » rencontre ces dernières années un intérêt académique important et connaît une popularité croissante, se diffusant avec la parution d’ouvrages grand public comme celui de Samuel Myers et Howard Frumkin2 récemment traduit en français qui a bénéficié d’une couverture médiatique enthousiaste3. La question se pose pourtant de savoir si cette « Santé Planétaire » constitue et formule une réponse à la hauteur des enjeux écologiques, sociaux et sanitaires de notre temps. En nous appuyant sur l’ouvrage coordonné par Myers et Frumkin, mais plus fondamentalement en revenant aux sources du paradigme à travers un examen de son rapport fondateur, nous souhaitons montrer dans cet article que, en dépit de ses bonnes intentions, la Santé Planétaire constitue une forme de santé extra-terrestre qui s’oppose à l’institution d’une santé réellement ancrée dans les conditions de vie sociales et écologiques concrètes4.
Si le paradigme a le mérite de réencastrer la question de la santé humaine dans la perspective de l’anthropocène, il s’appuie en effet sur une conception dépolitisée de celui-ci, qui occulte la responsabilité du modèle capitaliste et extractiviste dans la crise globale et écologique contemporaine. Une telle conception conduit ses défenseur·euses à promouvoir des solutions essentiellement basées sur la financiarisation et la gestion technoscientifique de la nature, du vivant et de la santé humaine, pourtant précisément en cause dans la dégradation des écosystèmes et des conditions de vie à l’origine de l’anthropocène. En définitive, le paradigme de la Santé Planétaire incline à une vision surplombante (l’image récurrente de la terre vue par les astronautes de la mission Apollo en est une bonne illustration), qui pousse à vouloir piloter le système terre à la manière d’un ingénieur pour en maximiser le potentiel.
Les promesses de la Santé Planétaire
L’approche Planetary Health est le fruit d’une commission qui s’est tenue en 2014 au Bellagio Center de la Fondation Rockefeller en Italie et qui a rassemblé une quinzaine de chercheur·euses et décideur·euses politiques issus de domaines très variés, allant de la médecine à la biodiversité, dont Samuel Myers co-auteur de l’ouvrage Santé planétaire. L’ambition de ses inspirateur·ices était alors d’inaugurer un nouveau champ de la santé publique, qui ne séparerait plus la santé humaine de la santé de la planète. La Santé Planétaire est ainsi définie comme « la santé de la civilisation humaine et de l’état des systèmes naturels dont elle dépend5 ». Cette conception élargie de la santé n’est pas entièrement nouvelle. Elle s’inscrit dans la lignée d’efforts déployés depuis plusieurs décennies et dont l’initiative One Health a représenté une avancée majeure lors de sa création au début des années 2000.
One Health désigne « les efforts de collaboration de multiples disciplines travaillant aux niveaux local, national et mondial pour atteindre une santé optimale pour les personnes, les animaux et notre environnement », comme le précise la One Health Initiative Task Force6. Cette approche a permis d’intégrer des corpus de connaissances qui n’étaient jusqu’alors pas liés à la santé humaine, notamment la santé vétérinaire et la santé environnementale. Les recherches One Health se sont concentrées en majeure partie sur les zoonoses et les relations entre la santé humaine et les animaux sauvages et domestiques. L’objectif principal poursuivi par cette initiative est de mieux gérer les maladies émergentes présentant un risque de pandémie, notamment en considérant les animaux comme des vecteurs de maladies et donc comme des sources de risque pour l’environnement humain. Si One Health promeut la collaboration entre diverses communautés scientifiques, elle reste toutefois fortement dominée par les sciences vétérinaires et médicales. Elle a ainsi été critiquée pour son anthropocentrisme, sa focalisation disproportionnée sur la santé humaine, le manque d’intégration des approches écologiques et sa vision négative de la nature (souvent présentée comme un réservoir de pathogènes), autant d’éléments qui reproduisent l’idée que l’humanité devrait se protéger et s’extraire de la nature.
Reprenant certains aspects de l’approche One Health, le paradigme Planetary Health s’en distingue par un effort supplémentaire d’élargissement de la compréhension de la santé aux questions soulevées par les changements climatiques et l’épuisement des ressources naturelles. Alors que One Health est né en réponse à la menace de pandémies causées par les virus du SRAS et de la grippe aviaire au début des années 2000, le paradigme de la Santé Planétaire est quant à lui apparu en réponse à l’aggravation considérable de la « crise environnementale » due à la pression exercée par les activités humaines sur la planète. En d’autres termes, le paradigme de la Santé Planétaire se distingue par son effort de refonte de la santé en relation avec cette nouvelle ère géologique instable que constitue l’anthropocène, ainsi que le précise le rapport fondateur Safeguarding Human Health in the Anthropocene Epoch (Protéger la santé humaine à l’ère de l’Anthropocène): « Le concept de santé planétaire repose sur l’idée que la santé et la civilisation humaines dépendent de systèmes naturels florissants et d’une gestion avisée de ces systèmes naturels7 ».
Publié en 2015 et constituant l’écrit de référence du paradigme de la Santé Planétaire, le rapport reconnaît la relation paradoxale entre les progrès majeurs réalisés en matière de biomédecine et de santé publique depuis les années 1950 et la pression exercée sur le système biophysique de la Terre, qui a conduit à la dégradation des écosystèmes au-delà des conditions viables. Les auteur·ices avertissent que les gains globaux en matière de santé réalisés au cours des dernières décennies risquent d’être réduits à néant par les conséquences délétères des changements environnementaux :
« Nous avons hypothéqué la santé des générations futures pour réaliser des gains économiques et de développement dans le présent. En exploitant de manière non durable les ressources de la nature, la civilisation humaine s’est épanouie, mais elle risque maintenant d’avoir des effets considérables sur la santé en raison de la dégradation des systèmes de maintien de la vie et de la nature pour l’avenir. »
Ibid., p. 1973
Le rapport plaide en ce sens pour une meilleure prise en compte de la dépendance de l’humanité à l’égard de l’environnement naturel et de son rôle crucial dans le développement et le bien-être humain. Cela nécessite tout d’abord une compréhension plus large de la santé et des sociétés humaines, qui ne doivent plus être conçues en dehors de leur appartenance à la nature et aux vivants : « Les systèmes naturels n’existent pas sans les systèmes sociaux et réciproquement, les systèmes sociaux ne peuvent pas exister totalement isolés de la nature. Ces systèmes sont véritablement interconnectés et coévoluent à travers les échelles spatiales et temporelles8 ». Cette prise en compte de la dépendance de l’humanité à l’égard de l’environnement naturel conduit ensuite les auteur·ices à une redéfinition de l’engagement moral de la santé mondiale en faveur de la protection des générations humaines futures :
« Plusieurs théoriciens de la justice ont avancé l’idée que la génération actuelle a le devoir moral de protéger la santé et le bien-être des générations futures, au motif que les droits fondamentaux des personnes à venir comprennent la santé, la subsistance et la survie, qui pourraient être violés par des hausses importantes de température et d’autres changements environnementaux. »
Ibid, p. 2007
La Santé Planétaire reconnaît donc la tension entre le développement économique des sociétés et la santé humaine, non seulement en termes spatiaux, mais aussi en termes temporels, en relation à l’avenir. Le temps humain est alors mis en perspective avec le temps plus général de la planète et de ses limites.
Une vision désocialisée et dépolitisée de l’anthropocène
En mobilisant la notion d’anthropocène comme « le nom proposé pour une nouvelle époque géologique délimitée comme le moment où les activités humaines ont commencé à avoir un effet global substantiel sur les systèmes de la Terre8 », le rapport sur la Santé Planétaire souligne la gravité de la situation écologique actuelle tout en reconnaissant l’implication humaine dans cette situation. Toutefois, la conception de l’anthropocène sur laquelle repose le paradigme s’avère problématique. Largement dominé par les sciences naturelles, le rapport s’appuie sur le fameux modèle de gouvernance des « Limites planétaires9 », qui mesure les effets anthropogéniques dans un système quantifiable contenant neuf frontières délimitées par rapport à l’ère préindustrielle (l’Holocène), dans le but de définir un « safe operating space » pour le développement de l’humanité. Comme le résument les auteur·ices de l’article sur les limites planétaires : « [celles-ci] définissent, pour ainsi dire, les limites du “ terrain de jeu planétaire ” pour l’humanité si nous voulons être sûrs d’éviter un changement environnemental majeur induit par l’homme à l’échelle mondiale10 ».
Issue des sciences naturelles, cette conception de l’anthropocène est tout sauf neutre. Comme l’ont mis en évidence de nombreuses voix critiques11, elle ouvre la voie à un récit global au sein duquel l’humanité, prise comme un tout et comme une force géologique uniforme, est placée en vis-à-vis d’une planète considérée comme un ensemble de systèmes. Cette vision désincarnée dessine les contours d’un « imaginaire planétaire » (celui de l’astronaute) à la fois universalisant et surplombant qui tend à effacer les manifestations géographiques et sociales très différenciées de l’anthropocène, en particulier sur les cultures non occidentales, qui sont les premières touchées par le changement climatique. Comme le souligne d’ailleurs Baumgardner dans sa recension de l’ouvrage de Myers et Frumkin : « Sur les 50 contributions d’auteurs aux principaux chapitres de l’ouvrage, seules 15 proviennent de femmes et deux d’experts d’institutions situées dans des pays à revenu faible ou intermédiaire12 ». Le paradigme de la Santé Planétaire est donc construit majoritairement au Nord par des chercheurs du Nord.
La conception de l’anthropocène sur laquelle s’appuie le paradigme de la Santé Planétaire occulte également les causes historiques et politiques profondes des bouleversements planétaires à l’origine de cette nouvelle ère. Plus précisément, elle efface la responsabilité du modèle productiviste et extractiviste capitaliste et la relation instrumentale à la nature et au vivant qui l’accompagne. Ainsi, le rapport agrège de nombreuses actions humaines toxiques, telles que la déforestation, l’extinction des espèces et la pollution environnementale, mais toujours pour appuyer la responsabilité d’une humanité érigée en force géologique globale. En d’autres termes, comme le soutiennent à juste titre Farman et Rottenburg, le paradigme de la Santé Planétaire exclut entièrement de sa conception de l’anthropocène le lien intime de cette époque avec le capitalisme :
« Qui a hypothéqué l’avenir ? Quel est le niveau de développement actuel ? La santé future de qui ? Bien que la distribution disproportionnée des dommages externalisés aux pauvres du monde entier soit évoquée (et qu’un article d’opinion indépendant publié dans la revue pointe vaguement du doigt le “ néolibéralisme et les forces transnationales13 ”), les rapports officiels s’abstiennent même de mentionner le capitalisme, la surconsommation, l’extractivisme, les profits des entreprises, ou les guerres et la militarisation14. »
Farman et Rottenburg (2019), « Measures of future health, from the nonhuman to the planetary: An introductory essay »
Ce n’est pas l’humanité au sens générique et abstrait du terme qui est responsable de la dévastation écologique contemporaine, mais le modèle de société capitaliste centré sur la croissance illimitée, l’extractivisme et l’exploitation toujours plus intensive des ressources naturelles qui est à incriminer. C’est d’ailleurs bien pourquoi il apparaît plus pertinent de parler de « capitalocène », comme le martèlent depuis plusieurs années nombre de chercheur·euses15. Incriminer l’humanité revient à masquer la responsabilité du modèle productiviste occidental. Il est à cet égard significatif que le terme « capitalisme » ne soit mentionné en tout et pour tout qu’à trois reprises dans l’ouvrage Santé Planétaire coordonnée par Myers et Frumkin. En définitive, cette conception dépolitisée et désocialisée de l’anthropocène sur laquelle se base le paradigme de la Santé Planétaire pousse ses promoteur·ices à plaider pour un modèle d’action orienté non pas vers la remise en cause politique et écologique de notre monde, mais plutôt vers sa « résilience », grâce à la finance et aux technosciences.
Capitaliser sur la nature : la résilience par la finance
Si le rapport Planetary Health ne fait qu’introduire l’idée d’utiliser la finance pour améliorer la santé mondiale, de nombreux travaux publiés par la suite, notamment le rapport Milken16, présentent la finance et l’utilisation du capital comme des leviers d’action essentiels pour faire avancer la Santé Planétaire. L’ouvrage de Myers et Frumkin pointe aussi dans cette direction, plusieurs de ses auteur·ices ayant participé au « Natural Capital Protocol », une initiative qui vise à conseiller les entreprises, les institutions financières et les gouvernements en envisageant leurs impacts sur la nature, définie comme un capital économique. La mobilisation de capitaux philanthropiques est suggérée comme étant essentielle à la mise en œuvre de solutions fondées sur la Santé Planétaire. Mais d’autres types de mobilisation de capitaux sont également mis en avant, notamment via le système financier mondialisé. Le rapport du secrétariat du Conseil économique de la Fondation Rockefeller sur la Santé Planétaire est d’ailleurs entièrement consacré à son intégration dans le système financier mondial17. Ce rapport souligne que la Santé Planétaire doit mobiliser une nouvelle source de capitaux — le secteur de l’impact financing (ou de l’innovating financing) — si elle veut atteindre les Objectifs de développement durable des Nations Unies.
Dans ce contexte, l’application concrète de Planetary Health passe par son découpage en un ensemble d’actifs financiers, réunis par la Fondation Rockefeller au sein d’un portefeuille éco-responsable nommé le « Zero Gap folio » :
L’une des valeurs fondamentales de Zero Gap est que la finance peut être un outil puissant au service du bien. Imaginez une obligation de résilience forestière investissant dans la prévention des incendies de forêt en Californie, un micro-prélèvement créant un flux de financement stable pour soulager la malnutrition en Afrique, ou une assurance exploitée non seulement pour répondre à la prochaine crise d’Ebola, mais aussi pour assurer une meilleure préparation aux épidémies18.
Dans le portefeuille de Zero Gap, on peut ainsi retrouver le « Forest Resilience Impact Bond19 », qui vise à lever des fonds auprès d’investisseur·euses privé·es pour financer la restauration des forêts et ainsi réduire l’intensité et la fréquence des incendies ; le « Catastrophes Bonds », dont le principe est d’encourager les prêts des institutions de microfinance pour alléger le fardeau des pays africains touchés par des catastrophes climatiques de plus en plus dévastatrices20 ; ou encore le « African Outbreak and Epidemic Insurance » qui a pour finalité d’aider les pays africains à contenir la propagation des virus dès les premiers signes d’émergence d’une maladie21.
Dans ce modèle de marché de la Santé Planétaire, les risques environnementaux et sanitaires sont redéfinis comme des marchandises et des représentations abstraites sur lesquelles la spéculation et la prise de risque financier sont encouragées afin de créer un marché de produits dérivés22. Présentée comme une solution « gagnant-gagnant », cette financiarisation permettrait, selon ses promoteurs, de contribuer à la protection de l’environnement et de promouvoir la santé planétaire (en attribuant une valeur aux services écosystémiques) tout en favorisant la croissance économique (en créant de nouveaux actifs commercialisables). En réalité, en liant les enjeux environnementaux et sanitaires à la croissance économique, ces solutions financières bloquent la mise en place d’une véritable santé écologique qui nécessite précisément l’inverse : s’affranchir du raisonnement financier qui conduit à un extractivisme et à une exploitation toujours plus importante des ressources de la planète23.
L’ingénierie du vivant : l’adaptation par les technosciences
La financiarisation de l’environnement au cœur de la Santé Planétaire est inséparable de sa relation instrumentale problématique à la nature et au monde vivant. Avec la finance, les technosciences constituent en effet des outils privilégiés d’action de la Santé Planétaire pour exploiter et faire fructifier la nature et le vivant. Dans le chapitre de l’ouvrage « Santé Planétaire » consacré à l’alimentation et à la nutrition, Sam Myers met bien en évidence la perte de qualité nutritive des aliments liée à une atmosphère enrichie en CO2. Toutefois, dans les solutions qu’il propose, même s’il prône une troisième voie intégrant agroécologie et innovations technoscientifiques, ce sont ces dernières, celles de « l’agriculture de précision » et des techniques de génie génétique, qui tendent à prévaloir. « L’innovation, souligne-t-il, sera indispensable pour remédier aux répercussions des changements environnementaux sur la qualité et la quantité de nourriture que nous obtiendrons24 ». Les déterminants politiques de la malnutrition sur la planète se trouvent ainsi invisibilisés sous une vision agroalimentaire technicienne.
Le rapport Safeguarding Human Health in the Anthropocene Epoch affirme plus encore explicitement sa foi dans la capacité des technosciences à optimiser les organismes vivants et à repousser leurs limites. Le recours aux biotechnologies évoqué pour améliorer les semences est à cet égard éloquent : « L’innovation est une composante importante de chacune de ces stratégies d’intensification agricole durable. Par exemple, la performance des plantes peut être améliorée par la sélection moléculaire, l’utilisation de plantes compagnes et la modification génétique25 ». Dans cette perspective, les fameuses « limites planétaires » à la base du paradigme de la Santé Planétaire, apparaissent en définitive moins comme des limites à ne pas dépasser que comme de nouvelles opportunités pour développer des innovations technoscientifiques et biotechnologiques26.
Une autre illustration de ce rapport instrumental au vivant est la modification génétique des organismes vivants, comme les moustiques, pour prévenir les maladies chez l’humain. Les fondations philanthropiques gravitant autour de la Santé Planétaire, comme la Fondation Bill et Melinda Gates, développent des projets ambitieux de modification génétique de l’environnement et des organismes vivants pour tenter de trouver des solutions aux problèmes de santé mondiaux. Contrairement aux OGM qui, jusqu’à présent, ont été conçus pour une utilisation confinée dans la production agricole, les « gene drive organisms » sont expressément conçus pour être disséminés intentionnellement dans la nature. Des groupes comme le Target Malaria, un consortium de recherche à but non lucratif dirigé par l’Imperial College London et financé à hauteur de 75 millions de dollars par la Fondation Bill et Melinda Gates27, affirment ainsi que le déploiement de moustiques modifiés en Afrique pourrait aider à contrôler l’une des principales causes de mortalité dans le monde : le paludisme.
De tels projets biotechnologiques ne sont pas seulement spectaculaires ; ils soulèvent plus fondamentalement la question du rapport problématique au monde vivant qui sous-tend le paradigme de la Santé Planétaire. Loin de percevoir le monde vivant (qu’il soit humain ou non) avec ses propres limites qui doivent être écologiquement respectées, de tels projets visant à modifier génétiquement le vivant pour améliorer la santé contribuent en fait à effacer toute limite dans une sorte d’indifférenciation biotechnologique globale28. Comme le souligne Geneviève Azam, c’est précisément dans cette indistinction et ce mélange biotechnologique des genres que « les responsabilités humaines se brouillent et s’annulent par [techno]naturalisation29 ». À travers cette redéfinition technoscientifique des limites planétaires, Planetary Health, sous couvert de « soigner le vivant pour soigner notre santé », réussit finalement le tour de force de refaçonner la planète à la hauteur des ambitions du système.
Pour une Santé Terrestre
Le paradigme de la Santé Planétaire constitue ces dernières années une tentative ambitieuse de redéfinir la santé au-delà de l’humain, mettant à l’avant-plan la nécessité de repenser la santé humaine dans son lien inextricable avec celle de la planète. Toutefois, en s’appuyant sur une conception scientiste et dépolitisée de l’anthropocène qui ne tient pas compte des ravages productivistes à l’origine de la dégradation de nos vies et de nos corps, Planetary Health s’avère foncièrement problématique. Plutôt que de repenser la question essentielle des limites, il conduit à vouloir les repousser à travers une résilience techno-financière qui célèbre notre capacité à sortir de la crise grâce à un nouveau cycle d’accumulation capitaliste. La Santé Planétaire participe de ce point de vue de cette « magie planétaire » que le chercheur Alf Hornborg définit comme « cette forme de fétichisme qui permet aux processus d’appropriation de se dérouler avec l’apparence du normal et de l’inéluctable30 ». À l’image du projet Manhattan de la transition écologique31, la Santé Planétaire incarne à maints égards le nouveau visage de la gouvernementalité de la santé à l’ère du capitalocène. Elle matérialise la santé globale du système au temps des changements climatiques.
À l’encontre de la conception extra-terrestre de la santé promue par le paradigme de la Santé Planétaire, il apparaît nécessaire d’opposer ce que nous proposons d’appeler une « Santé Terrestre ». Celle-ci exige d’abord et avant tout de remettre en cause le modèle de société capitaliste et industriel. Si la détérioration de la santé humaine est intimement liée à celle de la planète, toutes deux ont partie liée avec le modèle productiviste et extractiviste capitaliste qui repose sur l’exploitation et la dégradation toujours plus exacerbées de la vie et des « ressources » naturelles. Promouvoir une santé réellement terrestre doit conduire en ce sens à une critique radicale des grands projets technoscientifiques globalisés, et même à les « désarmer », comme nous y invitent en France les Soulèvements de la Terre. Redonner à la santé l’ancrage terrestre qui est le sien implique aussi de la repenser et de l’instituer depuis les milieux et les territoires de vie, et non pas en surplomb d’eux. Il s’agit ici de prendre au sérieux l’intrication de la santé humaine et celle de la planète, non pas comme des systèmes en interaction qu’il s’agirait de piloter d’en haut, mais comme un ensemble de relations, de tissages et d’enchevêtrements complexes et fragiles qui co-définissent les êtres vivants, humains et non-humains. Une Santé Terrestre ne peut être de ce point de vue qu’une santé pensée comme une relation de soin, d’attentions et de sensibilités partagées.
Sur Terrestres, lire Camille Besombes, « Réensauvagements : vers une conception écologique et relationnelle de la santé », juin 2020.
Cette refondation écologique de la santé doit enfin se concrétiser à travers l’institution d’une réelle « démocratie terrestre32 », contre le modèle surplombant et technocratique de la Santé Planétaire. Appliquer l’hypothèse biorégionaliste33 à la santé, qui dessinerait les contours de « territoires de santé partagée34 », pourrait à cet égard constituer une manière féconde et résolument démocratique d’articuler la santé des communautés humaines aux environnements écologiques qui les soutiennent. Les alliances ayant permis la reconnaissance juridique de la Pachamama en Équateur ou du fleuve Wanganui en Nouvelle-Zélande sont également des prémisses concrètes de l’institution de « conseils terrestres35 » qui permettent d’« organiser la vie autour de communs qui ne soient pas seulement conçus par et pour les humains, mais qui prennent en compte tous les êtres qui font et habitent un lieu36. » Articulant les épistémologies critiques du Nord et les épistémologies du Sud37, ces perspectives sont autant de manières de revitaliser le combat démocratique tout en contribuant à rendre collectivement le monde plus habitable, c’est-à-dire plus en santé.
Image de couverture — Levée de Terre depuis la Lune lors de la mission Apollo 17 de décembre 1972, NASA.
Notes
- Whitmee, S., Haines, A., Beyrer, C., Boltz, F., Capon, A. G., Ferreira de Souza Dias, B., Ezeh, A., Frumkin, H., Gong, P., Head, P., Horton, R., Mace, M.G., Marten, R., Myers, S.S., Nishtar, S., Osofsky, S. A., Pattanayak, S. K, Pongsiri, M. J., Romanelli C., Soucat, A., Vega J. and Yach, D. (2015). Safeguarding Human Health in the Anthropocene Epoch: Report of the Rockefeller Foundation–Lancet Commission on Planetary Health. Lancet, 386(10007), 1973–2028. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(15)60901-1[↩]
- Myers S. & Frumkin H. (2022) Santé planétaire : Soigner le vivant pour soigner notre santé, Rue de l’Échiquier.[↩]
- Voir à ce sujet l’article de Coralie Schaub, « La santé planétaire un concept transdisciplinaire pour résoudre la crise écologique », paru dans le journal Libération le 22 octobre 2022, ainsi que la petite recension du livre dans Le Monde diplomatique du mois de mai 2023.[↩]
- En complément des analyses proposées dans cet article, on pourra se référer à David PM, Le Dévédec N, Alary A. “Pandemics in the age of the Anthropocene: Is ‘planetary health’ the answer?”, Glob Public Health. 2021;16(8-9):1141-1154, https://doi.org/10.1080/17441692.2021.1893372[↩]
- Whitmee et al., (2015), Op. Cit., p. 1978[↩]
- One Health Initiative Task Force (OHITF). (2008, July 15.) One Health: A New Professional Imperative. American Veterinary Medical Association, https://www.avma.org/sites/default/files/resources/onehealth_final.pdf[↩]
- Whitmee et al., (2015), Op. Cit. p. 1974.[↩]
- Ibid, p. 1975[↩][↩]
- Rockström, J., W. Steffen, K. Noone, Å. Persson, F. S. Chapin, III, E. Lambin, T. M. Lenton, M. Scheffer, C. Folke, H. Schellnhuber, B. Nykvist, C. A. De Wit, T. Hughes, S. van der Leeuw, H. Rodhe, S. Sörlin, P. K. Snyder, R. Costanza, U. Svedin, M. Falkenmark, L. Karlberg, R. W. Corell, V. J. Fabry, J. Hansen, B. Walker, D. Liverman, K. Richardson, P. Crutzen, and J. Foley. (2009). Planetary boundaries: exploring the safe operating space for humanity. Ecology and Society 14(2): 32. http://www.ecologyandsociety.org/vol14/iss2/art32/[↩]
- Ibid.[↩]
- Bonneuil C. et Fressoz J-B, (2013). L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous, Seuil ; Maris V., (2018). La part sauvage du monde. Penser la nature dans l’anthropocène, Seuil ; Ferdinand M, (2019). Une écologie décoloniale, Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil.[↩]
- Baumgartner, J. (2021). Planetary Health: Protecting Nature to Protect Ourselves. Samuel Myers and Howard Frumkin (eds), International Journal of Epidemiology, Volume 50, Issue 2, April 2021, Pages 697–698, https://doi.org/10.1093/ije/dyaa254.[↩]
- Horton, R., Beaglehole, R., Bonita, R., Raeburn, J., McKee, M., and Wall, S. 2014. From Public to Planetary Health: A Manifesto. Lancet, 383(9927), 1459. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(14)60710-8[↩]
- Farman, A. and Rottenburg, R. (2019). Measures of future health, from the nonhuman to the planetary: An introductory essay. Medical Anthropology Today, 6(3), 1-28. https://doi.org/10.17157/mat.6.3.569.[↩]
- Angus, I. (2016). Facing the Anthropocene: Fossil Capitalism and the Crisis of the Earth System. New York: Monthly Review Press ; Malm, A. (2016). Fossil Capital: The Rise of Steam Power and the Roots of global warming, New York: Verso ; Moore, J. (2016). Anthropocene or Capitalocene? Nature, History, and the Crisis of Capitalism. PM Press.[↩]
- Milken Institute. (2020). Given smarter in the age of Covid-19: A turning point for planetary health. Report, Milken Institute. https://milkeninstitute.org/sites/default/files/reports-pdf/MI_Environment%20Report_R6%20%282%29.pdf[↩]
- Chenet, H. (2019). Planetary health and the global financial system. Report from the Secretariat of the Rockefeller Foundation Economic Council on Planetary Health, September 2019, 1–20. https://www.planetaryhealth.ox.ac.uk/wp-content/uploads/sites/7/2019/10/Planetary-Health-and-the-Financial-System-for-web.pdf[↩]
- Rodin J. and Madsbjerg, S. (2017). Closing the funding gap. Development in the 21st century is about financing, not giving, p. 2. Foreign Affairs, Special issue presented with The Rockefeller Foundation. https://www.rockefellerfoundation.org/wp-content/uploads/FARockefellerFinalPDF_1.pdf[↩]
- Rodin, J. (2015). December 4. Innovative finance has a major role to play in tackling climate change. The Guardian. https://theguardian.com/global-development/2015/dec/04/green-bonds-innovative-finance-climate-change-paris-cop21[↩]
- Ibid.[↩]
- Barrios, A. (2018, May 22). Preparing for a global outbreak: new solutions to the next generation of pathogens. The Rockefeller Foundation. https://www.rockefellerfoundation.org/new-solutions-to-next-generation-pathogens/[↩]
- Les obligations pandémiques sont un parfait exemple de ces solutions financières globales pour répondre au risque pandémique. En effet, ces « pandemic bonds » développées en 2017 par le Trésor de la Banque mondiale en coopération avec les grandes compagnies de réassurance Swiss Re et Munich Re, ont pour but d’inciter les investisseurs à prendre en charge une partie du coût du contrôle des épidémies futures. De tels mécanismes se sont révélés inefficaces lors de l’épidémie d’Ebola en République démocratique du Congo en 2018, où l’absence de discussion démocratique sur les critères de décaissement était manifeste (Erikson & Johnson, 2020). Erikson, S. L., & Johnson, L. (2020). Will financial innovation transform pandemic response? The Lancet Infectious diseases, 20, 529-530. https://doi.org/10.1016/S1473-3099(20)30150-X[↩]
- Notre analyse de cette financiarisation de l’environnement rejoint la perspective de Hornborg sur la monnaie. Comme le souligne à juste titre Simon Papaud en reprenant son travail: « La monnaie est un dispositif de pouvoir puissant, qui permet de rendre invisibles les relations d’exploitation impliquées par les échanges internationaux, et de rendre sensé, sur le plan subjectif, le fait de s’affranchir des limites planétaires et écosystémiques ». Simon Papaud, https://www.terrestres.org/2023/02/22/changer-la-monnaie-pour-sortir-du-capitalisme/[↩]
- Myers S. & Frumkin H., (2022), Op. Cit. p.147.[↩]
- Whitmee et al, (2015), Op. cit., p. 1998[↩]
- Nelson, S. H. (2015). Beyond the Limits to Growth: Ecology and the Neoliberal Counterrevolution. Antipode, 47(2), 461–480. https://doi.org/10.1111/anti.12125 ; Goldstein, J. 2018. Planetary Improvement: Cleantech Entrepreneurship and the Contradictions of Green Capitalism. The MIT Press.[↩]
- Regalado, A. (2016, September 6). Bill Gates doubles his bet on wiping out mosquitoes with gene editing. MIT Technology Review. https://www.technologyreview.com/s/602304/bill-gates-doubles-his-bet-on-wiping-out-mosquitoes-with-gene-editing/[↩]
- Azam, G., « Abandonner le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde », Sciences critiques, https://sciences-critiques.fr/genevieve-azam-abandonner-le-delire-prometheen-dune-maitrise-infinie-du-monde/ accédé le 2 mai 2023.[↩]
- Azam, G, (2019). Lettre à la Terre. Et la Terre répond. Le Seuil, p.19.[↩]
- Papaud, S., https://www.terrestres.org/2023/02/22/changer-la-monnaie-pour-sortir-du-capitalisme/[↩]
- Voir la tribune publiée dans le Monde du 25 septembre 2023 appelant à « la mise œuvre d’un Projet Manhattan de la transition écologique ». https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/25/nous-appelons-a-la-mise-en-uvre-d-un-projet-manhattan-de-la-transition-ecologique_6190850_3232.html[↩]
- Frère, B., & Laville, J. L. (2022). La fabrique de l’émancipation: repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires. Seuil.[↩]
- Rollot, M., https://www.terrestres.org/2023/04/14/face-a-la-bataille-de-leau-lhypothese-bioregionaliste/[↩]
- Besombes, C., https://www.terrestres.org/2021/07/29/reensauvagements-vers-une-conception-ecologique-et-relationnelle-de-la-sante/[↩]
- Gosselin, S., & Gé Bartoli, D. (2022). La condition terrestre: habiter la Terre en communs. Seuil, p.61.[↩]
- “ Reprise de terres ”, cité par Besombes, C., https://www.terrestres.org/2021/07/29/reensauvagements-vers-une-conception-ecologique-et-relationnelle-de-la-sante/[↩]
- Escobar, A. (2018). Sentir-penser avec la Terre. L’écologie au-delà de l’Occident. Collection Anthropocène, Seuil.[↩]