C’est simple : sans votre soutien, Terrestres ne pourrait pas exister et vous ne pourriez pas lire cet article.
Aujourd'hui, nous avons besoin de 500 donateur·ices régulier·es pour pérenniser notre modèle économique. Par un don mensuel ou ponctuel, même pour quelques euros, vous nous permettez de poursuivre notre travail en toute indépendance.Merci ❤️ !
L’industrie nucléaire en France fait l’objet d’un impressionnant retour en force : 6 nouveaux réacteurs EPR sont annoncés, 8 autres peut-être bientôt mis en projet. Ce programme bénéficie d’un surprenant retour en grâce ; le nucléaire, sur lequel planait encore récemment l’ombre de Tchernobyl et de Fukushima, est devenu une arme contre le réchauffement climatique – en juillet 2022, il obtint, non sans controverse, d’intégrer la taxonomie verte de la Commission Européenne. Pourtant, l’année 2022 marque aussi une contre-performance historique du parc nucléaire français. Sur les 56 réacteurs exploités par EDF, 30 ont été arrêtés, dont une partie importante à la suite de la détection de corrosions sous contrainte. Par ailleurs, cette énergie, fortement demandeuse en eau fraîche pour assurer son refroidissement, est vulnérable au changement climatique. Aussi, le risque d’accident grave évité de justesse à la centrale ukrainienne de Zaporijia en août 2022 a rappelé l’exposition du nucléaire aux frappes militaires1. Enfin, l’industrie va bientôt devoir faire face à l’épreuve matérielle et financière du démantèlement du parc existant, chargée d’incertitudes de temps, de coût, d’exposition radiologique, de stockage des déchets.
Comment cette énergie controversée, fragile et vieillissante apparaît-elle de nouveau comme une planche de salut technologique ? La manière dont l’image du nucléaire décarboné de l’avenir recouvre aujourd’hui les défaillances et les vulnérabilités de l’infrastructure existante s’inscrit dans une histoire au long cours. C’est là l’un des traits de ce que j’appellerai le projet du capital fissile. Depuis ses débuts, l’industrie nucléaire a été chargée de dépasser les limites terrestres que rencontrent les combustibles fossiles – réserves géologiques, dépendances géopolitiques, aujourd’hui émissions de Co2. Or, ce faisant, ce projet du capital fissile rend invisibles certaines des conditions matérielles de fonctionnement de l’infrastructure nucléaire.
C’est ce que je vais tâcher de montrer ici, en me focalisant sur un aspect crucial et pourtant peu connu du projet du capital fissile en France. Selon de nombreux acteurs de l’industrie, le combustible nucléaire irradié, sorti chaud, toxique et critique du réacteur, contient des matières énergétiques de valeur tant pour le marché actuel que pour la société abondante et vertueuse à venir ; il faut donc retraiter ce combustible en vue de le réutiliser en réacteurs. C’est le projet du « cycle du combustible fermé ». Il a été dès le début au cœur des projets et des imaginaires de remplacement du fossile par le fissile2 : il serait en mesure de démultiplier les ressources disponibles, d’assurer l’approvisionnement sur des siècles, voire, pour les plus enthousiastes, de rendre l’industrie indépendante de la croûte terrestre – le tout en limitant maximalement les quantités de déchets en circulation.
Mais, en l’absence d’une infrastructure futuriste centrée autour d’un type nouveau de réacteur – les réacteurs à neutrons rapides – dont la faisabilité traverse aujourd’hui une crise de crédibilité, le « cycle fermé » a bien plutôt tendance à démultiplier les résidus. Il repose entre autres sur un point infrastructurel particulièrement fragile, hautement radioactif et souvent invisibilisé : le retraitement chimique du combustible irradié. Aujourd’hui, un projet de piscines de refroidissement à l’usine de retraitement de La Hague vient cristalliser les enjeux de l’encombrant héritage terrestre de cette stratégie.
Lire sur Terrestres, Bérengère Bossard, Aurélien Gabriel Cohen, « L’improbable et l’imprévu. À propos des centrales nucléaires en temps de guerre », mars 2022.
Dans ce qui suit, je vais revenir aux origines historiques de cette tension entre, d’un côté, l’imaginaire d’un capital fissile sans ancrage terrestre et, de l’autre, l’héritage bien terrestre constitué par l’infrastructure fragile sur lequel ce projet repose. D’abord, je présenterai la manière dont le projet du capital fissile s’est formulé dans la nucléocratie française des années 1950 aux années 19703 ; ensuite, j’y confronterai la mise au jour des conditions de maintenance des usines de retraitement réalisée à l’occasion d’enquêtes syndicales en 1975-1976. Pour terminer, j’évoquerai certains aspects contemporains de cet héritage radioactif.
Le projet du capital fissile
Le 5 juillet 1956, Francis Perrin, haut-commissaire du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), pose, devant les députés de l’Assemblée nationale, à l’occasion du vote du traité Euratom, une formidable équivalence : « la fission d’un kilogramme d’atomes lourds, d’uranium par exemple, dégage autant d’énergie que la combustion de 2500 tonnes de charbon » ; « l’équivalent énergétique des réserves d’uranium sous forme de minerais valables est sans doute dix ou vingt fois plus grand que l’équivalent énergétique de toutes les réserves de combustibles fossiles, charbon et pétrole4 ». Ces équivalences spectaculaires trouvent rapidement des relais dans les médias ; le 18 juillet, le journal télévisé Les Actualités Françaises, sur fond d’images héroïques de mineurs d’uranium, résume : « Posons le problème : un kilo d’uranium représente autant d’énergie que 2500 tonnes de charbon. Or les sources modernes d’énergie sont en passe de se trouver un jour nettement insuffisantes pour la masse des besoins industriels. L’uranium représente donc indiscutablement la révolution de demain5 ». Ces grandes équivalences ont la vie dure : une publicité actuelle d’Orano (ex Areva) annonce, sur un tableau, « 1 gramme de plutonium ou 100 grammes d’uranium ou 300 grammes d’uranium appauvri = 1 t de pétrole, 2,5 t de bois, 1,5 t de charbon, 11 MWh électriques ».
On peut comprendre ce genre d’argumentaire dans la lignée de certaines analyses concernant les liens entre les propriétés matérielles des combustibles et l’économie capitaliste. Selon Andreas Malm, la transportabilité du charbon, qui permettait de concentrer la production dans des villes industrielles et de garantir des rythmes de production continus, a servi d’argument pour l’essor des machines à vapeur dans l’Angleterre au milieu du XIXe siècle6 ; selon Timothy Mitchell, la fluidité du pétrole, qui permettait de contourner les réseaux de distribution du charbon sur laquelle les ouvriers occidentaux détenaient un pouvoir de blocage, a motivé les investissements dans les réseaux pétroliers à partir des années 19307 ; ici, la concentration énergétique, qui permet à l’inverse le rapatriement de la fourniture énergétique, est la propriété matérielle qui se trouve au cœur des argumentaires nucléaires à partir des années 1950.
Mais la mise en œuvre de cette concentration énergétique nécessite de nombreuses médiations techniques fragiles et incertaines – point qui, soit dit en passant, échappe parfois aux récits qui prennent trop au sérieux la détermination de l’industrie par les seules propriétés physiques d’un combustible compris in abstracto8. Bien sûr, il y a l’épineuse question des réacteurs nucléaires susceptibles de libérer cette énergie atomique : ces machines complexes et dangereuses nécessitent de longs et onéreux travaux de métallurgie et des précautions particulières, pour des perspectives de rentabilité incertaines – c’était le cas pour les réacteurs graphite-gaz de l’époque de Francis Perrin, c’est le cas encore pour les EPR actuels.
Par ailleurs, ces équivalences entre uranium, plutonium, charbon, pétrole, masquent la longue chaîne de transformations nécessaires à la valorisation énergétique de ces matériaux, et la fragile et hautement radioactive infrastructure de traitement qui l’accompagne. Le cas de l’uranium est particulièrement complexe. A l’état naturel, seul 0,7% de la ressource, l’isotope U235, est exploitable. Pour utiliser les 99,3% restant, l’U238, il faut le transformer en plutonium. Le plutonium, élément artificiel qui se forme dans le combustible irradié, extrêmement radiotoxique et critique, a d’abord été exploité pour les besoins de la bombe atomique – c’était le cas, aux Etats-Unis, pour le complexe de Hanford, dans le cadre du programme Manhattan9 ; c’est le cas, en France, pour le complexe de Marcoule, dont les travaux ont commencé en 1952.
Au cours des années 1950-1970, les propriétés de l’uranium, et la possibilité de valoriser l’intégralité de la ressource via la formation et la récupération du plutonium, vont peu à peu mobiliser l’élite industrielle du pays. Les directions du CEA, d’EDF, des métallurgistes Schneider, Creusot Loire, CGE/Alsthom (ancêtre d’Alsthom), les chimistes Saint-Gobain, Ugine-Kuhlmann et Péchiney, les ministères de l’Industrie et des Finances, se réunissent, dans des instances intermédiaires comme la commission PEON10, autour d’argumentaires qui font la part belle à la projection économique. C’est dans ce creuset que l’on formalise la comparaison entre les mérites respectifs du fissile et du fossile, à l’avantage du premier. Un rapport de 1964 l’énonce ainsi : l’incidence du prix de la matière première dans le coût du kWh produit ne représente que 10% dans le cas du nucléaire, contre 60% pour le pétrole ; aussi, « il n’est pas à exclure qu’en moins de 15 ans le caractère d’investissement lourd du nucléaire ait été estompé par les économies faites sur le combustible11 ». Dès lors, il devient possible « d’assimiler l’énergie nucléaire à une énergie autochtone12 ». Le capital fissile, par différence avec le capital fossile, est moins un matériau importé qu’un investissement technologique réalisé sur le territoire national à même de rapatrier le fondement énergétique de la croissance économique.
La réduction du capital fissile à un capital technologique autochtone trouve un point d’aboutissement dans le projet de réutiliser le combustible irradié produit sur le territoire national à des fins énergétiques, mais aussi commerciales – ce qu’on commence à appeler le « cycle du combustible ». Au tournant des années 1960-1970, la possibilité de réorienter l’infrastructure militaire du retraitement aux fins de l’alimentation en combustible vient dessiner l’horizon commercial et technologique à long terme de la stratégie du capital fissile. Du point de vue commercial, on réfléchit « à l’échelle du marché européen, voire mondial13 » pour les agrandissements à venir des usines. Cela aboutira, en 1975-1976, à la création de la Cogema ; cette entreprise de droit privé issue du CEA, ancêtre d’Areva et Orano, pensée sur le modèle des majors pétrolières, vise à peser sur le marché mondial du combustible. Du point de vue technologique, la « surgénération » en réacteurs à neutrons rapides14 fournit un horizon futuriste qui prend parfois les allures d’un récit de science-fiction. « A [un] stade » que l’on projetait alors à l’an 2000, « la ressource en énergie primaire ne sera plus liée comme aujourd’hui à une répartition géographique, mais apparaîtra comme un simple sous-produit de la production industrielle15 ». On trouve là la formulation la plus radicale du projet du capital fissile : produire de l’énergie indépendamment des réserves minières, et donc faire entrer l’économie française dans un régime d’autarcie géopolitique et énergétique, tout en donnant aux déchets radioactifs produits par les réacteurs une voie d’utilisation pacifique et propre.
Mais, dès le milieu des années 1970, le capital fissile et le cycle du combustible entrent dans une situation de crise mondiale – dont ils ne sortiront jamais tout à fait. Les investissements dans les centrales sont en baisse ; les coûts de l’uranium augmentent ; le mouvement anti-nucléaire se massifie ; l’administration étasunienne de Jimmy Carter se fait l’écho d’argumentaires anti-plutonium, qui voit dans le retraitement et la surgénération des technologies très exposées au risque de prolifération d’armes nucléaires ; l’option d’un « cycle ouvert » sans retraitement commence à faire son chemin, par exemple en Suède ; de nombreuses défaillances perturbent les installations du « cycle », comme à Windscale, au Royaume-Uni, en 1973. Mais l’élite nucléocrate française persiste et signe : le programme de réacteurs engagé en 1974 se poursuit à un rythme de 5 nouveaux réacteurs par an ; aussi, les installations du cycle du combustible font l’objet d’une pression productiviste sans précédent. Or, celles-ci sont déjà bien fragiles.
Manifester l’infrastructure fragile du capital fissile
Depuis 1966, l’usine de La Hague, dans la pointe du Cotentin, est le lieu principal de retraitement du combustible irradié et de production du plutonium en France. D’abord construite à des fins militaires et adaptée aux combustibles usés des réacteurs graphite-gaz, elle est, au milieu des années 1970, adaptée aux besoins civils dont on prépare la hausse : beaucoup plus de combustibles, et d’un combustible à base d’uranium enrichi beaucoup plus irradié16. Or l’usine est déjà dans un état de délabrement problématique, et de nombreux travailleurs y sont déjà exposés à la radioactivité. Et, parmi eux et elles, il y en a qui n’entendent pas se laisser mener ainsi dans une voie très intensément radioactive.
La grève des travailleurs du retraitement de La Hague et de Marcoule, qui connut plusieurs épisodes entre 1975 et 1976, commença par une opposition à la filialisation de la direction des productions du CEA en une entreprise de droit privé, la Cogéma. Un syndicat, notamment, se démarque par le tranchant de ses prises de position. Le Syndicat national du personnel de l’énergie atomique (SNPEA), affilié à une CFDT alors à tendance socialiste autogestionnaire, voit dans le programme nucléaire intensif du gouvernement une « réorientation de la politique mondiale des grandes firmes capitalistes qui organisent l’après-pétrole » et une « soumission à la croissance capitaliste17 ». Comme l’a montré Marie Ghis18, ce qui commence comme une opposition à la privatisation se mue peu à peu, dans les discours et les pratiques des syndicalistes, en une constitution en problème public de la question de la gestion des matériaux radioactifs et des conditions de travail des employés du retraitement. Les deux sont liés : ne vaut-il pas mieux donner cette lourde responsabilité à « un service public dont on peut espérer qu’il ne mette pas un beau jour la clé sous la porte sous prétexte que l’affaire n’est pas rentable ?19 ». Ce qui m’intéresse est que les syndicalistes grévistes vont, du même coup, rendre visibles les fragilités infrastructurelles que le projet du capital fissile masquait tout en les mobilisant jusqu’à la corde – et donc rendre manifestes les contradictions du capital fissile.
Dans le cadre de ce mouvement de contestation, les syndicalistes du SNPEA vont animer un mouvement de contre-expertise, mêlant témoignages des travailleurs concernés et savoirs experts de certains physiciens et radiologues. Ce mouvement aboutira à la production de rapports, d’une brochure à destination des travailleurs et du public, de réunions publiques, et d’un film, Condamnés à réussir ?, chef d’œuvre du cinéma d’intervention sociale20. Dans ces documents, le capital fissile fait l’objet d’une description qui prend le contre-pied de l’imaginaire mobilisé par les élites nucléocrates. On peut y voir une compréhension du capital fissile par l’angle de la maintenance et de l’attention aux fragilités de l’infrastructure – focale susceptible, selon certains, « d’offrir une réponse différente au vieux problème du fétichisme de la marchandise, par lequel sont obscurcis la signification et la politique de la technique21 ».
La matière travaillée dans le « cycle » prend un visage fort différent. Ce qui était vanté comme un potentiel énergétique abstrait est arrimé à d’autres propriétés : les rayonnements émis par les éléments générés par la fission en réacteur. Dès lors, l’accroissement de la production liée au projet du capital fissile se traduit directement en accroissement des doses de radioactivité auxquelles les travailleurs seront exposés. Le combustible à uranium enrichi choisi à l’époque, qui plus est, représente une augmentation par « un facteur 10 pour la quantité des produits de fission [hautement radioactifs] et 5 pour celle de plutonium, contenues dans la même masse de combustible irradié » ; « si l’on ne fait pas de modification de méthode de fabrication, de protection des postes de travail, ces facteurs se répercuteront dans les doses prises par les travailleurs22 ».
On le voit, la focale des enquêtes fait intervenir le corps des travailleurs, invisible dans le projet des nucléocrates. C’est aussi que l’infrastructure n’a pas pour les mainteneurs la perfection systémique que lui prêtent ses promoteurs. A partir des années 1970, l’automatisation de l’usine rencontre de nombreuses défaillances ; des espaces qui ne sont pas adaptés à la présence des travailleurs nécessitent des interventions de maintenance régulière en zone radioactive. Ces interventions dans les porosités de l’infrastructure nécessitent le port d’épaisses tenues en vinyle, qui imposent des conditions épuisantes – on estime que, au cours d’une intervention, l’on perd environ 1 kilo par transpiration –, et qui ramènent les frontières entre l’intérieur radioactif de l’infrastructure et son extérieur humain au plus près de la peau. Léon Lemonnier, ouvrier en radioprotection et représentant syndical, témoigne dans le film Condamnés à Réussir ? : « souvent, le gars s’aperçoit lui-même, par exemple qu’il s’est attrapé la main, d’une piqûre tu vois. […] Alors là, le gars va au plus vite, c’est toujours pareil, et c’est là où c’est grave, c’est que bien souvent il se précipite pour se déshabiller et il recommence, il se contamine ailleurs23 ». La menace de la leucémie causée par la contamination interne au plutonium plane sur le lieu de travail, malgré les efforts de la direction pour la minimiser – en 1975, celle-ci a reconnu un seul cancer comme maladie professionnelle.
Ce qui réapparaît est aussi le site géographique. Contre l’image d’un nucléaire indépendant des ressources terrestres, les syndicalistes du SNPEA vont travailler à manifester les liens de dépendance qui unissent l’usine et son lieu d’inscription, le Cotentin. L’une des raisons de l’implantation de cette usine au cap de La Hague est la présence sur les côtes du raz Blanchard, courant le plus fort des côtes françaises, susceptibles de mieux disperser les effluents radioactifs de l’usine. Le SNPEA questionne l’influence du programme sur la hausse des rejets : « pour une tonne de combustible irradié, il faudra compter de l’ordre de […] 300 [Curies] de tritium dans les effluents, sans compter les autres radionucléides », ce qui semble impliquer « un changement probable du plafond autorisé de l’activité des rejets en mer24 ». Le film Condamnés à Réussir ? se préoccupe également du milieu social de l’usine, en suivant de nombreux témoignages de riverains ou d’élus locaux qui ont été exposés à de nombreux mensonges et désinformations concernant la nature exacte des activités de l’usine.
C’est enfin la temporalité des matériaux qui fait l’objet d’une représentation adverse. A l’encontre de l’idée d’un potentiel énergétique mobilisable instantanément dans un réacteur nucléaire, le SNPEA va inscrire le capital fissile dans les différents paysages temporels25 des matériaux irradiés qu’il lègue. Face à l’urgence de traiter les combustibles irradiés – les combustibles graphite-gaz de la génération précédente encombrent alors encore les piscines de refroidissement –, certains syndicalistes appellent à ralentir le programme nucléaire : « il faut », disent-ils, « limiter le développement nucléaire à la capacité de retraitement de l’usine de La Hague26 ». Mais le SNPEA regarde aussi vers les longues durées de l’héritage radioactif ; en cela, l’opposition aux élites du capital fissile, jugées incapables de se projeter sur ce genre d’avenir-là, est explicite : « les technocrates responsables des programmes nucléaires mondiaux ne savent pas ce qu’ils feront des installations nucléaires, centrales et surtout usines de traitement quand leur fonctionnement aura cessé au bout d’une vingtaine d’années. Le démantèlement des parties radioactives de ces usines est problématique, coûterait des sommes énormes, et créerait de nouveaux déchets à stocker27 ».
Aujourd’hui, bientôt cinquante ans après les grèves et les enquêtes du SNPEA, les infrastructures fragiles du capital fissile sont toujours en place. Si la partie la plus ancienne de l’usine de La Hague est en cours de démantèlement, les agrandissements successifs sont toujours en fonctionnement, et suspendus à un horizon 2040 incertain : la relance des réacteurs nucléaires – pour peu qu’elle soit menée jusqu’au bout, ce qui n’est pas encore sûr – entraînera-t-elle une relance du retraitement ? Le capital fissile parviendra-t-il à faire renaître son héritage endommagé ? Il est maintenant temps, pour conclure, d’élargir un peu à nouveau la focale – et de revenir à notre héritage présent.
Notre héritage radioactif ? Les contradictions du capital fissile aujourd’hui
L’imaginaire d’un système énergétique déterrestré, qui est inséparable du projet du capital fissile, est toujours bien vivante – au point de rencontrer, sous forme de bande dessinée, un grand succès de librairie28. Pourtant, les fragilités de l’infrastructure nucléaire vieillissante sont à certains égards encore plus sensibles que dans les années 1970. Je terminerai en mentionnant trois des manières dont se manifestent aujourd’hui les contradictions du capital fissile.
Au sein de l’industrie nucléaire elle-même, tout d’abord, le projet du capital fissile ne va pas sans éveiller certains doutes. Ces dernières années ont vu naître, entre autres, des controverses feutrées sur le « cycle du combustible fermé » qui couronne le capital fissile. Les réacteurs à neutrons rapides susceptibles de réutiliser toutes les matières extraites du combustible irradié n’ont jamais connu de déploiement industriel de masse – qui par ailleurs viendrait poser d’autres problèmes infrastructurels. Dans ces conditions, le retraitement génère bien plus de résidus qu’il n’en résorbe. L’autorité de sûreté nucléaire (ASN) fait valoir, depuis 2020, la nécessité de reclasser certaines substances considérées comme des matières valorisables comme des déchets nécessitant un conditionnement particulier – en pure perte financière pour l’exploitant, Orano. C’est le cas, par exemple, pour 318.000 tonnes d’uranium appauvri pour le moment entreposées sur le site de Bessines, mais le doute est également soulevé pour le MOX irradié, mixte de plutonium et d’uranium, trop chaud pour être traité. Certains résidus longtemps négligés, comme les boues radioactives de la station de traitement des effluents de l’usine de La Hague, en l’état trop instables pour être considérés comme déchets, refont surface dans des projets fort coûteux de reconditionnement.
Notons que les réticences de la sûreté nucléaire à totalement s’aligner sur les objectifs du capital fissile lui valent des coups de semonce. Le ministère de l’écologie a récemment proposé, dans le cadre de la loi sur l’accélération du nucléaire, une dissolution de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), instance d’expertise technique indépendante – proposition qui a été retoquée par l’Assemblée nationale.
C’est que la relance du capital fissile s’impose malgré les fragilités de l’infrastructure. Sur ce sujet, d’autres voix discordantes s’élèvent au sein de l’industrie. En janvier 2022, un cadre de la centrale du Tricastin, surnommé « Hugo », a saisi les médias après avoir échoué à attirer l’attention de sa direction et des autorités de sûreté. Il accuse EDF d’avoir, à l’occasion de la visite décennale qui aboutit à l’autorisation de continuer pendant 10 ans l’exploitation de cette centrale vieillissante, masqué des défaillances importantes, telles qu’une inondation en zone radioactive. Plus généralement, il pointe la tension irréconciliable entre les impératifs de rentabilité et la « culture de la sûreté » dont il se veut le dépositaire. Isolées et institutionnellement fragiles, de telles voix, pourtant cruciales pour rendre publics les problèmes de l’infrastructure, ont bien du mal à se faire entendre.
Enfin, les contradictions du capital fissile continuent à agiter l’usine de retraitement de La Hague, où se dessine un nouveau projet de piscines de refroidissement du combustible irradié. Ce projet est un moyen de juguler les dysfonctionnements du réseau existant – la saturation des piscines actuelles, encombrées par le combustible MOX. L’usine de La Hague, point de bouclage du cycle, s’est muée en ce que le sociologue Martin Denoun nomme une « infrastructure d’attente », qui a à charge de faire patienter les matériaux irradiés en l’attente d’un jour où l’on verrait, peut-être aux alentours de 2100, renaître le capital fissile de l’avenir. Par les piscines centralisées, ce capital fissile en attente étendrait son occupation du territoire. En novembre 2021 est né, à l’occasion d’une réunion de concertation préalable, le collectif Piscine Nucléaire Stop. L’organisation de ce collectif, qui regroupe à la fois des militant.e.s écologistes, des riverain.e.s et des personnes qui travaillent dans le site nucléaire, fait écho aux rencontres improbables des années 1970. En refusant la réduction du cap de La Hague à une presqu’île mobilisée par l’industrie nucléaire, leur action est porteuse d’un imaginaire adverse à celui du cycle du combustible fermé, et met en lumière une héritage alternatif à celui du capital fissile : « La Hague, c’est milliers de kilomètres de terres bonifiées année après année, c’est des kilomètres de murs de pierres sèches patiemment construites… et cinquante ans de nucléaire29 ».
Au moment de la relance, le projet du capital fissile montre de nombreuses faiblesses : ce qui est encore présenté par certains comme la ressource de l’avenir risque de déchoir en déchet à stocker en pure perte ; les réacteurs vieillissants fatiguent ; le réseau de gestion du combustible continue à étendre son emprise au sol. Mais ce qui se joue n’est que la forme actuelle d’une contradiction qui traverse le nucléaire depuis le début : celle qui oppose un imaginaire déterrestré à la fragilité de l’infrastructure dont cet imaginaire motive l’extension continue. En cela, le nucléaire offre un poste d’observation sur certaines des contradictions qui traversent l’ensemble du capitalisme industriel.
Lire sur Terrestres, Hélène Claudot-Hawad, « L’« indépendance » énergétique de la France avec l’uranium du Sahara », avril 2022.
Notes
- https://www.terrestres.org/2022/03/24/limprobable-et-limprevu-a-propos-des-centrales-nucleaires-en-temps-de-guerre/[↩]
- Trois thèses ont récemment été soutenues sur les visions du futur et les matérialités associées à la politique française du plutonium et des réacteurs à neutrons rapides : Denoun, Martin, Du salut énergétique au sauvetage de la filière nucléaire. Enquête au cœur d’un système sociotechnique, EHESS, 2022 ; Le Renard, Claire, Le prototype défait. Superphénix, des glissements de la promesse technoscientifique aux épreuves de la « démocratie technique », Université Paris Cité, 2021 ; Pottin, Ange, Matière fertile. Le résidu radioactif, le capital fissile et l’écologie imaginaire de l’industrie nucléaire, ENS de Paris, 2022. Par ailleurs, Jean-Baptiste Fressoz a récemment mis au jour le rôle joué par l’horizon de la « surgénération » du combustible dans la formulation de l’idée même de « transition énergétique » chez les ingénieurs nucléaires étasuniens dans l’après-guerre : Fressoz, Jean-Baptiste, « La ‘‘transition énergétique’’, de l’utopie atomique au déni climatique : Etats-Unis, 1945-1980 », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 69-2, 2, p. 114-146.[↩]
- Par ce cadrage temporel, je me situe en amont des stratégies de « gouvernement de la critique », analysées par Sezin Topçu dans La France nucléaire : l’art de gouverner une technologie contestée (Seuil, 2014). Les argumentaires de clôture du « cycle » font l’objet d’un cadrage écologiste dans la seconde moitié des années 1970, en réponse à la mise au jour du problème des déchets nucléaires par la critique. Je n’ai pas le temps d’analyser cette dimension ici, et je préfère me concentrer sur les contradictions qui animent le projet du capital fissile au sein même de l’industrie nucléaire, plutôt que dans une dialectique entre l’industrie et ses critiques extérieurs.[↩]
- Perrin, Francis et Louis Armand, L’euratom : exposés faits à la tribune de l’Assemblée nationale le 5 juillet 1956 par Francis Perrin et Louis Armand, Paris, 1956.[↩]
- La vidéo est disponible sur le site de l’INA : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i21022005/l-uranium-l-energie-de-demain (consulté le 20.06.2023).[↩]
- Malm, Andreas, Fossil Capital: The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Verso, 2016.[↩]
- Mitchell, Timothy, Carbon Democracy, Verso, 2013.[↩]
- Un point similaire a récemment été fait ici par Jean-Baptiste Fressoz : Fressoz, Jean-Baptiste, « ‘‘Les plus pessimistes étaient beaucoup trop optimistes’’ », Terrestres, mai 2023.[↩]
- Là-dessus, voir Brown, Kate, Plutopia: Nuclear Families, Atomic Cities, and the Great Soviet and American Plutonium Disasters, Oxford University Press, 2015.[↩]
- Commission pour la Production d’électricité d’origine nucléaire. Celle-ci a fait l’objet d’une enquête : Simmonnot, Philippe, Les nucléocrates, Presses Universitaires de Grenoble, 1978.[↩]
- PEON, Rapports de la commission consultative pour la production d’électricité d’origine nucléaire 1964-1969, La Documentation Française, 1983, Rapport de 1964, p. 45 [↩]
- Ibid., p. 8[↩]
- PEON, Rapport sur le choix du programme de centrales nucléo-électriques pour le 6e plan présenté par la commission consultative pour la production d’électricité d’origine nucléaire, Ministère du développement industriel et scientifique, 1970, p. 16.[↩]
- Voir, pour l’analyse la plus complète de l’histoire française des réacteurs à neutrons rapides, Le Renard, op. cit.[↩]
- PEON, Rapport de la Commission consultative pour la production d’électricité d’origine nucléaire, Ministère du développement industriel et scientifique, 1973, p. 15.[↩]
- Le passage de l’uranium « naturel » à l’uranium enrichi est dû à la victoire des réacteurs à eau pressurisée de technologie américaine, qui ont été jugés plus à même d’intégrer le marché international. Sur cet épisode de la « guerre des filières », voir Hecht, Gabrielle, Le rayonnement de la France, Amsterdam, 2004.[↩]
- CFDT, avril 1975, « La CFDT prend position contre le programme électronucléaire du gouvernement », archives personnelles de Daniel Chichereau remises à l’auteur.[↩]
- Ghis-Malfilatre, Marie, Santé sous-traitée. Ethnographier les mobilisations contre les risques du travail dans l’industrie nucléaire en France (1968-2018), EHESS, 2018.[↩]
- Laponche, Bernard, « Le plutonium aux enchères ? », Le Monde, 12 août 1975, archives de la CFDT, fonds fédéral, boite FB/1/586.[↩]
- La brochure et une partie des rapports sont disponibles aux archives confédérales de la CFDT ; le film Condamnés à réussir peut être loué en ligne (https://www.capuseen.com/films/490-condamnes-a-reussir-nucleaire) ; je m’appuie également sur des documents qui m’ont été remis par Daniel Chichereau, qui fut un acteur de cette histoire, et que je remercie ici.[↩]
- Jackson, S. J., « Rethinking Repair », in Gyllepsie, T. et K. A. Foot, Media Technologies. Essays on Communication, Materiality, and Society, Cambridge, 2014, pp. 221-240. Les études de maintenance font en ce moment en France l’objet d’un intérêt marqué en STS, notamment par Jérôme Denis et David Pontille (Le soin des choses. Politique de la maintenance, La Découverte, 2022). On gagne à mobiliser les études de maintenance dans des cas plus ouvertement conflictuels, celles-ci pouvant parfois tendre à charrier une vision sans asymétries du social (voir Jarrige, François, « Pannes, maintenance et réparation au temps des catastrophes », Terrestres, janvier 2023).[↩]
- SNPEA-CFDT, « L’usine de La Hague. Situation industrielle, conditions de travail, sécurité », juillet 1976, CFDT, archives confédérales, p. 15. Sur la manière dont l’industrie a autorisé l’exposition des travailleurs à la radioactivité, on se reportera aux travaux d’Annie Thébaud-Mony, notamment L’industrie nucléaire. Sous-traitance et servitude (Inserm/EDK, 2000).[↩]
- Jacquemain, François, Condamnés à réussir ?, Syndicat national du personnel de l’énergie atomique, 1976.[↩]
- SNPEA-CFDT, op. cit., p. 26.[↩]
- Bensaude-Vincent, Bernadette, Temps-Paysages, Le Pommier, 2021.[↩]
- Conférence de presse SNPEA, 6 octobre 1977, archives personnelles de Daniel Chichereau.[↩]
- Condamnés à réussir ?, 54 minutes.[↩]
- Jancovici, Jean Marc et Blain, Christophe, Le monde sans fin, miracle énergétique et dérive climatique, Dargaud, 2021.[↩]
- Déclaration du collectif Stop Piscines, le 8 juin 2022. Voir https://piscinenucleairestop.fr/08-JUIN-2022 (consulté le 20 juin 2023).[↩]