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Cette préface est issue de la réédition de Élisée Reclus, Histoire d’un ruisseau et d’une montagne, Paris, Libertalia, 2023.
1868-1869.
Un petit homme sec, le cheveu sombre et la barbe longue, foule le sable d’Arcachon pour étudier la formation des dunes. Ou plutôt est-ce le pavé de Bern qu’il arpente, car un congrès pour la liberté et la paix l’attend. Ou bien est-ce la pierraille d’une garrigue méditerranéenne qui accueille ses grôles – on ne sait précisément. Dans tous les cas, son pas est alerte et ses pensées se dirigent vers quelque livre à terminer ou entreprendre. À l’entame de sa quarantième année, Élisée Reclus vient de terminer le deuxième volume de La Terre et voit paraître ces jours-ci Histoire d’un ruisseau, un ouvrage d’une tout autre facture demandé par l’éditeur républicain Pierre-Jules Hetzel. Depuis quelques années, les monographies portant sur un milieu ou une région sont en vogue. Parmi d’autres, Jules Michelet a écrit La Mer (1861) puis La Montagne (1868) et, une décennie plus tôt, le philosophe positiviste Hyppolyte Taine a rendu compte de ses excursions dans son Voyage aux Pyrénées (1855) – ce même Taine qui regrettera, quelques années plus tard, « que des gens comme Élisée Reclus, de la Revue des Deux Mondes, [soient] parmi les insurgés [de la Commune]1 ».
Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, deux hommes au regard pareillement clair inventent ce qu’on appellera par la suite nature writing ou littérature du « grand dehors2 ». Malgré un objet similaire de part et d’autre de l’océan – à grands traits, la nature – on ne ferait projets plus opposés. Tandis que Taine reçoit un prix de l’Académie française pour un opuscule sur Tite-Live, Henry David Thoreau herborise et parle aux poissons dans les environs de Concord, Massachusetts ; alors que Michelet vient d’achever sa monumentale histoire de France et prépare un traité d’éducation, John Muir traverse les États-Unis à pied depuis Indianapolis jusqu’au Golfe du Mexique, sans savoir de quoi sera fait son voyage3.
Élisée Reclus est sûrement un curieux mélange de tout cela, mélange auquel il faudrait ajouter, à l’exemple de Kropotkine, une énergie sans faille investie pour que s’impose enfin, un jour, une société d’humains libres et égaux. Il a déjà pris part à des expériences coopératives et a commis quelques articles dans le sens de l’émancipation – la Revue des Deux Mondes vient même de lui en refuser un, trop impétueux, sur « Les femmes en Amérique ». Il a connu un premier exil et un second l’attend. Mais on le connaît alors surtout pour sa compréhension fine des États-Unis, pour ses traités de géographie physique, pour les récits de ses voyages outre-Atlantique. C’est qu’après les jours glorieux de 1848, la réaction a conduit Élisée au voyage. Ce fut Londres, d’abord, puis l’Irlande, avant de gagner la Louisiane. Il y a passé une année, puis a repris la route pour des contrées plus tropicales. Ce sera la Colombie, par Cuba et Panama, trajet qu’il décrit dans son Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe4 (1861). On le voit, à l’instar de ses épigones étatsuniens, le jeune Élisée marque le monde de ses semelles avant que la plume ne s’y mette.
Dans sa biographie, donc, grands espaces et parcs joliment arborés se télescopent. S’il se remémore à coup sûr ses promenades le long du Mississippi5, ses baignades dans un torrent d’altitude ou dans une mer du sud, c’est en Normandie, non loin des larges méandres de la Seine, sur les rives calmes de l’Andelle et du Crevon, que le récit d’un ruisseau de bout en bout « innommé6 » prend forme.
Sitôt l’écriture terminée, Reclus s’éloigne des plaines normandes. Son Histoire d’un ruisseau est tirée à 10 000 exemplaires. La composition est agréable à l’œil, l’éditeur s’en est tiré pour peu de frais – 5 francs suffisent à se le procurer. Mais, que les ventes soient bonnes ou non, ça n’est pas ce jour l’affaire du géographe. Il s’en informe, certes, mais il a surtout touché la somme promise, son contrat est rempli et un nouveau peu débuter. C’est que d’autres tâches importantes l’occupent ou occupent ses proches.
Ainsi, tandis que, récemment veuf, il parcourt en deuil le sud de la France, son frère ainée, Élie, rentre d’Espagne où il a couvert pour quelques journaux l’insurrection qui a permis de détrôner la reine Isabelle II ; la compagne de ce dernier, Noémie, vient pour sa part de lancer, avec quelques pionnières d’un courant qu’on qualifiera plus tard de féministe, la Société de revendication des droits de la femme, à laquelle Élisée participe ; la Première Internationale fête ses cinq ans et invite le géographe à Londres ; Bakounine crée une nouvelle société secrète à laquelle Élisée prend part – il ne cessera de parler de l’organisation ouvrière comme de son ami russe dans ses textes à venir. Enfin, la libéralisation des droits de presse et de réunion fait que les idées neuves, celles que l’on rassemble sous les vocables de socialisme et de révolte, de communisme et de révolution, s’ouvrent à un public plus large.
Élisée s’informe et s’agite, donne des articles ici et là, fait des rencontres, correspond. Mais, sous son large front, un projet autrement plus ambitieux prend forme : « une œuvre considérable », a-t-il écrit une année plus tôt au géographe allemand Oscar Peschel, « à laquelle je serais très heureux de consacrer la plus grande part de ma vie7 ». Ce projet, précise-t-il, ne serait autre qu’une « Géographie générale », aussi complète que possible.
Quittons un instant ces considérations éditoriales et observons la jeune sœur d’Élisée, Louise Dumesnil. Elle vient de recevoir une lettre de son frère. Il prévoit de se rendre à Nice afin, selon ses mots, de « guidifier » à propos des Alpes-Maritimes, pour la collection que dirige Adolphe Joanne chez Hachette. Il cherche une maison dans la région pour en faire un point de ralliement familial. Bientôt, ajoute-il, il sera prêt à débuter son Histoire d’une montagne, « sur le mont Agel, au milieu des bruyères et des cystes8 » en compagnie de ses proches. On imagine Louise se réjouir de partager enfin quelques semaines avec Élisée. Qu’ils se retrouvent ou non, ça n’est pas là notre affaire – laissons-les pudiquement à leurs effusions.
Pour ce qui est de l’ouvrage annoncé, le temps se montrera capricieux. Trois années nous séparent d’une première version et onze de la parution finale. Reclus rêvait de travailler un œil rivé sur le calcaire de ces petites montagnes du Sud et l’autre sur les bords de la Méditerranée ; c’est dans l’ombre d’une cellule surchargée, près de Brest, le ventre vide et le cœur au bord des lèvres, qu’il commencera à noircir ses feuillets.
Écouter sur Terrestres des extraits choisis de Histoire d’un ruisseau, interprétés par la compagnie le Rouge et le Vert, « Histoire d’un ruisseau », mars 2021.
Si les deux Histoires devaient paraître en l’espace de quelques mois, une ou deux années tout au plus, plus d’une décennie s’est intercalée entre elles. Assez de temps pour que des milliers de pages soient écrites et pour qu’autant de kilomètres soient parcourus, à pied ou en train. Assez de temps, aussi, pour que s’affirme un idéal anarchiste en germe jusqu’alors. De cela – des pages, des kilomètres et des idéaux – nous reparlerons. Mais pour l’heure, une nouvelle année commence. C’est l’hiver, nous sommes à Paris et on enduit de colle un mur pour y placarder une affiche rouge. Sur celle-ci, ces mots : « Place au peuple ! Place à la Commune ! ».
1871-1872.
La Commune d’Élisée est de courte durée. Dans l’effervescence qui fait suite à l’insurrection, il rédige et se bat. Avec d’autres, il compose un « Appel au peuple de Paris » que les murs de la ville accueillent et que la presse diffuse ; avec d’autres, il vient en renfort de troupes commandées d’une bien piètre manière. À peine a-t-il découvert le champ de bataille, aux portes de la ville, qu’il est fait prisonnier par l’armée versaillaise. À compter de ce jour d’avril 1871, ce sont alternativement 14 prisons qui, dans tout le pays, lui serviront de toit pendant plus d’un an.
Pour qu’ils rejoignent depuis Versailles le fort de Quélern, situé dans la rade de Brest, les insurgés sont entassés dans des wagons à bestiaux. Élisée racontera, vingt années plus tard, les trente heures qu’ils passèrent ainsi ensemble en direction du Finistère :
« C’était un fouillis de bras, de têtes et de jambes. Les bâches étaient soigneusement fermées autour de la cargaison de chair humaine, nous ne respirions que par les fentes et les interstices du bois. On avait jeté dans un coin un tas de biscuits en miettes […]. Les excréments des malades se mêlèrent à la boue de nos biscuits9. »
À Quélern comme par la suite sur l’île proche de Trébéron, aux casemates du Mont-Valérien ou à l’ancien chenil impérial de Saint-Germain, il fait froid, les maladies sont nombreuses et la nourriture, mauvaise, est réduite à rien. Pourtant, une courte lettre écrite en juillet nous informe qu’un nouveau contrat est signé avec Pierre-Jules Hetzel : l’Histoire d’une montagne est entamée.
Si les conditions déplorables épuisent Élisée, si les nouvelles reçues de Paris l’assombrissent, il s’accroche en instruisant ses camarades analphabètes et en composant, quand un peu de calme le lui permet, ce nouvel ouvrage. Pour cela, il peut compter sur le souvenir de ses lectures et de ses excursions – les derniers mots du livre en attestent. Sûrement songe-t-il à son prédécesseur Humboldt qui, au début du siècle, a gravi les pentes du Chimborazo dans le but de faire cas des changements de la végétation en fonction de l’altitude ; à coup sûr, il se remémore les récits faits par ses amis, adeptes de la haute-montagne, membres des clubs alpins qui fleurissent alors ; surtout, son corps est prompt à lui rappeler ses propres ascensions dans les Alpes10. Peut-être sa bouche se tord-elle en une grimace lorsqu’il revoit la main blessée d’Élie, après une chute dans le massif du Pelvoux ou lorsqu’il repense aux pieds sanguinolents de son ami Paul Broca au même endroit. Mais il est certain que c’est en souriant qu’il commence la rédaction. Comme il l’a lui-même noté quelques années auparavant, Élisée est de ceux « pour qui l’escalade des rochers est une véritable volupté11 ». Et si c’est au passage d’un col, à mi-chemin entre la plaine et un sommet qu’on devient « maître de soi-même et responsable de sa propre vie12 », il n’y a rien d’étonnant à ce que ces images l’envahissent au plus fort de sa réclusion et momentanément l’en dégagent.
La prison est une chose ; la justice une autre. La réputation d’Élisée le sert autant qu’elle le met en danger. À son procès, on oscille entre un peu de clémence pour le savant et une froide sévérité pour le militant. Tandis que le géographe croupissait à Fort Quélern, Thiers, le bourreau des communards, a offert sa grâce en échange d’un bâillon : Élisée a refusé. Puis des scientifiques du monde entier se sont fendus d’une signature sur une pétition, d’anciennes amitiés républicaines se sont souvenues de l’honnêteté de l’homme. Lors du jugement, d’abord, rien n’y fait : on condamne le géographe à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Puis, la peine est commuée : Élisée doit quitter le territoire pour dix années au moins. Le voici qui gagne la Suisse, comme ceux de ses camarades qui ne sont pas morts.
Une fois la frontière franchie, il décrit son soulagement à son éditeur :
« De la terrasse, je contemple l’immense amphithéâtre. Là-bas est le Niesen, promontoire bleu qui dresse sa pointe au-dessus des montagnes de l’Emmenthal. En face est le Pilate aux trois pointes. […] Décidément, je suis bien mieux ici que dans ma prison pour rédiger l’Histoire d’une montagne13. »
Un plein été à respirer l’air des Alpes et voici qu’un premier manuscrit est envoyé. Il paraîtra en feuilleton quatre années plus tard. La misanthropie qui affleure dans les premières pages – ce que regrettera l’auteur – s’est évanouie : ragaillardi, Reclus peut s’adonner à ses projets géographiques et politiques sans plus attendre.
Après avoir rejoint Élie à Zurich, Élisée s’installe avec sa compagne, Fanny L’Herminez, à Lugano, dans le Tessin, non loin de cette maison qu’a acquise le militant italien Cafiero sur les rives du lac Majeur pour y loger Bakounine et, avec lui, la révolution. Mais voici que Fanny, comme Clarisse avant elle, meurt quelques jours après l’enfant qu’elle vient d’accoucher. Reclus, veuf de nouveau, troque le sud du pays pour le nord, le lac Majeur pour le lac Léman, passe d’un insurgé russe à un autre : Bakounine décède à son tour et, un an plus tard, Élisée fait la rencontre de Kropotkine. Très vite, les deux hommes se lient.
S’il y passe le plus clair de son temps, Reclus n’est pas en Suisse comme en résidence surveillée, loin s’en faut. L’élaboration de sa Nouvelle Géographie universelle l’amène à mobiliser de nombreux collaborateurs et à parcourir une Europe qu’il connaît encore trop peu. Aussi se rend-il, seul ou accompagné de camarades, dans les Carpates et en Transylvanie, en Italie, en Allemagne, à Londres, en Belgique et au Pays-Bas, au Danemark et en Suède. S’il passe de longues heures à sa table de travail, Élisée est bel et bien, selon l’expression de Lucien Febvre, « un géographe de plein vent ».
*
Des pages et des kilomètres, a-t-on dit ; des idéaux, a-t-on ajouté. Ceux-là se structurent dans les feuilles du Révolté qui paraît à Genève et dans les réunions qu’organise la Fédération jurassienne, association antiautoritaire qui, peu à peu, formalise ce communisme-anarchiste dont Élisée sera l’un des porte-voix14.
1880-1881.
La question a été abordée plus d’une fois. Au Parlement, c’est presque une blague. Ne faudrait-il pas gracier une poignée de communards ? Ne pourrait-on pas, même, accorder l’amnistie à la plupart ? Les arguments, qu’ils soient pour ou qu’ils soient contre, sont les mêmes à chaque fois. Certains s’insurgent : et le désordre ? la colonne Vendôme, les Tuileries ? et l’anarchie ? D’autres tempèrent – la Nation aurait besoin d’une réconciliation. C’est que 20 000 morts, 40 000 jugements prononcés, cela fait beaucoup. Ça s’est coincé dans la gorge de la République comme les arrêtes d’un brochet ou les petits os d’un chapon. Au milieu de l’année 1880, pourtant, la gorge se dénoue : l’amnistie des communards et des communardes est votée.
D’Angleterre, de Belgique et de Suisse, on s’empresse de revenir. Des bateaux débarquent les déportés du Pacifique. Depuis Clarens, on imagine Élisée satisfait de la nouvelle. Dans les mois à venir, il ira visiter sa famille, à Orthez. Mais il ne montre rien de sa joie. D’autres objets l’animent. Le cinquième volume de sa Nouvelle Géographie universelle, sur l’Europe scandinave et russe, est à paraître. Il faut discuter des cartes avec l’éminent Charles Perron et quelques détails sur la Sibérie sont à clarifier auprès du géographe Léon Metchnikoff. À La Chaux-de-Fonds, dans le Jura suisse, la motion portée par Élisée, Kropotkine et Cafiero pour un communisme-anarchiste s’est imposée sur les propositions collectivistes – un nouvel élan secoue le socialisme. Enfin, son Histoire d’une montagne paraît en volume, mettant un terme à sa longue gestation.
Il reste à Reclus vingt-cinq années à vivre. Celles-ci seront riches, on s’en doute : d’autres pages, des kilomètres nombreux encore, une doctrine qui ira s’affirmant. Des procès et des polémiques, aussi. Notre propos s’en est tenu à la décennie qui relie les deux Histoires présentement rééditées – d’autres ont déjà conté la suite15. Quittons l’auteur ici pour revenir une dernière fois à ces œuvres.
*
Donc, d’un ruisseau et d’une montagne.
Pour Reclus, pour son temps et pour le nôtre, qu’ont été et que sont ces deux ouvrages ? Des « récréations », comme le laisse suggérer le nom de la collection dans laquelle ils paraissent ? Des œuvres édifiantes et instructives à seule destination d’un jeune public ? Il est vrai que plusieurs générations d’élèves les recevront lors de cérémonies des prix qui scandent les premières années d’école. La Ville de Paris en fera un des titres de ces attributions. Et quoi d’autres ? Poésie et science, un peu de tout cela sûrement. Ça n’est pas une piètre tâche que de vulgariser des sciences naturelles en pleine mutation pour un public auquel, d’ailleurs, il n’a pas de peine à s’identifier.
L’éducation, l’instruction et la pédagogie occupent une place de choix dans les préoccupations d’Élisée, à l’instar des autres théoriciens anarchistes16. En cela, Histoire d’un ruisseau et Histoire d’une montagne forment une boucle. Au début du premier texte, on trouve ainsi ces phrases :
« Que le collégien sorti de la prison, sceptique et blasé, apprenne à suivre le bord des ruisseaux, qu’il contemple les remous, qu’il écarte les feuilles ou soulève les pierres pour voir jaillis l’eau des petites sources, et bientôt il sera redevenu un cœur simple, jovial et candide17. »
En guise de conclusion, le second texte offre un parfait contre-point, qu’il n’est pas inutile de citer en entier :
« La véritable école doit être la nature libre, avec ses beaux paysages que l’on contemple, ses lois que l’on étudie sur le vif, mais aussi avec ses obstacles qu’il faut surmonter. Ce n’est point dans les étroites salles aux fenêtres grillées que l’on fera des hommes courageux et purs. Qu’on leur donne au contraire la joie de se baigner dans les torrents et les lacs des montagnes, qu’on les fasse promener sur les glaciers et sur les champs de neige, qu’on les mène à l’escalade des grands sommets. Non seulement ils apprendront sans peine ce que nul livre ne saurait leur enseigner, non seulement ils se souviendront de tout ce qu’ils auront appris dans ces jours heureux où la voix du professeur se confondait pour eux, en une même impression, avec la vue de paysages charmants et forts, mais encore ils se seront trouvés en face du danger et ils l’auront joyeusement bravé. L’étude sera pour eux un plaisir, et leur caractère se formera dans la joie18. »
Ces deux livres, qu’un historien qualifiera de « véritables poèmes de vulgarisation scientifique et de méditation morale19 », ne peuvent toutefois en rester à l’état de récompense pour bons élèves. S’ils paraissent tous deux dans la même collection que les romans de Jules Verne, leur succès est bien moins considérable, certes ; s’ils ne sont pas dénués de contenu politique, ils n’ont guère la teneur de textes postérieurs, c’est évident20. Et pourtant, c’est en feuilletant l’un de ces deux ouvrages que nombre d’anarchistes, en France, en Italie ou en Espagne, ont fait connaissance avec le nom de Reclus au cours du XXe siècle ; ce sont, à ce jour, ses livres les plus réédités, les plus traduits, ceux que délaissent chercheurs et chercheuses mais louent lecteurs et lectrices.
Œuvres mineures, peut-être, comparées à sa trilogie géographique que constituent La Terre (1868-1869), La Nouvelle Géographie universelle (1876-1894) et L’Homme et la Terre (1905-1908), elles n’en sont pas moins les plus connues désormais – au point qu’une vénérable maison d’édition française se permette de tronquer quelques chapitres d’Histoire d’un ruisseau pour parer les fragments restant d’une étonnante « sagesse » et en modifier le titre.
Pour nous, l’intérêt est certain. Qu’en était-il pour le géographe ? La qualité de l’entreprise lui importe, cela est sûr – même, il s’inquiète et se montre insatisfait. Il a pu faire part de ses doutes à son éditeur au moment de lui remettre la première version d’Histoire d’une montagne : «Mon livre est à la fois science et poésie, mais il vaudrait mieux qu’il fût l’un ou l’autre ; je crains bien que le genre lui-même ne soit faux21. » Un genre, il est vrai, qui ne sera pas du goût de tous : d’aucuns critiquent cette « gaffe prétentieuse d’allier la poésie à la science22 » – des esprits chagrins qui, songe-t-on, ne comprennent goutte à l’une comme à l’autre. De même, alors que la publication en volume approche, Élisée s’enquiert des illustrations qui accompagnerons ses mots – il les trouve peu à son goût, preuve que la cohérence interne de cet ouvrage compte autant que pour un autre. Œuvres mineures, oui, mais comme le serait un accord simplement modulé : les références, nombreuses, sont dissimulées ; le vocabulaire technique est abondant mais se voit réhaussé de métaphores et de superlatifs ; la narration est tenue par un auteur qui implique son corps dans son texte autant qu’il a pu le faire lors de ses expéditions.
Alors oui, l’entreprise, le style et les informations sembleront datées. Mais rien n’empêche de souffler sur la poussière pour donner à lire, de nouveau, deux ouvrages qui ont fait date. Qu’on les qualifie de bréviaires écologistes ou de « divulgations géographiques23 », de récits géopoétiques ou de matrice sur laquelle édifier « un monde à part24 », ces deux Histoires ne laissent pas indifférent. Mieux, elles invitent à lever la tête pour observer ce qui survient dehors – au hasard, bruissement d’ailes, fracas de la ville, neige sous les chausses. Il ne reste plus qu’à sortir faire quelques pas.
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Notes
- Cité dans Brun Christophe, 2014. Élisée Reclus. Les Grands textes. Flammarion, coll. Champs, Paris, p. 305.[↩]
- Le Bris Michel, 1992. Le Grand dehors. Payot, Paris.[↩]
- Muir John, 2006 (1916). Quinze cents kilomètres à pied à travers l’Amérique. Corti, Paris.[↩]
- Reclus, Élisée., 2020 (1861). Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe. Le Pommier, Paris.[↩]
- Le Lay Yves-François, 2008. Le Mississippi d’Élisée Reclus : donner du sens aux eaux courantes. Cahiers de géographie du Québec, vol. 52, n° 146, p. 215-228.[↩]
- Cornuault Joël, 2003 (1995). Élisée Reclus, géographe et poète. Fédérop, Gardonne, p. 19.[↩]
- Lettre à Oscar Peschel, 28 octobre 1868, reproduire dans Dumesnil [Reclus] Louise, (éd.), 1911. Élisée Reclus, Correspondance, Tome premier, Décembre 1850-mai 1870. Schleicher, Paris, p. 298.[↩]
- Lettre à Louise Dumesnil, 1869, ibid., p. 335.[↩]
- Itinéraire carcéral retracé pour Lissagaray Prosper-Olivier, 1896 (1876). Histoire de la Commune de 1871. Dentu, Paris. Cité dans Brun, C. 2014. Op. cit., 325.[↩]
- Reclus Élisée, 2015. Les Alpes. Héros-Limite, Genève.[↩]
- Reclus Élisée, 2019 (1866). Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes. Bartillat, Paris, p. 31.[↩]
- Ibid., p. 35.[↩]
- Lettre à P.-J. Hetzel, 27 mars 1872. Cité dans Ferretti Federico, 2014. Élisée Reclus. Pour une géographie nouvelle. Éd. CTHS,Paris, p. 89.[↩]
- Enckell Marianne, 2012 (1971). La Fédération jurassienne. Entremonde, Genève.[↩]
- Parmi les premiers, le bibliophile anarchiste Max Nettlau, dont il serait bon de traduire sa biographie parue en deux volumes en 1929-1930. Eliseo Reclus, la vida de un sabio justo y rebelde, Barcelone, Publicaciones de la Revista Blanca.[↩]
- Reclus Élisée, Kropotkine Pierre et Perron Charles, 2018. La Joie d’apprendre. Héros-Limite, Genève.[↩]
- Infra., p. 233.[↩]
- Infra., p. 220.[↩]
- Guest Bertrand, 2017. Révolution dans le cosmos : essais de libération géographique. Classique Garnier, Paris, p. 20.[↩]
- Textes rassemblés pour la plupart dans Reclus Élisée, 2012. Écrits sociaux. Héros-Limite, Genève.[↩]
- Lettre à P.-J. Hetzel, 26 juin 1872, citée dans Ferretti Federico, 2014. Op. cit., p. 90.[↩]
- Article de Benjamin Guinaudeau à propos d’une conférence d’Élisée Reclus, La Justice, 20 mai 1894. Cité dans Brun Christophe, 2014. Op. cit., p. 173.[↩]
- Selon l’expression du cartographe et parent d’Élisée, Franz Schrader, dans la nécrologie qu’il consacre à son lointain cousin. La Géographie, 15 août 1905, n° 83. Cité dans Brun Christophe, 2014. Op. cit., p. 95.[↩]
- White Kenneth, 2018. Un monde à part. Cartes et territoires. Héros-Limite, Genève.[↩]