Entretien réalisé par Léna Balaud et Antoine Chopot auprès de cinq membres des Naturalistes des Terres.
Pouvez-vous revenir sur la genèse du réseau des Naturalistes des terres, sur les intuitions qui sont à l’origine de sa création ? Pourquoi avez-vous fait le choix de commencer par créer un annuaire cartographique en ligne des naturalistes ?
Nous étions plusieurs à trouver paradoxal qu’il y ait si peu de naturalistes au sein des luttes contre la destruction du vivant. Lors de rencontres paysannes l’été dernier (2022), l’une d’entre nous a souligné cette contradiction, et les échanges qui ont suivi ont débouché sur l’envie de créer un annuaire cartographique des naturalistes, de rédiger une tribune médiatique et d’organiser des rencontres nationales.
La mise en ligne de l’annuaire cartographique et la publication de la tribune permettaient de répondre à une première question : combien sommes-nous à partager un constat d’impuissance ? C’est une manière de se compter que nous voulions engageante.
Il y avait aussi un objectif très opérationnel : cet outil permet la mise en lien de naturalistes, supposé·es éloigné·es des espaces militants, avec des collectifs en lutte. En commençant par un annuaire on a fait le pari qu’il n’y a souvent pas besoin d’autre chose que de la mise en relation de personnes, de compétences et de sensibilités. Les volontés de décloisonnement, de mixité sociale sont un préalable et nous voulions proposer aux naturalistes de rejoindre des espaces en lutte pour participer à ces dynamiques. En espérant pouvoir proposer de nouveaux outils et horizons de lutte aux militants, et montrer un débouché politique inhabituel à des naturalistes.
On ne peut pas comprendre votre initiative sans la remettre dans le contexte des conditions de travail des naturalistes aujourd’hui. Les naturalistes professionnel·les font leur métier par passion, depuis un profond attachement aux vivants. Mais ils et elles doivent souvent travailler dans des conditions précaires, pour certains dans des bureaux d’études qui leur demandent d’avaliser la destruction d’écosystèmes ou d’êtres vivants pour des projets d’aménagement. Comment sortir de cet état de dissonance cognitive qui semble frapper bon nombre des naturalistes professionnel·les ?
Un des principaux facteurs de découragement est sans doute l’absence de possibilités d’agir politiquement avec efficacité. La seule possibilité actuelle réside dans des instances traditionnelles de la protection de la nature qui échouent malheureusement souvent dans leurs rôles. Une fois sa journée de salarié·e, d’indépendant·e ou de bénévole terminée, le ou la naturaliste n’a que peu de possibilité de se faire entendre et de faire entendre la disparition des êtres vivants.
L’intuition de départ est donc de venir pallier le manque d’un espace d’échange entre nous et de liberté de parole sur des problématiques politiques qui touchent les naturalistes. Par le simple fait de pouvoir se retrouver avec cette sensibilité, ces savoirs naturalistes et un diagnostic environnemental communs, de se mettre en mouvement collectivement pour se sortir d’un état d’abattement partagé par beaucoup.
Parmi les organisations accueillant le plus de naturalistes il y a les associations de protection de la nature et de l’environnement (APNE), de manière salariée ou bénévole et les bureaux d’étude (BE) de manière salariée. Le cas des travailleurs en BE est déjà bien traité par l’article de Reporterre1 sur le blues des naturalistes. Une motivation très présente des Naturalistes des terres à l’égard des camarades en BE est de chercher à aider, épauler ces travailleur·euses. Si les BE doivent être critiqués, certains font très bien leur boulot, et nous savons qu’il y a beaucoup d’intérêts pour un·e naturaliste d’y travailler. C’est un bon moyen de se former, et de faire d’une passion un métier. C’est aussi une possibilité de peser dans des dossiers d’aménageurs. Le sujet pour nous est aussi de proposer un espace d’échange et d’organisation entre professionnels de BE.
Les organismes qui gèrent des espaces naturels sont dépendants de financements publics ; les associations de protection de la nature assumant un certain degré d’engagement militant le sont souvent également en partie. À quel point ces structures sont-elles à la merci du bon vouloir de leurs bailleurs ? L’exemple récent de l’Association de Protection, d’Information et d’Études de l’Eau et de son Environnement qui a perdu ses subventions régionales suite à une prise de position sur les réseaux sociaux au sujet des mégabassines dans les Deux-Sèvres, est éloquent…2.
Les subventions publiques sont d’une grande importance pour beaucoup d’APNE3. C’est de l’argent qui tombe sans contrepartie ou très peu. Ça peut se compliquer avec le fonctionnement par appel à projet, il faut faire preuve d’un peu de contrition pour rentrer dans les cases mais ça passe encore. Et puis parfois, la puissance publique ne vous suit plus car vous avez été un peu trop militant. Alors il faut se tourner vers d’autres sources de financement comme le mécénat, au risque de créer des tensions internes car on va chercher de l’argent d’entreprises privées pas toujours exemplaires, le risque étant de devoir licencier une partie des salarié·es qui sont également des collègues, ami·es, complices d’une vie à défendre le vivant.
En effet, une partie du milieu associatif de la protection de la nature s’est faite coincer dans des logiques salariales et un fonctionnement économique très dépendant de subventions publiques. Il arrive que des APNE se positionnent et décrochent des appels d’offres pour réaliser des missions de bureaux d’études, afin d’accompagner des projets, comme des installations d’éoliennes par exemple. Dès lors, il devient compliqué de s’y opposer lorsque ce serait nécessaire. Ce fonctionnement les rapproche d’ailleurs beaucoup d’une logique de BE. Le niveau de liberté de parole s’amenuise. L’exigence éthique passe au second plan par rapport à la nécessité de conserver les emplois créés au sein de l’association. C’est une forme d’auto-censure.
De plus, le « contrat d’engagement républicain » semble être une épée de Damoclès de plus sur l’avenir des associations de protection de la nature. Lorsque vos observations, conclusions scientifiques ou convictions vont radicalement à l’encontre des intérêts et visées des financeurs, comment tenir l’exigence de vérité et de probité ? Est-ce que des naturalistes s’organisent pour réagir à l’intensification de ces pressions et de ces mises sous silence ?
Effectivement, depuis 2021, la création du Contrat d’engagement républicain (CER) ajoute une limitation de la liberté de militer pour les APNE. Il s’agit d’une liste d’engagements « républicains » qui, s’ils ne sont pas respectés, peuvent aboutir à des suppressions de subventions. A l’origine issu de la loi dite “séparatisme” et visant l’islam radical, les formulations des engagements sont suffisamment étendues pour y inclure toutes les associations comme les APNE. La culture militante naturaliste étant relativement peu offensive, le CER vient en plus bâillonner toute possibilité d’augmenter un rapport de force. Il est bien malheureux que le CER n’ait soulevé aucune résistance dans nos milieux naturalistes lorsqu’il est sorti.
Ce qui est terrible avec le contrat d’engagement républicain, c’est que même des financements publics ne permettent plus le fonctionnement d’une APNE avec une haute éthique. Nous espérons être assez malin·es pour être capables de venir épauler, prolonger ce réseau associatif, dans lequel nombre d’entre nous sont impliqués, sur une scène politique militante, activiste à laquelle il n’a plus le droit de participer.
Avec l’annuaire cartographique, les naturalistes peuvent apporter leur soutien et leur expertise aux luttes locales. Quel peut être le rôle spécifique des naturalistes dans les luttes écologistes aujourd’hui ? Et en quoi sont-ils des acteurs politiques à part entière de ces luttes écologistes, plutôt que de simples moyens mis au service de victoires possibles ?
L’expérience du collectif des Naturalistes en lutte né sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en 2012, auquel certains d’entre nous ont participé, apporte quelques réponses. Au tout départ, cette initiative n’a pas trouvé beaucoup d’écho ou d’enthousiasme chez les militant.e.s. Les arpentages des premiers naturalistes, accoutré·es de jumelles, loupes, filets et guides d’identification ne paraissaient pas, aux yeux des autres militants, comme des actions efficaces pour contrer le projet d’aéroport. À cette époque, nous avons arpenté le bocage avec une pointe de malaise… mais nous nous sommes rapidement retrouvé·es à 200 !
Et en effet, les inventaires des naturalistes en luttes ont permis de ralentir le projet, laissant d’autant plus d’espace à la constitution d’un collectif en lutte sur la ZAD. Si le plan juridique de la lutte est utile mais aride, la présence des naturalistes sur une zone à défendre fait que la question des vivants y est sans cesse rappelée. Elle peut alors transformer la trajectoire des personnes en lutte de manière imprévue : leurs pratiques agricoles ou l’adoption des masques d’animaux en manifestation. C’est donc aussi du côté sensible et collectif que les transformations ont lieu.
Ça a été un basculement marquant pour certain·es d’entre nous du collectif Naturalistes en lutte, entre la période où nous faisions les inventaires en toute discrétion, et celle où les masques des manifestations sont devenus des masques d’animaux protégés qui avaient été inventoriés sur la zone à défendre. Les espèces inventoriées ont été brandies comme autant d’étendards jusqu’à construire un triton marbré de 18 mètres de long. Les masques d’animaux sont venus remplacer les drapeaux dans les cortèges. Cela a permis à tous les participant·es de la lutte, naturalistes ou non, de faire un lien symbolique entre les mouvements sociaux et le monde des vivants.
Nous naturalistes, nous sommes des acteurs politiques à part entière car nous pouvons apporter aux militants non seulement du savoir et des informations, mais surtout des occasions d’élargissement de la signification de la référence à la polis contenu dans la notion de politique : la « cité », le monde à défendre, est composé de tous les individus vivants, et pas seulement les humains. Par nos actions, balades, récits naturalistes, nous pouvons non seulement protéger mais aussi faire aimer les espèces, et à cette occasion rattacher le fonctionnement du collectif habitant à tous les vivants.
Les naturalistes sont les porteur·euse.s d’une culture scientifique de connaissance du vivant. Mais leur pratique ne serait rien sans un engagement sensible et un attachement singulier aux milieux observés, sans une passion pour la nature et la vie non-humaine sous toutes leurs formes, comme vous venez de l’évoquer. Votre initiative semble ne pas se limiter à la volonté d’apporter des connaissances et de la vulgarisation scientifique aux luttes locales (bien que ce soit fort nécessaire). Pourquoi est-il si important de provoquer une attention aux vivants et un déplacement du regard des militant·es, au-delà d’un certain pragmatisme stratégique ?
Les naturalistes sont minoritaires, mais par leur exemplarité et leur ancrage, ils et elles peuvent contribuer à opérer un déplacement dans la manière de penser nos façons de lutter. Tout d’abord, transmettre des savoirs naturalistes permet de viser une forme d’exemplarité du mouvement des luttes pour le vivant. Les bonnes intentions seules ne suffisent pas et connaître le plus possible les enjeux écologiques sur un espace permet d’éviter des dégâts que l’on pourrait générer par la présence d’un festival, d’une manif-action ou tout autre évènement.
Ensuite, les naturalistes sont des profils ultra-minoritaires. Le seul moyen de massifier leurs connaissances et leurs sensibilités est de transmettre. La force des naturalistes n’est absolument pas le nombre mais la compréhension des enjeux, la prise en compte permanente des altérités non humaines.
Enfin, prendre conscience progressivement de la richesse du vivant sur un espace, quel qu’il soit, renforce nécessairement notre attachement à un lieu et probablement l’envie de le défendre. L’inverse peut être vrai aussi. Pour un naturaliste, constater la disparition inexorable des différentes espèces peuplant une forêt, un marais, une prairie peut amener à une distanciation envers cet espace. Ce n’est pas la géographie d’un lieu qui est importante, mais bien ce qui le peuple et qui génère des affects.
En développant de nouvelles formes d’attention, l’idée est de donner une place à part entière aux vivants non humains, en développant sur un territoire de lutte une vraie relation de compagnonnage avec les espèces présentes. Le but, c’est de quitter une représentation des luttes anthropocentrée pour créer une communauté plus large. À terme, nous aimerions que la culture naturaliste ait tellement infusé nos façons de lutter qu’il ne soit plus envisageable de ne pas considérer les non-humains comme des camarades. L’attention au vivant pourrait alors devenir quotidienne pour les militant·es et pas seulement lors des moments de lutte. Les manif-actions et les week-ends de mobilisation sont des temps collectifs forts et propices pour déplacer la focale et faire fructifier les attentions et les sensibilités naturalistes.
Mettre nos connaissances des vivants au service des luttes
Si les naturalistes sont présent·es de longue date dans les luttes environnementales, notamment sur les ZAD, il semble y avoir eu un seuil franchi avec le week-end d’action contre l’autoroute A 133-134 près de Rouen en mai dernier. Une nouvelle stratégie a en effet été tentée avec la création de deux mares dans la forêt de Bord et des scarifications de chênes pour accélérer la venue du grand capricorne – autant de gestes qui relèvent de ce que l’on peut appeler la « guerilla rewilding ». Tout cela dans le cadre d’une manifestation de plus de 2 000 personnes. Pouvez-vous revenir sur la réflexion qui a conduit à cette action naturaliste de masse et sur le choix des lieux et de vos modes d’action ? Comment vos pratiques et compétences naturalistes ont-elles servi à concocter ces actions ? Et quelles ont été les réactions des manifestant·es à ces nouvelles formes d’action politique ?
Cette action naturaliste massive s’est construite en lien avec les opposant.e.s locaux contre l’autoroute A133-134 et les Soulèvements de la Terre. C’est important de le préciser car cela part des besoins d’une lutte locale et fait aussi appel à des savoir-faire plus expérimentés d’un mouvement qui pratique les manif-actions à plusieurs milliers de personnes. Nous avons aidé à préparer ces actions, afin de construire leur pertinence naturalsites, et le récit qui y serait associé depuis nos savoirs et nos sensibilités sur cette journée de manifestation.
À partir des espèces connues ou susceptibles d’être présentes en Forêt de Bord (un espace naturel sur le tracé du projet d’autoroute), quatre ont été retenues, notamment pour leur statut de protection, qui est un des outils de lutte à notre disposition, mais aussi pour leur capital sympathie ou symbolique voire totémique. Ainsi, on pouvait retrouver à l’honneur Cerambyx cerdo, le Grand capricorne, un insecte pourtant rarement apprécié du grand public et des professions du bois.
Les quatre espèces totems – le muscardin, le triton, le grand capricorne et le pic mar – nous laissaient la possibilité de diviser la manifestation en autant de cortèges et donc de diluer la pression humaine au sein de la forêt. C’était aussi une manière de se donner la possibilité de proposer une gamme de gestes plus ou moins offensifs avec différents niveaux d’engagement, de manière à pouvoir inclure une plus grande diversité de manifestant-es.
La pose des nichoirs à Muscardins était la plus « mignonne » des actions proposées mais pas la moins offensive si l’on se place du point de vue de la lutte juridique. Le Muscardin est un rongeur protégé. Les nichoirs sont des aménagements simples, peu coûteux permettant soit de détecter plus facilement l’espèce ciblée, sachant qu’il s’agit d’un micro-mammifère très discret, soit de renforcer une population existante, voire de l’inviter sur de nouveaux sites. La zone d’implantation des nichoirs sur le tracé théorique du projet a été choisie après des prospections sur le terrain mais aussi des recherches d’indices de présence de l’espèce comme des noisettes grignotées sur le site ou à proximité.
Les manifestant·es de ce cortège étaient invité·es à distribuer les nichoirs de mains en mains le long d’un sentier et une équipe plus réduite venait les installer en perturbant le moins possible la lisière forestière visée. L’intention était aussi de montrer la facilité qu’il peut y avoir à installer des nichoirs, certes pas n’importe comment mais cela ne nécessite pas une ingénierie folle et chacun·e peut s’en emparer pour montrer une une capacité d’hospitalité envers le vivant autre qu’humain.
Le cortège Triton avait pour objectif de creuser une ou deux mares supplémentaires dans une parcelle favorable, sur le tracé de l’autoroute et en continuité écologique avec d’autres mares existantes. Cette idée n’est pas nouvelle et se base sur le statut de protection dont bénéficient l’ensemble des amphibiens, tritons, salamandres, grenouilles, crapauds etc. Une mare reste rarement orpheline de ce type d’habitant·es et c’est sans doute un moyen facile, ludique et festif d’inviter des espèces protégées sur un site. De la préparation est là encore nécessaire afin de repérer en amont l’espace le plus favorable et vérifier que le creusement d’une mare ne vient pas dégrader ou détruire un habitat rare ou fragile. En l’occurrence, nous sommes parti·es d’une mare déjà colonisée par des amphibiens (Triton alpestre et Salamandre tachetée) se trouvant en dehors du tracé pour proposer deux mares successives dans la continuité de l’écoulement des eaux et en partant des caractéristiques du sol et de la végétation dans l’objectif d’atteindre le coeur du tracé autoroutier.
Le brouillage du marquage de l’ONF est une action qui consiste à venir brouiller le marquage des arbres. Les forestier·ères de l’ONF se repèrent grâce à des marques de formes et de couleurs peu variées. Leur signification est relativement simple à obtenir puis à interpréter en forêt. L’un des marquages ciblé est le rond de couleur chamois. Lorsqu’un arbre est marqué de ce symbole, c’est qu’il a été identifié par les forestier·ères comme étant d’un intérêt particulier pour la biodiversité. C’est donc un arbre à préserver et qui échappe à la coupe. Une norme établit qu’il faut identifier au moins 3 arbres de ce type par hectare dans une forêt faisant l’objet d’une exploitation pour son bois.
Lors de la manifestation, nous sommes venu·es taguer des dizaines voire des centaines d’arbres avec ce symbole. Le message est clair : « nous estimons que la norme de 3 arbres « biodiversité » par hectare est tout à fait insuffisante et nous faisons une proposition qui nous paraît plus intéressante pour la forêt. Par là même vous n’êtes plus en mesure de vous repérer dans votre marquage, mieux vaut renoncer à des abattages au risque de vous tromper ». Ici, nous avons une action très facilement réalisable, ne mettant pas en danger les manifestant·es, avec un message politique associé. L’efficacité de ce geste n’est toutefois pas évaluée à ce jour.
La scarification des arbres est un procédé qui vise à créer des suintements de sève qui dégageront des substances attractives pour plusieurs espèces d’insectes et notamment le Grand capricorne. Cette espèce n’est plus connue en Forêt de Bord mais toujours présente à une vingtaine de kilomètres à l’Est selon des inventaires. Là encore, la stratégie s’appuie sur le statut de protection de l’espèce qui fait partie des rares insectes à pouvoir se targuer d’être capable de stopper des travaux autoroutiers à l’instar du Pique-prune par exemple. Plus largement, cette opération visait aussi à visibiliser par un geste marquant, et plus seulement symbolique, toute une diversité d’êtres vivants associés aux forêts matures dites sénescentes (champignons mangeurs de bois, insectes réalisant une partie de leur cycle biologique dans les troncs). La scarification s’accompagnait d’un second geste de verrouillage de la parcelle par du cloutage.
Cette action de cloutage par le cortège Pic mar vise à aligner une série de clous plantés à la verticale afin d’obtenir une ligne suffisamment longue le long du tronc pour gêner voire empêcher la coupe par une tronçonneuse. Rappelons que le fuseau autoroutier se situe en grande partie sur une large portion de la lisière. Les parcelles sont constituées de feuillus (hêtres et chênes) avec de superbes sujets destinés à du bois d’œuvre.
A certains endroits, le dénivelé est conséquent et rend difficile le passage d’abatteuses mécaniques, de toute façon peu appropriées vu l’âge du peuplement et la destination du bois. Les clous n’arrêteront pas une abatteuse mécanique ni un abattage par pelleteuse ou bulldozer. Les clous permettent aussi de figer l’espace et de faire obstacle à toutes coupes de nature à diminuer l’intérêt écologique du milieu, avant même la finalisation de l’ensemble des inventaires de l’étude d’impact. Enfin, les clous permettent une chute substantielle de la valeur économique du bois et/ou des opérations conséquentes en scierie pour sécuriser les machines. C’est probablement sur ce point que les clous s’avèrent une arme très efficace ! Il est peu probable qu’une scierie ou une papeterie accepte un lot des parcelles verrouillées.
Les deux actions de cloutages et de scarification semblent toutefois un peu différentes des deux précédentes puisqu’elles apparaissent au premier abord, et pour une majorité de personne, non pas créer mais dégrader l’espace naturel.
C’est là toute la complexité de l’opération : accompagner des gestes d’hospitalité active contre-intuitifs dans un cortège de plusieurs centaines de manifestant·es et les assumer sur le plan médiatique. Ces actions de scarification et de cloutage ne sont pas forcément compréhensibles au premier abord et nécessite des explications.
Pour autant, nous pensons qu’il ne faut pas fuir la possibilité de se donner le temps d’explications longues et un partage précis de la pertinence écologique de ces gestes. Nous savons que l’arbre vivant bénéficie d’une symbolique importante et de plus en plus intouchable dans nos représentations culturelles. Il nous semblait indispensable que notre argumentaire ne se limite pas au caractère exceptionnel des vieux arbres de la Forêt de Bord, sacralisés, mais apporte une vision écosystémique. Rappelons quelques dynamiques écologiques essentielles à un fonctionnement forestier riche, divers et abondant : la nécessités des cavités de pics pour le développement de certaines espèces de champignons, les blessures après chablis qui provoquent des suintements de sèves qui nourriront des insectes adultes, la colonisation de troncs par des larves de Grand Capricorne qui provoqueront la mort de l’arbre mais permettront aussi l’installation d’une multitude d’autres insectes et même de chauves-souris … Du point de vue naturaliste, nous n’avons pas blessé ou mutilé des arbres, nous avons créé des dendro-microhabitats et rendu visibles tous ces êtres lors de la plus grande manifestation naturaliste de l’année en France.
Sur place nous avions la possibilité de passer beaucoup de temps à expliquer, vulgariser, sensibiliser, débattre sur l’intérêt de ces gestes et les réflexions desquels ils découlent. En revanche, cela se complique avec la communication médiatique. Nous avons pu constater avec dépit de nombreuses réactions hostiles se basant uniquement sur leur propre interprétation de photos ou de vidéos. Par contre, nous avons pu constater plusieurs soutiens de naturalistes, interpellés sur le sérieux de nos actions. Jusqu’à présent nous constatons que nos propositions sont accueillies comme légitimes et découlant de savoirs naturalistes. Nous avons d’ailleurs déjà pu le constater lors d’une action masquée de rebouchage de drain pour restaurer la tourbière du Bourdet en Deux-Sèvres. À chaque fois nous avons enregistré de nouvelles vagues d’inscriptions sur l’annuaire cartographique.
Des chantiers-nature de lutte
Comment concilier le soin minutieux requis par les pratiques naturalistes et la manifestation en masse ?
L’organisation générale de l’action était un gros risque, qui a été longuement pesé jusqu’au jour même. La précédente grosse manifestation contre l’autoroute Castres-Toulouse avait rassemblé plus de 6 000 personnes et nous avions évalué qu’il ne faudrait pas dépasser 2 000/2 500 personnes, car le lieu de manifestation, la forêt de Bord, se trouve être une forêt riche en diversité biologique, en plein printemps, une période à risque pour le bon déroulement des différents cycles de reproduction et donc de maintien des populations. Des signaux très encourageants nous étaient parvenus lors de la manifestation contre l’autoroute Castres-Toulouse où un silence avait été demandé et respecté par la foule à l’approche d’une héronnière sur le parcours du cortège.
Cette problématique est très importante pour nous car il existe d’autres formes d’actions qui peuvent nécessiter moins de personnes et être tout aussi efficaces, et il existe d’autres formes de sensibilisation de masse vers les personnes moins ou non-naturalistes. Il n’est donc pas question de préparer des manifs-actions massives au détriment du vivant. Dans le cas de la forêt de Bord, nous avons tenté ce format qui s’est révélé pertinent et riche d’enseignements. De même, une attention particulière avait été portée sur la végétation et la présence d’éventuelles stations d’espèces rares, protégées. Nous voulions présenter de l’exemplarité dans le respect des autres êtres vivants sur ce site.
Une grande satisfaction est d’avoir réussi à faire participer les manifestant·es tout en les invitant à se mettre au rythme de la forêt. C’est d’ailleurs un souvenir marquant. À la sortie du camp du festival, sur les quelques centaines de mètres entre un village et des champs de colza, les cortèges ont pris, par habitude joyeuse, une allure débordante de couleurs et de masques, tonitruante de chants et de slogans toujours plus inspirés. À l’entrée exacte de l’orée de la forêt, les cortèges n’étaient plus que murmures, sans perdre de leurs couleurs et de leur énergie (« nous sommes tous des tritons crêtés » a même été chuchoté sur l’air de « siamo tutti antifascisti » par une chorale de jeunes militant·es masqué·es et déters en pleine forêt !)
En plus des précautions naturalistes que nous avons évoquées, pour bien faire comprendre le sens de nos actions à un large public et pour que nos manif-actions ne dégradent pas les milieux naturels dans lesquels nous intervenons, nous avons identifié un autre risque : celui de fermer les portes à certaines alliances. Dans le cas de la forêt de Bord, nous pensons notamment aux forestie·ères. Bon nombre d’entre elles et eux partagent la même sensibilité pour le vivant et ont à cœur de pratiquer leur métier sans dissonance, tout comme d’autres naturalistes. Les actions de cloutage sont venues cibler un moment clef de leur profession, l’abattage d’arbre en prévision d’une valorisation commerciale. Notre message vient critiquer l’exploitation forestière et le calendrier d’abattage. Le fonctionnement de l’ONF est largement critiquable. Mais les forestier·ères ne sont pas forcément des adversaires.
En termes de gestes naturalistes offensifs, ce type de manifestation est clairement une possibilité à prendre en compte, sans que cela ne devienne un automatisme à la mode et donc irréfléchi. Pouvoir pratiquer des luttes naturalistes tout en proposant de populariser les savoirs par des gestes nous semble être une approche pertinente et stimulante pour nouer des liens entre manifestant·es et non-humains. Nous ne nous arrêtons pas non plus uniquement à cette seule réalisation d’actions. Notre contribution à cette lutte se poursuit aujourd’hui puisque des naturalistes locaux vont prolonger la participation des Naturalistes des terres en forêt de Bord et ailleurs, notamment par la mise en place d’inventaires, de balades naturalistes, etc.
À travers ces chantiers de lutte, on pourrait dire que vous cherchez à créer des résistances interespèces dans un cadre offensif désormais assumé, par l’action directe. Pouvez-vous déplier un peu plus cette stratégie de création d’habitats favorables à la biodiversité, qui consiste notamment à inviter des espèces protégées sur des lieux menacés, ou encore à faire de la restauration écologique sur certains milieux dégradés ? En quoi cette stratégie peut-elle être solide d’un point de vue naturaliste, tout en étant efficace d’un point de vue juridique ?
Cette manifestation en forêt de Bord a effectivement permis de déployer plusieurs actions directes avec différents objectifs et niveaux d’offensivité. C’est particulièrement important car nous avions l’impression que le répertoire en la matière était dramatiquement pauvre ! En réalité, ce qui a été proposé sur cette journée d’action peut s’apparenter à des chantiers-nature de lutte. Les possibilités d’agir depuis des savoirs naturalistes sont considérables. Il n’y a qu’à voir le nombre d’ouvrages à notre disposition, rapports, cahiers techniques, qui détaillent précisément des procédés permettant de mettre en place un imaginaire de naturalistes en lutte.
En réalité, ce qui est dramatiquement pauvre c’est notre incapacité à envisager ces travaux techniques en dehors du cadre institutionnel lié à nos métiers. Une fois envisagé sous la casquette du naturaliste-militant, c’est tout un arsenal qui se présente à nous sous la forme d’action directe par de l’hospitalité active envers le vivant mais aussi dans le désarmement par la connaissance des modes opératoires. À partir de là, nos bibliothèques professionnelles, nos flores et altas deviennent des instruments très subversifs.
Pour s’en tenir à la flore, on peut imaginer un chantier d’étrépage (pratique visant à décaisser légèrement et à exporter le sol superficiel et la végétation) pour remobiliser la banque de graine et permettre le retour d’une Drosera (plante carnivore) ; une alliance naturaliste-paysan.nes pour une action de fauche sur une lande dans le but de faire revenir des gentianes ; un pâturage pirate pour retrouver des plantes disparues, etc. Nous sommes riches de nombreuses techniques documentées comme celles-ci. La liste est longue et les alliances stratégiques, momentanées ou durables, immenses !
La stratégie de création ou de restauration d’habitats est d’abord là pour favoriser des individus d’espèces sauvages. Ce sont des pratiques très courantes, qui ont fait leurs preuves. Les proposer dans un cadre de manifestation permet de les rendre accessibles. Il a suffi d’une après-midi pour poser 40 nichoirs, creuser deux mares, créer des conditions d’accueil pour le Grand Capricorne. Si cela demande de la préparation et de la validation au préalable, cela reste une organisation accessible, similaire à des « chantiers-nature » largement pratiqués dans des cadres plus traditionnels. Le fait d’aller placer ces habitats sur l’emprise d’un projet destructeur, c’est évidemment dans l’idée de venir peser sur les outils juridiques à notre disposition. Toutefois, nous ne savons pas encore dans quel sens iront des jurisprudences dans le cas d’espèces protégées présentes dans des habitats créés dans le but de les faire venir. Il y a d’ailleurs du débat chez les juristes spécialisés à ce sujet.
Il est probable que la participation active à ces gestes puisse faire émerger de nouveaux affects militants, ou en tout cas permettre d’expérimenter d’autres manières de se lier à un territoire et ses vivants. Mais la question est aussi de savoir comment ces nouveaux attachements se traduiront dans la manière de s’engager individuellement ou collectivement si les projets concernés venaient à être validés et les travaux commencés. Une chaîne humaine pour transporter des dizaines de nichoirs à Muscardins provoque un immense sentiment de joie militante et une forme de puissance collective (interspécifique). Comment pourrions-nous maintenant laisser faire les machines et raser cette lisière alors même que nous avons favorisé l’installation d’espèces ? Cela aura-t-il pour effet d’ augmenter le niveau d’engagement militant pour entraver la destruction des habitats favorisés et s’assurer ainsi que l’hospitalité active ne se transforme en un piège pour nos compagnons muscardins ?
Un premier week-end de rencontres des Naturalistes des terres a eu lieu en avril dernier. Plus de 150 personnes ont répondu présentes à l’appel, mêlant naturalistes amateur·rices et professionnel·les, scientifiques, éducateur·rices à l’environnement, membres d’associations de protection de la nature, mais aussi activistes, paysan·nes, philosophes. Que retenez-vous de ce premier moment de fédération ? Quels en ont été les moments forts ? Et qu’est-ce que cela augure pour la suite ?
Écologues scientifiques et/ou écologistes engagés, le milieu naturaliste rassemble des profils relativement variés ; tous·tes n’y sont pas militant·es alternatif·ves. Quoi qu’il en soit, toutes les personnes qui étaient présentes à ces rencontres partagent une sensibilité indéniable à la nature. Celle-ci a été appuyée au fil du week-end notamment par les interventions d’intellectuel·les, et tout le monde a semblé s’accorder pour ne pas considérer les autres êtres vivants comme des ressources, ou même de simples sujets d’étude. Leur « valeur intrinsèque » de vivants largement acceptée a permis des réflexions de fond, loin des considérations économiques qui gaspillent habituellement le temps et l’énergie collective.
Cette entente spontanée a été une bouffée d’oxygène pour beaucoup, et a permis d’échanger dans une ambiance studieuse et rassurante, d’écoute, de confiance de stimulation intellectuelle. Il est rare que des rassemblements naturalistes accordent une telle place aux réflexions, à l’auto-critique et à la construction politique. C’est un événement en soit, qui vient répondre à une interrogation que nous avions : non, l’ensemble des personnes se définissant comme naturalistes n’a pas baissé les bras et est même en mesure de proposer un engagement politique concret aux multiples tactiques. À cette énergie commune s’est ajoutée la beauté poétique intrinsèque du naturalisme : cent personnes qui boivent l’apéro s’arrêtent, pour admirer en chœur la libellule migratrice qui vient de se poser près d’elles et eux.
De nombreux ateliers ont été organisés. La présentation des juristes était instructive ; les témoignages des professionnels d’APNE ou de bureaux d’études, libérateurs, ont dressé un état des lieux important. Ces discussions ont souvent confirmé la quasi impasse dans laquelle nous nous trouvons : bien trop peu de moyens pour bien trop d’interventions nécessaires contre des projets destructeurs, et bien peu d’aboutissement des démarches coûteuses en énergie individuelle. Mais en parler collectivement renforçait notre détermination, et d’autres ateliers nous suggéraient de chercher d’autres moyens d’action. Par exemple, des brainstormings sur des actions inédites à imaginer en lien avec d’autres êtres vivants étaient inspirants et enthousiasmants. Les réflexions apportées par S. Husky et B. Morizot, présentant le castor et ses barrages comme des alliés de première importance dans la réhydratation des nappes phréatiques et des sols par temps de sécheresse chronique, sont venues bousculer les conceptions habituelles de soins apportés aux écosystèmes aquatiques. D’autre part, ces rencontres ayant lieu dans une ferme, nous avons pu observer directement l’efficacité des reprises de terres sur le retour d’une biodiversité riche.
Les actions directes comme la manifestation en Forêt de Bord ou le rebouchage de drains de la tourbière du Bourdet sont des suites logiques de ces rencontres. Certains s’affairent tout autant dans des groupes de travail pour dépoussiérer les balades naturalistes en renouvelant les récits du vivant. Nous menons également un gros chantier pour huiler les rouages entre juristes, avocats en droit de l’environnement et inventaires naturalistes, afin de rendre plus efficaces encore les batailles juridiques concernant la destruction d’espèces protégées. De nouvelles idées d’alliances pour lutter avec et pour le vivant ont émergées. Beaucoup d’idées ont germé, et des actions et des groupes de travail se mettent en place suite à ces rencontres, dans une diversité de tactiques, de la structuration de solidarités entre salariés dans les associations, aux chantiers nature de lutte.
Illustration principale (Callune), issue des volumes de l’Atlas des racines 1982 et 1992, de l’université Wageningen en Allemagne.
Notes
- https://reporterre.net/Pressions-convictions-moyens-le-blues-des-naturalistes-en-bureau-d-etudes[↩]
- https://blogs.mediapart.fr/apieee/blog/190323/letat-na-t-il-rien-de-mieux-faire-que-de-harceler-les-ecologistes[↩]
- associations de protection de la nature et de l’environnement[↩]