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Les hommes politiques français se sont toujours sentis obligés de prendre des poses de littérateurs1. L’exemple de Bruno Le Maire, et celui tout récent de Gérald Darmanin montrent que la tradition ne se perd pas. Malgré les protestations indignées auxquelles elle a donné lieu à travers tout le pays, la dernière œuvre de Gérald Darmanin, sobrement intitulée Décret du 21 juin 2023 portant dissolution d’un groupement de fait, mérite d’être lue. Si elle trahit d’emblée l’influence discrète de Georges Pérec (Tentative d’épuisement d’un lieu parisien) et de Michael Batalla (Tentative d’observation d’un inobservable réel), c’est bien avec Jean-Marie Gleize (Tarnac, un acte préparatoire) qu’elle est en dialogue constant2.
Contrairement à ces trois références, Darmanin a décidé de jouer le jeu de l’autofiction3 : il met en scène un groupuscule d’« éco-terroristes » (désignés comme SLT) accusés des pires méfaits par un gouvernement fantoche dont il serait le Ministre de l’intérieur et des outre-mer. Si Dissolution a pu être dénoncé comme un texte dangereux, qui attente aux libertés publiques gageons que Darmanin a surtout rêvé que Dissolution répète le scandale de Soumission, pour en battre les records de ventes.
L’accusation de violence
On appréciera d’abord l’humour pince-sans-rire de l’auteur – ou le cynisme poutinien du Ministre – qui dissout un adversaire politique au nom de… la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ! On admirera aussi l’audacieuse originalité d’une accusation qui reproche à un groupe d’activistes de « s’être abstenu de prendre les mesures nécessaires pour faire cesser » la mobilisation qu’ils visent explicitement à catalyser.
Autres grands moments comiques du Décret : on reproche aux SLT d’avoir « préconisé le port du masque FFP3 », en citant pour preuve de leur ultra-violence le fait de trouver, parmi les préconisations faites aux manifestants, « des consignes d’ordre médical », comme si les « terroristes » arrivaient toujours sur les lieux de leurs massacres avec des trousses de premier secours et les numéros de téléphone des hôpitaux les plus proches.
On comprend donc vite qu’il faut prendre au deuxième degré les références obsessionnelles à la violence, qui n’apparaissent pas moins de 23 fois en cinq pages : il est question du « caractère violent et déterminé » des militants – toujours conjugués au masculin (on sait ce que Monsieur Darmanin pense des femmes) – de « stratégie violente », de « radicalisation violente », de « modes opératoires violents », de « militants radicaux dont 400 à 500 expérimentés et ultra violents ». L’humour transparaît toutefois dans les listes des « dégradations » matérielles, lorsqu’on relève par exemple
que deux exploitations maraîchères ont été saccagées, leurs serres ayant été détruites et les plantations arrachées sous les slogans « Que brûle l’agro-industrie » ; que de même, la centrale à béton BHR de Nantes a été sabotée, cette action ayant été expressément revendiquée par le groupement dont les membres ont déclaré sur Twitter : « Nous avons coupé l’arrivée d’eau de la centrale et cimenté la trappe d’accès », action accompagnée d’un tag « Qui sème le béton, récolte la révolution » inscrit à l’entrée de l’usine ; que ces faits de dégradation, méthodiquement planifiés et exécutés, confirment que la violence loin d’être fortuite ou accidentelle, constitue un mode d’action parfaitement théorisé et assumé de la part du groupement, quel que soit le lieu de la manifestation ou la cible visée.
« Dégrader des barrières », « ensabler des réservoirs de gasoil », « déchirer des bâches » : qui pourrait croire que cela relève du « terrorisme » (fût-il éco-) ? Comme toujours en littérature, les avis critiques seront partagés : certains trouveront ridicule, dans un roman qui se veut réaliste, de n’agiter que le spectre creux de terroristes de pacotilles ; d’autres au contraire y verront un effort d’originalité, un contournement des clichés digne d’un vrai grand fictionnaire (qui invente un imaginaire moins attendu que celui des kalachnikovs, bombes dans les métros et autres avions lancés sur des gratte-ciel).
Le ressort principal de son intrigue consiste à justifier la dissolution par les « agissement violents à l’encontre des personnes ». Or, tout au long du texte, les accusations se limitent à une catégorie très précise et très strictement limitée de « personnes » : les SLT méritent d’être dissous pour s’être « opposés violemment aux forces de l’ordre ». C’est ici que l’intrigue révèle sa faiblesse : il suffisait de commander aux forces de l’ordre de maintenir une distance de sécurité avec les manifestant·es pour éviter sang, comas et tout le cortège de la « terreur ». Cela aurait toutefois imposé une fin précoce à la fiction. Or tout son succès repose sur la (fragile) crédibilité des « éco-terroristes » inventés par l’auteur.
La hantise de l’effectivité
En réalité, plus le texte avance, et plus on comprend que ce qui fait peur au Ministre n’est nullement la violence – très marginale, très occasionnelle, et finalement assez insignifiante – qu’il dénonce chez ses opposants politiques. Le réquisitoire déployé ici contre les SLT justifierait largement la dissolution de la FNSEA – laquelle brille par son absence dans le roman de Darmanin, même si elle s’est livrée à bien davantage d’agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens au cours de son histoire (comme l’illustre la cause désormais célèbre des algues vertes).
Le texte nous fait progressivement comprendre que si le Ministre et ses amis se sentent terrifiés par les SLT, c’est parce qu’ils perçoivent en eux une force qui menace non seulement leur mode de gouvernement mais toute leur vision de la société (propriété privée, ordre économique, logistique productiviste et autorité étatique). Le texte révèle ainsi une véritable hantise devant l’effectivité des formes de mobilisation des SLT.
Ce qui obsède le Ministre, ce ne sont pas tant les provocations à « désarmer » les infrastructures de l’agro-industrie et du capitalisme écocidaire que la constatation que « ces provocations ont été suivies d’effets », qu’elles ont été « d’autant plus suivies d’effets que SLT utilise largement ses comptes sur les réseaux sociaux pour donner à ses mots d’ordre la plus large audience possible et valoriser ces modes d’actions violents » et, encore une fois, que ces provocations « ont été particulièrement suivies d’effets et ont connu un point d’orgue lors de la saison 5 et de la manifestation des 25 et 26 mars 2023, à Sainte-Soline » (qui a déclenché en réaction le processus de dissolution).
La force de l’organisation
Dissolution est donc un roman à lire sur deux niveaux, qui résultent sans doute autant des propriétés incontrôlées de toute écriture littéraire que d’un choix conscient de la part de son auteur. Ce qui doit impérativement être dissous, c’est la possible propagation d’une capacité d’organisation, dotée d’une coordination centralisée et pouvant compter sur une infrastructure logistique et financière. Voilà ce que prônait déjà le Manifeste accélérationniste de 2013, dont toute la gauche (écologiste) s’était moquée ou offusquée alors. La fiction de Darmanin révèle que c’est bien cela qui fera peur aux forces de l’ordre écocidaire dominant.
Les SLT, telles qu’elles sont mises en scène dans ce roman, excellent à planifier « des actions de “désarmement” en fournissant un “tutoriel” permettant d’opérer le “démantèlement sauvage” d’une bassine […] publiant la carte des principaux acteurs des “méga-bassines” et invitant ses sympathisants à communiquer toute information permettant de “démasquer au plus vite” les sociétés “qui continuent d’agir dans l’ombre”, cette carte s’accompagnant de la diffusion des sièges sociaux des entreprises citées ». Contrairement à l’« acte préparatoire », largement poétique, remis en scène par Jean-Marie Gleize à Tarnac, on est ici dans le pragmatisme organisationnel le plus directement en prise sur la réalité littérale des infrastructures productives. On comprend la terreur des forces de l’ordre capitaliste – une terreur qui les empêche de comprendre à la fois qu’un mouvement n’est pas un organe-parti qu’on dissout par ordre régalien et qu’un mouvement est pourtant bel et bien une forme de coordination organisationnelle, mais d’un troisième type (ni Parti, ni Église).
Le dépassement des frontières nationales
Pire : cette force pragmatique d’organisation dépasse d’ores et déjà les frontières nationales. Les fables habituelles consacrées aux activistes écologiques les dépeignaient comme des hyper-locaux élevant leurs chèvres en se contentant de patauger dans la boue. Même si la lecture de ses œuvres précédentes de Gérald Darmanin avait déjà largement révélé son obsession envers « les étrangers », il lâche ici la bride à sa monomanie en notant méticuleusement tantôt « la présence de 200 étrangers, allemands, belges, italiens et suisses », tantôt celle de « 14 militants activistes européens, rompus à la radicalisation violente », ou encore que « plusieurs réunions ont été organisées en Italie et en Suisse ». Le roman précise ailleurs « qu’afin de catalyser le plus de manifestants possibles, le groupement organise, en amont des manifestations, des campagnes de recrutement, y compris au-delà des frontières ; que le 27 janvier 2023, un appel à la mobilisation internationale a été diffusé sur Twitter ».
Le mérite politique (et non seulement littéraire) de Dissolution est de nous faire entrevoir ce que pourrait effectivement faire une organisation comme les SLT — si jamais quelques lecteurs s’avéraient assez naïfs pour prendre la fiction au sérieux.
La justesse de la cause
Ce que les critiques ont unanimement dénoncé comme la faiblesse principale du roman tient à la formulation de son dénouement. Relisons le dernier paragraphe :
Considérant qu’aucune cause ne justifie les agissements particulièrement nombreux et violents auxquels appelle et provoque le groupement SLT par l’intermédiaire de sa communication et auxquels ses membres et sympathisants participent ; que l’ensemble de ces éléments confirme que le groupement de fait « Les soulèvements de la Terre » doit être regardé comme provoquant à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ; que par suite, il y a lieu d’en prononcer la dissolution sur le fondement du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure.
Comment ne pas comprendre que ces dernières phrases sont elles aussi à prendre au second degré – comme y invite d’ailleurs clairement la formule initiale du Considérant, qui rappelle une œuvre majeure de la littérature politique des dernières années4. Le considérant auquel toute la phrase conclusive est suspendue a été totalement invalidé par avance au long des éléments narratifs fournis par les pages précédentes : affirmer « qu’aucune cause ne justifie les agissements particulièrement nombreux et violents auxquels appelle et provoque le groupement SLT » tombe complètement à plat, après que le roman ait (ingénument ?) donné tellement d’écho aux motivations des « éco-terroristes ».
Cette pirouette finale est le coup de maître de cette œuvre injustement sous-estimée. Toute la France républicaine, quatre-vingts ans après les faits, continue à se gargariser de l’héroïsme légendaire de ses Résistants, eux aussi appelés « terroristes », qui recouraient à des agissements autrement plus violents à l’encontre des personnes ou des biens de l’occupant allemand. Il va donc de soi que certaines causes peuvent justifier le déchirement de bâches et l’ensablement de réservoirs de gasoil. Sommes-nous vraiment censé·es juger injustifiables la dégradation de quelques barrières et la rupture de quelques canalisations pour une cause visant à « défendre la préservation de l’environnement » et « exporter les expérience et les stratégies violentes déployées localement durant la lutte contre ce projet aéroportuaire [Notre Dame des Landes], à l’ensemble du territoire » ?
Tout a bien entendu été discrètement mais magistralement mis en place pour inviter la lecture à interpréter la conclusion sur le mode de l’antiphrase. En mettant en scène l’ineptie du Ministre, l’écrivain pousse son autofiction dans une direction proprement réjouissante – qu’ont complètement ratée les lectures hâtives des écologistes indigné·es. La fable des SLT est bel et bien à lire comme un mode d’emploi de l’insurrection écologiste – que la publication de l’œuvre contribuera sans doute à catalyser.
Le succès de la médiatisation
Dernière preuve de la justesse de la lecture proposée ici : l’insistance du texte à mettre en valeur l’habileté avec laquelle les SLT s’approprient les médias pour promouvoir leur cause. Si ce « groupement » a une telle puissance d’organisation, si ses provocations sont aussi terriblement « suivies d’effets », c’est du fait de leur capacité « à leur donner un “caractère spectaculaire” pour leur assurer un maximum de visibilité, par leur diffusion et leur valorisation sur les réseaux sociaux ».
C’est en dissociant l’écrivain du Ministre qu’on pourra saisir le vrai sens de l’ouvrage. Si l’auteur n’avait pas souhaité faire l’éloge des SLT, aurait-il multiplié les citations de leurs tracts et de leurs vidéos, qui atteignent grâce à son récit des audiences bien plus larges que leur niche marginale originelle ? Le roman ajoute sa contribution à la télégénie croissante des questions de dérèglement climatique et de sécheresse qui, de problème marginal relégué en fin de soirée sur Arte, sont devenues le spectacle quotidien du Journal de 20 heures.
Qui, aujourd’hui, pourrait ne pas se reconnaître dans un combat pour l’habitabilité future de la planète « désignant parmi ses cibles les “institutions complices d’écocide, [parmi lesquelles des administrations ou services publics], les acteurs du complexe agro-industriel, les entreprises qui privatisent l’eau et les accapareurs de l’eau” ». En invitant « “à ne pas se contenter de tribunes et de pétitions, de manif-promenades, mais à porter ensemble des gestes impactants qui matérialisent notre détermination à ne pas laisser ravager le monde” », le roman de Darmanin – par l’entremise des citations qu’il tisse habilement dans sa prose sur-juridicisée, comme par la reprise systématique du lexique des « saisons » de séries télévisées pour désigner les phases d’action des SLT – diffuse et relaie aussi largement que possible des sentiments et des besoins d’action qui flottent à l’état latent parmi la majorité d’entre nous.
L’émergence d’une nouvelle littérature sociographique
La chose devrait à présent être claire : en assimilant indument l’écrivain et le Ministre, les critiques de Dissolution ont complètement raté son mode opératoire, qui est de part en part littéraire. Bien davantage que Pérec, Batalla, Gleize ou Houellebecq, la référence majeure de Dissolution est à chercher du côté de Christophe Hanna. Depuis l’an 2002 avec Poésie action directe, puis avec Nos dispositifs poétiques (2010)5, et bientôt avec Sociographies (à paraître), ce poète et théoricien de la littérature donne toutes les clés nécessaires pour reconnaître le geste indissociablement politique et esthétique, activiste et artistique, dont relève la publication de Dissolution dans le JO du 22 juin 2023.
La littérature, telle que la pensent lui et ses complices des éditions Questions théoriques, n’est pas tant quelque chose qui « représente » le monde (et qu’il faudrait « interpréter ») que quelque chose qui opère dans le monde (et qu’il faut donc apprendre à activer). Dans l’effort pour imaginer des types d’action directe que l’écriture littéraire peut déclencher au sein de nos institutions, quoi de plus brillant que l’infiltration d’un milieu aussi inattendu que le Journal Officiel, pour y propager une vague de soulèvements par les vertus du double langage propre à l’énonciation littéraire ?
C’est bien l’émergence d’une telle littérature sociographique qu’illustre de façon emblématique le Décret du 21 juin 2023 portant dissolution d’un groupement de fait. Gérald Darmanin, en plus d’être un écrivain plus talentueux (et espiègle) que ne le pensent la majorité de nos contemporains, n’est-il pas aussi Ministre de l’intérieur ? Voir un (vrai) Ministre publier un (vrai) décret demandant la dissolution d’une (vraie) organisation d’« éco-terroristes » (parfaitement fictifs) relève d’un coup de génie sociographique proprement réjouissant.
Notes
- Un grand merci à Anne Querrien pour avoir relu, abrégé et grandement amélioré ce texte.[↩]
- Georges Pérec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 1983 ; Michel Batalla, Poésie possible, Caen, Nous, 2015 ; Jean-Marie Gleize, Tarnac, un acte préparatoire, Paris, Seuil, 2011.[↩]
- Genre littéraire mêlant récit réel de la vie de l’auteur et récit fictif mettant en scène une une expérience vécue par celui-ci.[↩]
- Sébastien Thiéry (éd.), Considérant qu’il est plausible que de tels événements puissent à nouveau survenir, Fécamp, Post-Editions, 2014.[↩]
- Christophe Hanna, Poésie action directe, Marseille, Al Dante, 2003 & Nos dispositifs poétiques, Paris, Questions théoriques, 2010.[↩]