A propos de Mark Fisher, Désirs postcapitalistes, Audimat éditions, 2022.
Des écrits du philosophe britannique Mark Fisher (qui s’est donné la mort début 2017, laissant inachevée une oeuvre aussi personnelle que passionnante), seuls Le réalisme capitaliste1 et Spectres de ma vie2 avaient jusqu’à présent été traduits en français. Dans le premier de ces deux ouvrages déjà disponibles en français, Fisher se proposait d’analyser le néolibéralisme sous l’angle de sa propension à faire croire que « le capitalisme est le seul système économique viable politiquement »3. La publication de Désirs postcapitalistes donne à découvrir l’autre facette de cette analyse critique du néolibéralisme, déjà esquissée dans Spectres de ma vie : la réflexion sur les potentiels émancipatoires contre lesquels le néolibéralisme s’est élaboré et que Fisher rattache à la contre-culture des années 1960-1970 ; que l’on peut, en s’appuyant sur l’ouvrage classique de Theodore Roszak, Naissance d’une contre-culture4, définir comme l’ensemble des mouvements de la jeunesse visant à contester la répression inhérente à la culture bourgeoise.
Composé de deux textes déjà publiés séparément en langue anglaise – la retranscription des cinq premières séances du séminaire que Fisher animait à l’automne 2016 au sein du Goldsmiths College et qu’il avait intitulé « Désirs postcapitalistes » ; et l’introduction à l’ouvrage Acidcommunisme laissé inachevé au moment de sa mort -, cette publication permet de donner un aperçu des intuitions et hypothèses que Fisher se proposait d’explorer dans ce livre.
Acidcommunisme ou le « spectre d’un monde qui pourrait être libre »
Comme l’écrit l’auteur aux premières pages de cette introduction, « ce livre cherche à montrer que les quarante dernières années se sont attachées à exorciser ‘‘ce spectre d’un monde qui pourrait être libre’’ » (p. 352). Reprise au Marcuse de Eros et civilisation (1955) et choisie comme titre de l’introduction, cette expression trace les contours de ce à quoi Fisher entendait s’attacher dans cet ouvrage : une analyse historique, culturelle et philosophique de la période qui nous sépare des années 1960-1970, où s’invente l’idée d’une « abondance rouge » entendue comme « capacité collective à produire, prendre soin et à prendre du plaisir » (id.). L’idée étant qu’on « comprend mieux le néolibéralisme si on le pense comme un projet visant à anéantir – au point de les rendre inconcevables – les expériences de socialisme démocratique et de communisme libertaire qui ont fait florès à la fin des années 1960 et au début de la décennie suivante. » (p. 353). Mettre l’accent sur « l’élimination de ces possibles » (id.), c’est par conséquent inviter à interroger le néolibéralisme sous deux angles simultanés.
C’est d’abord interroger les ressorts de la néolibéralisation des sociétés occidentales telle qu’elle s’est progressivement mise en place à partir des années 1970. Ce qui, dans la lignée des auteurs du Nouvel esprit du capitalisme5, consiste pour Fisher à reprendre le diagnostic d’une « récupération » de motifs issus de la contre-culture et, tout particulièrement, « la récupération du concept de liberté » (p. 359) ; la stratégie du néolibéralisme ayant de ce point de vue consisté à évider ces motifs de leur teneur collective pour asseoir un « nouvel individualisme » (p. 363). Il s’agit à partir de là de comprendre comment ces processus de récupération et d’évidemment de motifs contestataires se sont dans le même temps (comme ce fut le cas à partir des gouvernements de Reagan et Thatcher, l’événement fondateur du coup d’État de Pinochet s’étant pour sa part opéré de manière purement répressive) greffés sur des procédés autoritaires, suivant ce que l’auteur présente alors comme « une combinaison de manœuvres incitatives et séductrices et de répression » (p. 354).
Et c’est d’autre part revenir sur ces « possibles qui attendent encore » (p. 360) que sont les possibles réprimés de la contre-culture, et que Fisher associe donc à l’idée d’un « acidcommunisme ». Si l’auteur précise que ce terme représente « une provocation et une promesse » (p. 363), c’est que ce qui l’intéresse dans la mouvance contre-culturelle, c’est tout autant la manière dont elle a su, à certains moments décisifs (au printemps 1968), faire la jonction avec les mouvements ouvriers, que la manière dont sa dimension « psychédélique » visait à ôter à la réalité son apparence de nécessité pour accéder à sa propre « plasticité » (p. 386). S’appuyant sur un entretien bien connu de Michel Foucault où, commentant la proposition de Marx selon laquelle « l’homme produit l’homme », celui-ci explique que « nous avons à produire quelque chose qui n’existe pas encore et dont nous ne pouvons savoir ce qu’il sera »6, Fisher propose ainsi de rattacher la « promesse de l’acidcommunisme » (p. 388) au processus d’une libération par rapport au salariat qui serait dans le même temps accès à de nouvelles formes de subjectivité, davantage axées sur le commun, des formes qualitatives de travail et l’expérience esthétique.
À travers le retour que l’auteur propose d’effectuer sur la contre-culture, il y va donc d’une réflexion sur des possibles réprimés du passé comme sur leur insistance au présent – fût-ce, comme c’est le cas dans l’industrie de la mode et du marketing, sous la forme grimaçante d’« artefacts culturels » ou de « reliques marchandes » (p. 279) -, suivant le thème « hantologique » que des « formations sociales réelles sont conditionnées par des formations potentielles dont elles visent à empêcher la réalisation » (p. 364).
Si l’on ne peut que regretter que l’ouvrage soit resté inachevé et que nous n’ayons accès qu’à cette introduction, la belle idée des éditeurs et des traducteurs aura été d’y adjoindre la retranscription des premières séances du séminaire où l’auteur avait choisi de partager cette recherche en cours avec ses étudiants du Goldsmiths College. Sans entrer dans le détail de ce séminaire que Fisher présentait comme une « expérience ouverte » (p. 25), on retiendra un certain nombre de fils directeurs qui permettent de mieux comprendre le diagnostic central selon lequel ce serait de la contre-culture et de ses possibles réprimés comme de ses échecs qu’il s’agirait aujourd’hui de repartir pour interroger l’horizon postcapitaliste dans sa relation à la gauche et au désir.
La contre-culture, la gauche et le désir
« Existe-t-il véritablement un désir d’aller au-delà du capitalisme ? ». C’est de cette « question directrice » (p. 34) que se proposait de partir Fisher pour montrer comment, se définissant lui-même comme « axé sur le désir », le « nouveau monde capitaliste » (p. 30) tire sa force de sa capacité à capter l’énergie libidinale des individus, ou de la récupération d’une politique du désir trouvant sa source dans la contre-culture telle que Fisher propose d’en détecter la formulation séminale dans Eros et civilisation7. Présenté pour cette raison comme un « précurseur de la contre-culture » (p. 38) et « une sorte d’accélérationniste » (p. 144) de gauche avant l’heure, Marcuse y défendait l’exigence d’une historicisation des catégories psychologiques freudiennes pour montrer que la relation entre « principe de réalité » et « principe de plaisir » se trouve radicalement transformée dès lors que l’automatisation du travail permet de libérer du temps et de résoudre le problème de la pénurie. Ne continuant à fonctionner qu’à des fins de domination ou de « sur-répression » (exploitation et production de surplus), le « principe de réalité » se mue en « principe de rendement ». Là où l’automatisation d’une large part du travail nécessaire permettrait de repousser les limites du « principe de plaisir », autorisant l’émergence d’une « civilisation non-répressive » que Marcuse invitait dès les années 1950 à ne pas confondre avec les formes de « désublimation répressive » où la jouissance prise au relâchement pulsionnel vise à rester productif et se fait au profit du système capitaliste.
Ce qui intéresse Fisher dans cet ouvrage de Marcuse, c’est donc l’idée héritée de Marx que les infrastructures capitalistes ouvriraient d’elles-mêmes à la « possibilité réelle » d’un dépassement immanent du capitalisme. Mais c’est aussi cette autre idée centrale suivant laquelle l’émancipation ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur le plaisir, l’éros et les dimensions esthétiques de l’existence entendus comme des composantes essentiels d’une vie libérée de la pression capitaliste. Ou pour le dire dans les termes de l’auteur : ce sont les liens (de tension comme de liaison) qu’il est rétrospectivement permis d’établir entre la contre-culture et la gauche, Fisher invitant par là à faire de Marcuse une figure fondatrice d’une tradition éclatée allant de Deleuze et Guattari à l’opéraïsme italien en passant par des auteurs comme Lyotard et Baudrillard, et trouvant son principe unificateur dans une réflexion sur la place du désir dans le capitalisme comme dans l’horizon de son dépassement.
Et de fait, s’il y a bien pour l’auteur une virtualité ouverte par la contre-culture, celle-ci tient au fait d’avoir vu dans le problème du désir et du plaisir une question cruciale à toute politique d’émancipation, et comme la voie d’accès à des formes « d’anticipation performative d’un monde radicalement transformé » (p. 278). Telle que l’envisage Fisher, c’est donc la puissance communautaire et esthétique de la contre-culture qui se révèle porteuse de ces possibles émancipatoires en rapport auxquels il invite à relire l’histoire récente du néolibéralisme et sa propre capacité à les étouffer.
S’appuyant sur l’histoire politique et culturelle de la classe ouvrière, l’auteur s’efforce donc de mettre au jour l’importance qu’il y a à voir dans le désir (entendu comme principe de création) la seule puissance capable d’autoriser une transformation qualitative de l’ordre établi. Ce qui exige à ses yeux de rompre avec toute forme de « mélancolie de gauche » (p. 62) que, sans l’associer à des auteurs ou à des figures en particulier, Fisher décrit comme cette « pathologie » consistant à se replier sur une posture moralisatrice – que Fisher rattache à un « Surmoi tyrannique léniniste » (p. 64) -, tout en considérant qu’au fond « rien n’est possible ». Mais il s’efforce surtout de comprendre les raisons de l’échec de ce mouvement en distinguant des raisons externes et des raisons internes.
Tenant à la capacité du néolibéralisme à avoir su inciter les individus à s’identifier à une supposée « classe moyenne » par l’adoption d’une « psychologie petite-bourgeoise généralisée » (p. 47), les raisons externes peuvent se comprendre comme une entreprise de domestication des désirs passant par leur individualisation et leur rabattement sur la sphère marchande. Là où, s’appuyant sur les analyses critiques d’une actrice de la contre-culture comme Ellen Willis8, Fisher montre que les raisons internes tiennent à une incapacité de la mouvance contre-culturelle à avoir su institutionnaliser les expériences communautaires (et institutionnaliser donc les « communs ») pour les rendre capables de résister aux conflits.
Il vaut cependant la peine d’approfondir ces diagnostics historiques de l’auteur pour mieux saisir le sens de son argumentation. Après une séance consacrée à croiser les analyses lukacsiennes sur la « conscience de classe » à l’ « épistémologie du point de vue » développée par Nancy Hartsock, et la manière dont elle permet d’opérer un élargissement de la conscience de classe par l’accès à d’autres « consciences de groupe » (féministe ou anti-raciste), la quatrième séance s’attache plus particulièrement à l’histoire ouvrière américaine au 20ème siècle. S’appuyant sur le travail de l’historien américain Jefferson Cowie 9, Fisher se propose d’analyser le déclin de la conscience de classe ainsi que l’échec de la mouvance contre-culturelle à partir de leur commune impuissance à avoir su opérer toute véritable alliance durable.
À la suite de Cowie, Fisher invite sur ce point à entrer dans une analyse comparatiste entre les années 1930 et les années 1970 ; soit entre la conjoncture fordiste impulsée par la Grande dépression, où le pouvoir syndical et ouvrier parvient à obtenir d’importantes victoires en termes de rémunération du travail, et le passage au post-fordisme sous l’effet de la récession économique et de l’intégration économique de la classe ouvrière comme de l’éclipse de toute « conscience de classe » que cela génère. Ce qui intéresse Fisher, c’est de saisir les raisons pour lesquelles la coalition entre les ouvriers (qui, en 1972, ne voteront pas pour le candidat démocrate et soutiendront donc au moins implicitement la candidature de Nixon) et le mouvement de la contre-culture ne s’est pas opérée aux États-Unis, laissant ainsi cours aux forces de réaction qui allaient bientôt se cristalliser dans le projet néolibéral ou ce que Fisher se plaît également à nommer le « réalisme capitaliste ». Mais – et c’est ici que l’ambition de ces analyses historiques prend un tour plus original -, ce qui l’intéresse, c’est plus encore de réfléchir à tout ce qui était objectivement possible au début des années 1970, et d’entrer par là dans une réflexion contrefactuelle :
« Et si tout ça ne s’était pas produit ? Et si ces forces de contrepoids n’avaient pas réussi à s’imposer, dans les années 1970 ? Et si, à la place, cette alliance nouvelle des ouvriers, de la contre-culture, etc., avaient réussi à se construire d’une manière durable ? Et si les revendications portant sur la qualité du travail avaient débouché sur des revendications d’abolition du travail ? Ce sont pour moi, des questions cruciales, que pose cette insurrection, cette période, cette explosion. » (p. 273)
Et, un peu plus loin :
« Et si 1973 n’avait pas eu lieu ? Si la récession n’avait pas eu lieu ? S’il n’y avait pas eu recul faces à ces possibilités ? Et s’il n’y avait pas eu de contre-offensive conservatrice ? Est-ce qu’on pourrait imaginer qu’un basculement vers le postcapitalisme aurait eu lieu ? L’autre manière d’envisager tout ça, c’est que, si tout ça était possible, comment faire pour en revenir à des conditions de cet ordre, dans la situation présente ? » (p. 274)
Le questionnement de Fisher ne porte donc pas seulement sur ce passé relativement récent qu’est le début des années 1970 appréhendé à l’aune de cette « alliance » ratée entre le mouvement ouvrier et la contre-culture. Il porte simultanément sur l’actualité, l’idée de Fisher étant que ce n’est que si l’on est en mesure de revenir de manière critique sur cette conjoncture « qui va de la fin des années 1960 au début des années 1970 » et où « on s’est trouvé le plus proche possible du postcapitalisme » (p. 273), qu’il devient envisageable de repenser les potentiels émancipatoires du présent. Ce qui, ainsi que l’indique Fisher dans l’introduction à son séminaire, suppose de s’attacher à l’ensemble des théorisations qui (comme celles de Deleuze et Guattari, Lyotard, l’opéraïsme italien de Negri et Hardt ou Virno, mais aussi l’accélérationnisme, le technoféminisme et le cyberféminisme) permettant d’interroger le désir dans son rapport à la révolution et à la contre-révolution autant que les conditions matérielles permettant une véritable émancipation par rapport à l’ordre capitaliste.
Le séminaire ayant tragiquement été interrompu en janvier 2017 par la mort de Fisher, l’ouvrage ne donne accès qu’aux cinq premières séances sur les quinze qui étaient prévues. Le plan du cours et la bibliographie qui l’accompagne laissent toutefois entrevoir les perspectives que Fisher se proposait d’explorer et qui, comme il l’indiquait lui-même dès la première séance, s’inscrivent assez largement dans le sillage de l’accélérationnisme de gauche tel qu’il a été théorisé par ses collègues et amis Nick Srnicek et Alex Williams 10.
Accélérationisme ou frein d’urgence ?
Paru près de six ans après la mort de l’auteur, ce livre et les pistes auxquelles il ouvre n’ont rien perdu de leur actualité. D’abord, parce que, comme l’a fait l’historien Thomas Bouchet11, et comme l’a récemment fait à son tour Michaël Foessel dans Quartier rouge12 – où on notera que Marcuse occupe là aussi une place centrale -, il invite à réfléchir sur le sens et l’importance du plaisir, en vue de nous réapproprier ce que, pris dans leur dimension collective, ceux-ci peuvent revêtir de transgressif par rapport à la logique capitalistique. Mais aussi, en ce qu’il nous invite à appréhender notre propre présent sous un angle élargi pour faire des possibles hérités de la contre-culture le point de mire à partir duquel envisager les ressorts de la domination néolibérale autant que les « spectres » que le néolibéralisme ne cesse lui-même de conjurer ou de neutraliser : celui des expérimentations communautaires en lesquelles, loin de se satisfaire des marchandises ou fétiches proposés par le capitalisme, la réalisation du désir suppose d’en contester jusqu’aux fondements.
Il est par ailleurs intéressant de réinscrire cet ouvrage dans l’ensemble très vaste des travaux contemporains où l’on peut repérer cette même invitation à interroger les possibles émancipatoires du présent à partir des possibles hérités des années 1960-1970, et cela, tout particulièrement, dans le champ de l’écologie politique ou de l’écoféminisme13. Or la question que l’on peut à cet égard se poser est double.
Elle est d’abord de savoir dans quelle mesure la contre-culture mérite d’être privilégiée par rapport à d’autres conjonctures historiques et culturelles dans le cadre d’une réflexion qui se propose d’envisager les possibles du présent, et par conséquent les lignes de fuite, à l’aune des possibles du passé. Pourquoi, en effet, se focaliser sur cette période, là où d’autres expériences, d’autres rencontres ratées ou d’autres « vaincus de l’histoire», pour le dire avec Walter Benjamin, permettraient de dégager des scenario contrefactuels tout aussi, voire peut-être plus intéressants pour penser la transformation de l’ordre néolibéral contemporain ?
Le problème que pose le privilège accordé à la conjoncture des années 1960-1970, et donc au passage du fordisme au post-fordisme et à l’émergence du néolibéralisme, ne tient pas seulement au fait que Mark Fisher n’en rende au fond pas véritablement compte, ce qui aurait supposé d’expliquer les raisons pour lesquelles cette période se devrait d’être retenue plutôt qu’une autre. Il tient peut-être plus radicalement à l’absence de toute véritable réflexion sur ce qui précède cette période, qu’il s’agisse de la « grande accélération » ouverte après la Seconde guerre mondiale, ou qu’il s’agisse plus lointainement de l’histoire de l’industrialisation et de ses effets écologiquement, socialement et culturellement dévastateurs.
Continuer à tabler aujourd’hui sur l’infrastructure technologique du capitalisme sans procéder à une interrogation critique autonome ne peut que susciter un certain étonnement.
Haud Guéguen
D’où cet autre problème qui est de savoir si l’hypothèse accélérationniste adoptée par Fisher est bien la plus pertinente dans le cadre d’une réflexion sur l’émancipation qui prenne au sérieux les contraintes écologiques. Lorsque, en 1955, Marcuse (dont il convient de rappeler qu’il appelait dans le même temps à opérer une critique radicale de la « domination technologique » et à inventer une nouvelle alliance entre l’homme et la nature) se proposait de mettre l’accent sur les possibilités émancipatoires ouvertes par l’automatisation du travail, on peut supposer que c’est qu’il n’avait pas encore pris la mesure des catastrophes écologiques induites par la révolution industrielle et la « grande accélération ». Et cela, même si les travaux des historiens de l’environnement comme Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz ou Francois Jarrige ont montré que les critiques de l’innovation technologique sont en réalité aussi anciennes que l’industrialisation14 et traversent l’histoire même du marxisme.
Continuer à tabler aujourd’hui sur l’infrastructure technologique du capitalisme sans en faire l’objet d’une interrogation critique autonome, comme tend à le faire Fisher, ne peut à cet égard que susciter un certain étonnement. Et même si ce dernier considère que la réduction du temps de travail permettrait de réduire les coûts environnementaux liés au transport, on ne peut s’empêcher de penser que d’autres voies qui étaient elles aussi à l’oeuvre dans la mouvance contre-culturelle (qu’on pense à l’écoféminisme ou au communalisme écologique d’un Murray Bookchin15,) seraient plus prometteuses dans leur manière de remettre en question les modes de production et de consommation hérités du capitalisme.
Cette réserve ne retire toutefois en rien à l’ouvrage de Fisher son immense intérêt et sa capacité à questionner les ressorts de désirs qui ne soient pas solubles dans la cage d’acier capitaliste. Et, pour notre part, nous irions jusqu’à dire que la notion d’« abondance rouge » ou de « communisme de luxe » (p. 58-59) ne perd rien de sa pertinence à se voir dissociée de l’hypothèse accélérationniste si, à la suite de Marx16 et comme Fisher lui-même y invite à maints égards, par « abondance » ou par « richesse », on entend moins la possession de biens que le plein déploiement des capacités et activités humaines envisagées dans leur capacité à se réapproprier leur devenir comme leur propre désir.
Notes
- M. Fisher, Le réalisme capitaliste. N’y a-t-il aucune alternative ?, Paris, Entremonde, 2018.[↩]
- M. Fisher, Spectres de ma vie. Écrits sur la dépression, l’hantologie et les futurs perdus, Paris, 2021.[↩]
- M. Fisher, « Capitalist Realism: Interviewed by R. Capes (2011) », in K-Punk, The Collected and Unpublished Writtings of Mark Fisher (2004-2016), London, Repeater.[↩]
- T. Roszack, Naissance d’une contre-culture, Saint-Michel-de-Vax, La Lenteur, 2021.[↩]
- E. Chiappelo, L. Boltanski, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.[↩]
- M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », dans Dits et Écrits II, n°281, Paris, Gallimard, 1994, p. 873-874.[↩]
- H. Marcuse, Eros et civilisation, Paris, Minuit, 1968.[↩]
- E. Willis, « The Family : Love it or Leave it », dans Beginning to See the Light: Sex, Hope, and Rock-and-Roll, Chicago, University of Minessota Press, 2012, p. 148-162.[↩]
- J. Cowie, Stayin’ Alive: The 1970s and the Last Days of the Working Class, The New York Press, 2010.[↩]
- N. Srnicek, A. Williams, « Le manifeste accélérationniste », Multitudes, 2014/2, n°56, p. 23-35 ; N. Srnicek, A. Williams, Inventing the Future: Postcapitalism and a World Without Work, New York, Verso, 2015.[↩]
- T. Bouchet, Les Fruits défendus : socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours, Paris, Stock, coll. « Les essais », 2014.[↩]
- [12] M. Foessel, Quartier rouge. Le plaisir et la gauche, Paris, PUF, 2022.[↩]
- Voir, par exemple, dans l’espace francophone : A. Berlan, Terre et liberté. La quête de l’autonomie contre le fantasme de délivrance, Saint-Michel-de-Vax, La Lenteur, 2021 ; G. Chamayou, La société ingouvernable, Paris, La Fabrique, 2018, Chap. 20 « Critique de l’écologie politique », p. 177-189. G. Pruvost, Quotidien politique : Féminisme, écologie, subsistance, Paris, La Découverte, Coll. « L’horizon des possibles », 2021.[↩]
- Voir en particulier : C. Bonneuil, J.-B. Fressoz, L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013 ; F. Jarrige, Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014.[↩]
- P. Sauvêtre, « Éco-communalisme », Terrains/Théories [En ligne], 13 | 2021, mis en ligne le 27 mai 2021, consulté le 21 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/teth/3360 ; DOI : https://doi.org/10.4000/teth.3360[↩]
- Sur ce point, voir notamment A. Berlan, Terre et liberté, op. cit. ; K. Saito, Marx in the Anthropocene, Cambridge, Cambridge University Press, 2023.[↩]