Ce texte est tiré de On ne dissout pas un soulèvement. 40 voix pour les Soulèvements de la Terre, Paris, Seuil, 2023.
La réforme des retraites, la répression des manifestations à Sainte-Soline, l’opération Wuanbushu à Mayotte – par des opérations répressives spectaculaires, l’état performe la terreur sur plusieurs fronts. Ce faisant, il s’adresse aux populations : aucune résistance ne sera tolérée. Mais il s’adresse avant tout aux investisseurs : « Venez, nous faisons de la France votre territoire ». L’état apprend aux travailleurs à se taire et à obéir, aux journalistes à épouser le point de vue du patron, et crée un lumpenprolétariat sans papier, affamé et brisé dans les centres de rétention administrative, qu’on pourra traiter comme du bétail et qui fera une excellente main d’œuvre.
Le gouvernement Macron n’est pas erratique, il ne tape pas dans tous les sens. Il a un projet, le même que celui de la plupart des gouvernements occidentaux : en finir avec la démocratie. L’anarcho-capitalisme opère une transformation du monde. Ils veulent la liberté financière sans la liberté politique ; le libéralisme sans la démocratie. Ils ne veulent plus de contraintes – ni écologiques, ni politiques, ni d’état, ni féministes, ni queer, ni anti racistes – ils exigent l’aliénation des peuples et la liberté absolue des mouvements financiers. Que les médias qui leur appartiennent répètent à l’envi que toute gauche est un terrorisme n’a rien d’étonnant puisque toute critique de l’anarcho-capitalisme est vécue comme une atteinte aux droits fondamentaux des investisseurs. Une atteinte à leur liberté de transformer le monde en cimetières chaotiques, en zones commerciales. Ils font déclamer à leurs employés : « on ne critique jamais celui qui fait le chèque ». C’est une remarque programmatique. Ils calomnient les opposants de Sainte-Soline encore dans le coma, les traitent comme des terroristes, et on n’humanise pas le terroriste. On l’abat. Il faut qu’on comprenne qu’on ne s’oppose pas aux délires de celui qui fait le chèque, même s’il est pris de folie, même s’il se propose d’empoisonner la terre et l’eau et l’air qu’on respire – on ne critique pas celui qui fait le chèque. On le flatte, on le craint, on se tait. Ils veulent détruire la planète, ils veulent en finir avec le droit du travail – ils exigent des populations qu’elles se taisent et regardent faire. Que nous devenions les spectateurs dociles de nos propres destins.
En Europe, le coup d’envoi de cette démolition des démocraties a eu lieu en Grèce, lorsqu’en 2009 on a privé une nation de la légitimité de son vote. On s’est dit – nos banques valent bien leur démocratie. Et la Grèce s’est soulevée, pendant des mois, lors de manifestations qui ressemblaient beaucoup à celles qui enflamment la France aujourd’hui. C’était une expérience. Que se passe-t-il si on prive un pays de sa démocratie et qu’on le livre aux talibans de la monnaie ? La réponse, on s’en souvient : sidération. La même que celle d’une victime de viol. C’est de cette sidération que les plus jeunes d’entre nous sortent, aujourd’hui. Une génération qui voit plus clair : ceux qui font les gros chèques sont des fanatiques, c’est-à-dire des fous de la monnaie, comme d’autres sont des fous de Dieu. Leur main ne tremble pas s’il s’agit d’égorger la planète sur laquelle grandissent leurs propres enfants.
Lire sur Terrestres, François Cusset, « La contre-révolution managériale », mars 2019.
Je sens autour de moi, dans les milieux de la culture, que ça se met en place. C’est organique un pays, c’est comme un corps – il respire sans avoir besoin d’y penser, il s’adapte. Je vois autour de moi se répandre cette idée : le woke est l’ennemi principal. Qu’il soit écologiste ou féministe ou antiraciste ou simplement de gauche – le woke menace la culture, il censure, il empêche les philosophes de penser le monde, les romanciers d’écrire leurs œuvres capitales, les cinéastes de réaliser de beaux films. L’ennemi principal, c’est le woke. Et jamais celui qui fait le chèque. C’est pourquoi les milieux de la culture protestent peu quand on criminalise la résistance. On se convainc que le woke ne laisse pas le choix, qu’il faut l’empêcher de nuire. On se prépare ainsi à collaborer en toute dignité.
L’anarco-capitalisme voit l’avenir sous un jour radieux. Le gouvernement Macron assure la passation de pouvoir – il est là pour donner les clefs à l’extrême droite et alors ce sera enfin réglé. Les investisseurs seront chez eux. Ils oublient que leurs enfants aussi ont besoin d’eau et le désir d’un futur qui ne les condamne pas à être des charognards. C’est l’un des grands interstices – ceux qui sont encore jeunes désirent des vies qui ne ressemblent pas à celles de leurs parents. Parmi eux, beaucoup refusent l’intégrisme de la monnaie, et leurs révoltes sont aussi internationales que la finance. Ce n’est pas la première fois qu’une foule rêve de renverser un pouvoir absolu. Il faut croire en l’histoire que raconte le pouvoir pour qu’il opère – il faut croire qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme.
Mais nous sommes des humains et les jeunes humains ont un désir de vivre qu’il est difficile d’anéantir. Il semble que cette génération de résistants préfère imaginer la fin du capitalisme plutôt que la fin du monde.
Lire sur Terrestres, Michael Löwy, Bengi Akbulut, Sabrina Fernandes et Giorgos Kallis, « Pour une décroissance écosocialiste », octobre 2022.
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