Pourquoi avez-vous décidé de soutenir l’initiative des Soulèvements de la Terre ?
Antoine Chopot : Parce qu’il s’agit d’un des mouvements les plus créatifs et inventifs des dernières années ! Trouver une réponse à l’accaparement des terres et de l’eau par l’agro-industrie devient vital, et les Soulèvements de la Terre proposent une prise concrète sur le monde que l’on veut et que l’on va habiter dans les prochaines années.
Les Soulèvements décident stratégiquement d’entrer dans la question écologique par la question de la terre : celle de sa marchandisation, de son accaparement et de sa bétonisation galopante. À partir de cette question précise, on peut tirer un ensemble de fils liés entre eux : Qui possède la terre aujourd’hui ? Comment reprendre les terres au vu du grand nombre de départs à la retraite des agriculteurs (la moitié dans les prochaines années) ? Comment s’installer en agriculture paysanne sans être issu du milieu agricole ? Comment changer les règles du partage des terres ? Quel modèle agricole faut-il financer ? Comment stopper l’intoxication du vivant ? Il s’agit de proposer un ancrage terrestre au « mouvement pour le climat » encore un peu trop étranger aux enjeux du foncier, de la paysannerie, du partage de l’eau ou même de la foresterie.
Et cela semble marcher. Les actions conjointes des Soulèvements, de Bassines non merci, de la Confédération paysanne, de XR, etc., autour des méga-bassines sont assez exemplaires, dans la mesure où elles sont parvenues, après un travail de longue haleine, à faire converger quelques 30 000 personnes sur une question qui jusque-là était complètement passée sous les radars – qui avait entendu parler des « méga-bassines » il y a encore un an ? Maintenant que la question collective et démocratique, et pas seulement technique, de la gestion de l’eau a fait effraction dans le monde commun, plus personne ne peut l’ignorer.
Alessandro Pignocchi : Les Soulèvements de la Terre nous semblent être l’un des mouvements politiques les plus enthousiasmants du moment. Ils ont pris acte que la parenthèse historique de la sociale démocratie est refermée, que les élites politiques et économiques ne font plus la moindre concession. Les classes dirigeantes et possédantes, face à la crise écologique, n’ont pas fait le choix de chercher à en atténuer les effets, moins encore de la résoudre, mais de se mettre à l’abri en renforçant les structures qui assurent leur domination – choix qui peut être en partie non conscient, et qui se dessine, en creux, lorsqu’une classe ultra-dominante suit ses intérêts à vue de nez. Elles attaquent pour ce faire sur tous les fronts, celui des retraites comme celui des méga-bassines. Face à ce niveau de conflictualité qu’elles imposent, les courroies classiques de la démocratie représentative ne sont plus suffisantes. Les Soulèvements de la terre proposent de territorialiser les luttes pour leur redonner une ampleur fondamentale, primordiale, vitale : la terre, les ressources, les usages. Les luttes écologistes se mêlent ainsi de façon indissociable aux luttes sociales, elles sortent ensemble du statut défensif auquel elles sont de plus en plus souvent cantonnées pour devenir une force de proposition, pour esquisser des manières désirables d’habiter collectivement la terre.
Que pensez-vous de l’annonce de sa dissolution ?
Alessandro Pignocchi : Elle n’est pas surprenante. C’est une étape dans la stratégie classique des gouvernants pour lutter contre les formes les plus virulentes d’opposition : créer et isoler la figure du « radical », le distinguer clairement d’autres profils d’opposants générés tout aussi artificiellement. Mais ça va être compliqué pour eux sur ce coup-là, les modes d’action des Soulèvements de la Terre étant pensés pour résister à cette stratégie. Les actions de sabotage, par exemple, ne sont pas menées par dix personnes cagoulées en pleine nuit, mais par des dizaines de milliers de personnes, en plein jours, qui revendiquent publiquement ce mode d’action, et parmi lesquelles on trouve des familles, des élus, des membres d’organisation jugées par ailleurs tout à fait respectables. L’appel à se déclarer publiquement membre des Soulèvements de la terre a rassemblé plus de cent mille signatures, parmi lesquelles des personnalités aussi différentes que Cyril Dion, Valérie Masson-Delmotte et Annie Ernaux.
Lire sur Terrestres, Reprises de terre, « La terre ou rien ! », novembre 2022.
Antoine Chopot : Cette annonce est scandaleuse, un contre-feu gouvernemental pour faire diversion dans un contexte de violences policières, de répression du mouvement contre la réforme des retraites et de surdité dangereuse du pouvoir en place1. L’activisme des Soulèvements s’inscrit dans une longue tradition de rassemblements et d’actions écologistes, systématiquement dénoncés et stigmatisés par les pouvoirs en place. La réactivation par Darmanin de la catégorie infamante d’ « éco-terrorisme » en est la dernière manifestation spectaculaire. Or, il est à l’évidence absurde de mettre sur le même plan un attentat terroriste et les actions des Soulèvements – le mot ne fera pas long feu, les ficelles sont trop grosses. Avec les dérèglements écologiques en cours et à venir, l’ « activisme écologiste » a de beaux jours devant lui, et aucun Darmanin ne pourra y faire quoi que ce soit.
Aussi, il ne faut pas se laisser absorber par l’agenda et le discours policier du gouvernement, qui tente de détourner l’attention collective de la question de l’eau et des retraites par l’annonce de cette dissolution. On peut douter de l’effectivité réelle de cette dissolution dans la mesure où les Soulèvements sont une coalition très large, qu’il sera très difficile de paralyser. Cette tentative de dissolution des Soulèvements ne fait que porter au grand jour l’immense tissu de solidarités qui était déjà là souterrainement – entre luttes, collectifs, organisations, syndicats, habitants, intellectuels, etc. – et qui est en train de croître de plus belle à cette occasion. Le retournement est saisissant. Comment on l’entend ici et là, « ce qui se soulève ne se laisse pas dissoudre ».
Le mouvement engagé par les Soulèvements de la Terre marque-t-il un tournant activiste de la pensée du vivant ?
Alessandro Pignocchi : Certainement. Et les prochaines actions chercheront à faire émerger de façon de plus en plus claire la proposition positive, alternative, qui est portée. Comment appuyer l’installation paysanne, déployer des formes d’agricultures qui ne visent pas des impératifs économiques mais une bonne entente avec les vivants non-humains et un enchevêtrement avec les autres usages du territoire ? Comment construire la reprise en main territorialisée des activités de subsistance et ritualiser leur dimension collective pour les rendre désirables ? Comment permettre aux habitant·es des villes de reprendre eux aussi le contrôle de leur subsistance, au-delà des jardins ouvriers et des potagers urbains, en rendant possible de grands déplacements saisonniers – qui ont été classiques à d’autres époques et qui le sont encore dans d’autres endroits du monde – au cours desquels ils et elles viendraient prêter main forte aux paysans et aux paysannes pour les tâches qui nécessitent beaucoup de main d’œuvre dans une agriculture émancipée du complexe agro-industrielle ?
Antoine Chopot : En réalité les « pensées du vivant » cherchent encore leurs modes d’action politique, et hésitent à s’envisager comme des mouvements collectifs revendicatifs, capables de s’articuler à des questions sociales et de s’opposer concrètement, sans craindre de se faire des ennemis, aux rouages injustes, inégalitaires et destructeurs qui régissent notre société. Mais quiconque souhaite prendre soin du vivant doit reconnaître que l’activisme, le dissensus démocratique et la conflictualité avec le pouvoir en place sont inévitables. Le rouleau compresseur est trop puissant, trop rapide, trop armé pour se contenter de quelques oasis sensibles préservées ici et là. En ce sens, les actions des Soulèvements – et plus récemment la création des Naturalistes des terres, qui rassemblent des naturalistes professionnels ou amateurs, soucieux de mettre leurs savoirs et leurs expertises au service des luttes locales – apportent une perspective concrète d’engagement et de politisation du rapport au monde vivant, tout en se situant dans une optique de mouvement social de masse.
Quels sont les soubassements idéologiques des Soulèvements de la Terre ?
Antoine Chopot : Je ne peux parler à leur place, mais on peut noter que les Soulèvements sont tout d’abord issus des luttes et des imaginaires zadistes : on occupe collectivement un territoire contre un projet destructeur et c’est tout un milieu de vie humain et non-humain solidaire qui s’y installe et s’y déploie de manière autonome. Il y a donc à la base une sorte d’éthique collective du territoire : on ne défend bien que ce que l’on habite bien. Mais les Soulèvements vont bien plus loin que les Zad, en proposant une montée en échelle et en puissance sur des points de tension écologiques. Ils répondent en cela aux critiques qui y voyaient le risque d’un repli sur une échelle locale au détriment des questions institutionnelles ou portant sur une grande échelle.
Schématiquement, on pourrait dire que s’opère dans les Soulèvements un alliage fécond et inédit entre un « anticapitalisme » concret, vécu, collectif, offensif, et une écologie sensible à nos interdépendances multiples avec les vivants. Théoriquement, c’est une sorte d’hybride entre l’appel à l’action directe d’un Andreas Malm et l’appel à la composition des mondes humains et non-humains d’un Philippe Descola. Mais cela est peut-être un peu caricatural, car il y aussi, c’est moins connu, une revendication d’un héritage des luttes paysannes historiques, avec notamment le syndicat des Paysans travailleurs (mené par Bernard Lambert), les luttes contre le remembrement du bocage, la lutte contre les « cumulards », le mouvement des Sans-terres, etc.
Quelles sont les meilleures stratégies et tactiques politiques pour s’opposer à la dévastation écologique en cours et multiplier les alternatives ? Faut-il avoir recours au blocage, au sabotage, à la violence ?
Alessandro Pignocchi : Il faut bien sûr un enchevêtrement de stratégies multiples, du type de celui qui a permis la victoire de la Zad de Notre-Dame-des-Landes contre le projet d’aéroport. L’une des hypothèses que nous défendons dans Ethnographies des mondes à venir, coécrit avec Philippe Descola, est que l’occupation de terre sous toutes ces formes, légale ou illégale, doit devenir un outil fondamental des luttes sociales et écologiques – une distinction qui, encore une fois, se dissout dans la lutte territoriale. En construisant des formes d’autonomie matérielle et politique, on aspire non seulement à bâtir des institutions alternatives, mais aussi à devenir une force de transformation de l’État. Un État qui est contraint, pour une raison ou une autre, de cohabiter avec des territoires autonomes qui se développent en son sein n’est pas le même État, ne serait-ce que parce que sa population a l’option de le quitter. La circulation de la population entre l’État et différents types de territoires autonomes permet, d’une part, d’affaiblir la force de domination qu’est la dépendance au marché du travail et, d’autre part, d’expérimenter dans sa chair différents modes d’organisation politique, différentes manières, souvent plus riches, intenses, et enclines à la réciprocité, de se relier aux autres humains et aux cohabitants non-humains avec lesquels on partage un milieu de vie. La violence déployée par le gouvernement contre les Soulèvements de la terre, contre les Zad ou encore l’annonce par Gérald Darmanin de la création d’une « cellule anti-Zad » au ministère de l’intérieur montre bien que, loin d’être ignorants sur la question, nos dirigeants mesurent très bien la puissance de transformation et d’espoir que portent les luttes territoriales.
Antoine Chopot : Toutes les actions sont nécessaires, complémentaires, de l’alternative concrète, au rassemblement pacifique, en passant par des formes de blocage qui ont accompagné toute l’histoire des mouvements sociaux. Il est inutile et vain de vouloir les opposer : elles appartiennent à un continuum de répertoires d’actions et s’inscrivent dans une longue histoire des protestations populaires. Face à l’ampleur des défis et ravages écologiques actuels, chacun et chacune doit s’engager là où il est le plus utile et à l’aise.
Quand les Soulèvements parlent de « désarmement » (d’une cimenterie, d’une mégabassine, d’une usine de pesticide, etc.), ils opèrent un renversement astucieux et fécond de la question de la « violence » : il existe sur notre territoire des infrastructures et des technologies aux effets ravageurs et toxiques sur les humains et les autres vivants, effets désormais amplement documentés mais le plus souvent banalisés. L’idée est qu’il est légitime de les mettre hors d’état de nuire dès lors que le gouvernement ne fait que reculer sur ses engagements (comme sur les pesticides) ou accompagner leur prolifération (en détricotant méthodiquement le droit de l’environnement). Les désarmements s’accompagnent simultanément d’action de replantation des haies, d’installation de maraîchères sur des terres, etc. Le pari tenté est d’organiser des actions de désarmement à très nombreux et de manière rejoignable, et c’est une nouveauté en France si ce n’est au-delà.
Il n’y a pas de formule magique stratégique, mais toutes les échelles d’action sont à tisser ensemble : intime, territoriale, institutionnelle, internationale. C’est ce qu’enseignent les quelques années d’existence des Soulèvements, dont le patient travail de terrain et de création d’alliances entre collectifs, territoires, luttes, syndicats, élus commence à porter ses fruits. C’est cette capacité à travailler à travers les différences qui fait la différence. Par là, de réelles amitiés et complicités se sont tissées, accouchant il me semble d’une solidité politique sans précédent. Une large coalition écologiste et sociale est en train de naître sous nos yeux, depuis la base. C’est une lame de fond probablement encore plus puissante que le mouvement climat.
Pourquoi désarmer l’agro-industrie nantaise ?
Une avalanche de condamnations médiatiques a suivi l’action des Soulèvements du 11 juin à Nantes. La destruction de quelques cultures expérimentales et de plants de muguet serait le signe d’un mouvement aventureux, menant certaines actions douteuses. Plutôt que nombre de commentaires définitifs et approximatifs qui ont alors circulé, il est plus éclairant de s’arrêter sur les raisons de fond qui ont conduit les activistes à mener ces opérations. Dans un long texte, les Soulèvements de la terre reviennent sur la transformation d’un bocage maraîcher paysan en un désert agro-industriel reposant sur du sable, des bâches en plastique et des serres chauffées (plus de 100 hectares de concombres et tomates).
Pour faciliter la sur-mécanisation des travaux, les industriels cultivent la mâche sur sable : « 1ha de mâche, c’est jusqu’à 30 tonnes de sables par hectare chaque année2 ! Ainsi, pour cultiver les 4 500 ha de mâche du bassin nantais, il faut donc extraire 13 5000 tonnes de sable par an ! (…) Aujourd’hui, l’usage du sable est généralisé à toute la branche légumière du système agro-industriel. Ensabler la terre, drainer les parcelles, araser les haies, c’est – structurellement – une artificialisation massive des sols. Il faut absolument décorréler la production de sable de celle des légumes : l’une est renouvelable, l’autre est une ressource finie en voie d’épuisement. » Contre la fuite en avant de l’extractivisme du sable et son usage vorace par l’industrie agro-alimentaire et le BTP, les Soulèvement appellent à un moratoire départemental sur l’extension des carrières.
Parallèlement à ce processus, l’agro-industrie de Loire-Atlantique accapare les terres (+ 24% de surfaces entre 2010 et 2021) et l’eau, souillée par les nitrates et les pesticides. La culture du muguet, dont 80 % de la production nationale est concentrée dans le département, est aussi particulièrement gourmande en pesticides et en eau, et a bénéficié l’an dernier d’une dérogation alors que la sécheresse sévissait. Les auteurs reviennent enfin sur les expérimentations par l’agro-industrie locale, notamment le remplacement de la désinfection chimique des sols par la désinfection thermique, technique énergivore qui symbolise une mal-adaptation au changement climatique.
Au contraire d’une attitude nihiliste, le geste de refus porte l’affirmation d’autres pratiques rebelles vis-à-vis de la norme industrielle : « L’expérimentation sur site est emblématique de la logique uniformisante de l’industrie standardisée. Chaque paysan-ne vous dira que chaque terroir, chaque sol est unique. Que les méthodes culturales, les dates de semis répondent à un expérience singulière patiemment accumulée, à une attention sensible à une somme de signes, à une forme vernaculaire de symbiose avec son milieu. Les véritables innovations agro-écologiques émanent des groupes de travail et de partage d’expériences entre paysans qui partagent autour de leurs pratiques. Elles ne viendront pas d’un site d’expérimentation piloté par les grands patrons de l’agro-industrie légumière.(…) En prenant pour cible ce centre d’expérimentation, les manifestant-e-s ne visent pas les salariés du site. Ils s’organisent pour désarmer une infrastructure stratégique pour l’avenir d’une filière et d’une industrie qui nous empoisonne et cherche à se perpétuer par le verdissement, alors même que sa vocation est d‘être démantelée pour restituer la terre aux usages paysans. »
Lire ici le texte complet : Pourquoi viser l’agro-industrie nantaise – précisions sur les actions menées et réponse à Olivier Véran.
Notes
- 15 personnes soupçonnées d’avoir participé à une action de « désarmement » de la cimenterie Lafarge ont d’ailleurs été récemment placées en garde à vue dans « une opération policière hors normes », comme le rapporte Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/france/080623/militants-ecologistes-arretes-tous-relaches-et-apres.[↩]
- https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/260523/pres-de-nantes-et-d-angers-l-insatiable-appetit-de-terres-des-maraichers-industriels[↩]